Chapitre 24: La guerre des ombres

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Frère Bertham, prieuré de Fontaunois au Nord du Corvin, Il y a vingt ans

La plume d’oie que frère Bertham avait taillée avec soin glissait sur le papier. Un frère occupant le rôle de reglor lui avait tracé les lignes à suivre et, à présent, il recopiait avec la plus grande minutie les saintes écritures des Sauveurs. La lumière du jour, faiblissante, éclairait le papier et le frère pouvait voir le long travail qui l’attendait. Bertham était calmement installé sur l’un des nombreux pupitres que composait le scriptorium du prieuré de Fontaunois. La pièce était spacieuse, mais une foulle de livres et parchemins étaient répartis en pile ci et là. Un large groupe de frères occupait l'espace studieusement. Ils transformaient les pages vierges en textes saints et autres chroniques des Sauveurs. Comme tout frère copiste, Bertham et ses comparses travaillaient depuis le lever du jour et allaient continuer jusqu’aux dernières lueurs du soir, ce qui ne saurait tarder. Occupant le rôle de scriptor, Bertham recopiait inlassablement les textes. Les dessins et autres figures présents sur ses pages attendaient d'être enluminés par un frère pictor à côté de lui. Ledit frère était en train de déposer les pigments dans les dessins avec minutie et concentration. Les livres demandaient du travail pour être finalisés mais ils allaient se retrouver dans les quatre coins du monde, que ce soit entre les mains d’un seigneur du morne royaume de Kahélonia aux raffinés ducs des terres du Sud. Ce travail sacré en valait la peine.

Le prieuré de Fontaunois qui abritait le scriptorium était un petit rassemblement de bâtiments qu’occupaient Bertham et les frères composant la communauté. Répondant au Prieur Artaud, ils étaient quarante à vivre en complète autarcie la plupart du temps. Leurs bâtiments étaient d’antiques constructions datant de l'ancien empire et avaient une certaine beauté avec leur esthétique dépassée qui affichait les affres du temps. Alors qu'il reposait la plume qu'il avait tenue depuis des heures, Bertham massa sa paume endolorie. Il occupait ce poste depuis déjà quelques années, mais le travail s'avérait être toujours aussi fatigant. L’endroit, qui était plongé dans un silence religieux, fut secoué par le son des cloches. S’approchant des Complies, les frères allaient clore leur journée par une prière et tous y étaient conviés.

Les frères présents dans le scriptorium avaient commencé à ranger leurs outils de travail. Leur tâche quotidienne accomplie, ils avaient hâte de faire leur prière du soir et de souper. Cependant, la cloche qui devait seulement signaler l’heure des prières ne cessa pas. Le son continua à en faire trembler les pierres du vieux bâtiment. Les frères qui avaient rangé leur matériel échangeaient des regards perplexes. C’est alors que l’unique porte des lieux s’ouvrit brusquement. Un jeune frère arborant un regard effrayé tentait de reprendre son souffle. Le plus âgé des frères présents s’approcha de lui et tenta de le calmer. Écoutant sa parole, le regard neutre du vieil homme changea du tout au tout et Bertham n'eut besoin d'aucune information supplémentaire pour comprendre la situation.

Comme un seul homme, les frères présents se mirent en marche quand le doyen des lieux leur eut parlé de la crypte. Le temps était compté. Ils dévalèrent les antiques marches de pierre menant aux sous-sols des lieux, les frères avançaient aussi rapidement qu’ils pouvaient dans leurs longues robes de bure. L'ambiance stressante était palpable et le son de cloche mêlé aux lueurs des torches ajoutait une certaine tension quant à la situation. Les occupants du Prieuré avaient comme occupation la prière et la copie de textes sacrés mais ceci n'était en soi qu'une façade. Ils appartenaient à un antique ordre qui voyait ses origines remonter à la création même de l’Église des Sauveurs.

Après une marche effrénée dans les dédales d'escaliers qui couraient sous les bâtiments, le groupe de frères se trouvait à progresser dans une sorte de couloir. Étant plus un passage creusé à même la roche, les pierres composant les fondations des lieux faisaient place à la roche nue. Des braseros éclairaient la voie jusqu'à une imposante porte. Celle-ci était d’une hauteur de deux hommes et semblait plus ancienne que tout ce qui composait les lieux. Bertham connaissait bien cet endroit et n’aimait pourtant guère devoir s'y rendre. Entrouverte, l’imposante porte laissait dégager d’étranges lumières.

Plusieurs frères ouvrirent assez grand le battant de la porte pour que Bertham puisse voir l'intérieur des lieux et y rentrer. Après avoir traversé un à un le seuil, le groupe fit irruption dans une imposante salle. Elle était large et avait une bonne hauteur. Les murs de roches abritaient des contreforts sur lesquels s'appuyaient les bases d’un dôme. Il dominait ainsi la pièce jusqu'à atteindre la sombre et inateingable fin du plafond. L’entrée où se tenait le groupe menait à une volée de marches descendant au centre des lieux. Une sorte de stèle en obsidienne y trônait et des lumières surnaturelles en émanaient. Une dizaine de frères étaient présents autour de l'édifice et une autre dizaine gisaient inertes au sol. Agenouillés, les quelques religieux psalmodiaient des prières et semblaient faire barrage aux énergies ésotériques de la stèle.

— Vite, mes frères, hâtez-vous, dit le doyen du groupe avant de dévaler les marches.

Tous rompus à la tâche, les différents frères se mirent en place autour de la stèle en faisant attention de ne pas déranger les dépouilles de leurs camarades. Ils reprirent en cœur les mots du prieur et entonnèrent avec force leur prière. Se plaçant à côté du prieur, Bertham entamait à son tour les prières en observant la colonne ésotérique. Cette stèle d'obsidienne était recouverte de glyphes. Son aura puissante s’étalait jusqu'à Bertram qui sentait l'énergie néfaste et corrompue. La colonne était en fait un réceptacle et maintenait emprisonné un démon. L’un des plus dangereux qui soient.

Nommé Paymon, il était décrit dans nombre de textes saints parlant de la guerre opposant le Créateur à ses enfants alliés aux humains. Nombreux étaient les démons et autres entités maléfiques que l’humanité avait emprisonnés. L'Église, lors de sa création, avait instauré des ordres anciens et secrets. Bertham et ses frères en faisaient partie. Leur ordre, celui des Veilleurs, avait pour rôle de protéger le monde de la perversion du Créateur et de maintenir les démons et esprits emprisonnés. Leur guerre secrète faisait rage depuis les origines de l’Eclesiarchie et leur ennemi, le culte, représentait un adversaire périlleux. Disciples du Créateur, les suppôts du culte remettaient en cause la Foi et n’avaient pour unique but que de servir les forces de la destruction.

Le culte avait revêtu bien des formes dans l'histoire. Il avait été la cause d'évènements importants dont la chute de l'ancien empire. S’insinuant dans la société, le culte était comparable à une hydre. Se débarrasser d’une branche revenait à en découvrir deux autres. La guerre avait cependant connu un revirement ces dernières années. Le culte avait récemment fait alliance avec les covens de sorcières et ce qui se passait sous les yeux de Bertham en était le résultat.

Bien qu’entraînés à faire face aux forces obscures, les frères de Bertham tombaient un à un, emportés par la puissance du démon. Il se renforçait dans le réceptacle et son rire guttural emplissait la salle à chaque frère qui donnait sa vie. Un à un, les religieux de l’ordre des veilleurs mouraient face à la puissance du démon qui aspirait leurs forces et leurs âmes.

Bertham psalmodiait de plus belle, il laissait des larmes couler sur ses joues. Ils n’étaient plus assez nombreux et chaque cri de mourant résonnait tel le glas du Prieuré. Les sorcières devaient aider le démon et allaient sonner la fin de la lutte qu’avaient menée Bertham et ses frères. C'était la triste conclusion de plus de mille ans de travail, une longue veille qui allait être réduite à néant par les sorcières et le culte.

Bertham croyait son heure arrivée, il semblait emprisonné dans sa prière, c'est alors qu’une voix vint le déconcentrer :

— Frère Bertham ? commença une voix. Frère Bertham ! Bertham Corbius, vous m’entendez ?

Tournant sa tête, Bertham Corbius regardait à présent son frère, le prieur Artaud.

— La bête va se libérer, nous ne pouvons plus rien faire, nous allons mourir, mais nous ne pouvons laisser la nouvelle mourir avec nous. Quelqu’un doit alerter le seigneur le plus proche, ainsi que l’ordre. Vous êtes l’un des derniers. Bertham Corbius, vous sentez vous encore assez fort pour agir ?

— Oui, oui prieur, répondit Bertham en tentant de s'extraire de la force qu’opérait la stèle.

— Bien, je vais le retenir le temps que vous vous échappiez. Ce fut un privilège de vous avoir connu, mon frère, finit le Prieur Artaud d'une voix tremblante de douleur et de tristesse.

— Moi de même, répondit Bertham Corbius en s'éloignant.

Il marchait difficilement et gravissait les marches des lieux, fatigué et supplicié par le combat qu’il venait de mener. Il ressentait l'énergie grandissante du démon et ne pouvait se permettre de traîner. Mû par la force de son esprit plus q que par celle de son corps, il tentait de s'extraire des lieux. Courant comme il le pouvait, il fuyait la scène d’horreur. Arrivé dehors, il observait le ciel qui avait tourné. Les lourds nuages de grisaille commençaient à encercler les lieux et Bertham se mit à courir à toute vitesse pour s'éloigner le plus loin possible de ce lieu maudit.

*

- scriptorium : Pièce d’un bâtiment religieux servant à la copie de textes saints. Il abrite différents corps de métier exercés par les religieux y travaillant.

- le reglor : Personne qui trace les lignes de textes

- le scriptor : Homme qui écrit son texte à la main sur le parchemin

- le pictor : Homme qui dessine ensuite les enluminures dans les espaces laissés libres par le scriptor

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