Chapitre 41: Un jeu dangereux

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Bertham Corbius

Mercredi 27 du mois de Mai de l’an de grâce 1205 AE.

Périssier ; après la prière des Complies

Royaume du Corvin

Les deux vieilles connaissances qu’étaient Corbius et Kreisth quittèrent le repère de l’ordre ensemble. Guidés jusqu’à une sortie de la même manière que leur venue respective, les yeux bandés, ils furent conduits à l’une des grilles de sortie de l’ancien égout impérial et au reste de la ville. Salués par les gardiens qui protégeaient l'entrée, les deux hommes prirent l’un des chemins menant aux rues de Périssier comme de nombreux groupes d’adeptes de l’ordre. Tous disparaissaient ainsi en se mélangeant aux passants encore dehors malgré l’heure tardive.

Tous deux déambulèrent un petit moment dans les ruelles de la ville. Le ciel sombre avait bien sûr recouvert le ciel de Périssier telle une chape de plomb. Les deux hommes marchèrent dans les longues allées faiblement éclairées par les torches et braseros qui étaient installés ci et là. Mais la nuit n’avait pas amené que l’obscurité. De lourds nuages déversaient à présent une pluie soutenue sur la ville, entrecoupée par quelques éclairs grondants. Une forme qui se tenait sur les toits fut succinctement éclairée par ces derniers.

Dans la nuit, cette forme, cette ombre portait un équipement plutôt léger principalement en cuir, un tissu dépassant toutefois de l’une de ses ceintures au torse. Le tissu d’un bleu sombre arborait un insigne cousu représentant un œil à moitié fermé. Les deux hommes qu’il suivait connaissaient bien ses maîtres et leur poursuivant les observait donc à distance. L’ombre qu’il formait se déplaçait de toit en toit avec une aisance bien particulière malgré la pluie et la hauteur. Là où une personne normale aurait décroché quelques tuiles, l'ombre posait avec assurance ses pieds sautant d’appui en appui, de tuile en tuile sans un bruit.

Bientôt les deux hommes qui bravaient la pluie dans les rues arrivèrent à destination. L’inquisiteur salua deux de ses acolytes qui gardaient l'entrée d’un grand bâtiment. Ce dernier devait être le repère de l’inquisiteur. La bâtisse en colombage était haute et inquiétante, presque comparable à son propriétaire. Saluant Kreisth, les acolytes ouvrirent la porte aux deux hommes et la refermèrent prestement derrière eux. Ils débouchèrent alors sur une cour bien chargée. De nombreuses caisses parsemaient les lieux et plusieurs hommes de l’inquisiteur étaient présents, s'affairant à quelques activités ou montant la garde. L’inquisiteur s’était fait des ennemis avec son travail et en comparaison avec certains de ses homologues il ne tuait pas systématiquement toutes ses cibles. Même pour Corbius, l’inquisiteur Kreisth était un homme aux pensées nombreuses et aux désirs insondables. Un vrai mystère en soi.

Kreisth mena son invité dans une série d'escaliers bordant la façade qui les mena au-dessus de la cour. Ils arrivèrent à la seule entrée de l’étage ou un homme de l'inquisiteur leur ouvrit la porte au passage. L'intérieur du bâtiment était composé de vastes couloirs et les deux hommes ne manquèrent pas de croiser d’autres gens au service de Kreisth. Tous deux prirent bientôt un embranchement qui les mena dans une partie moins occupée de la bâtisse.

L’inquisiteur s'arrêta alors face à une porte, et sortant un trousseau de clefs de son long tabard en cuir et tournant l'une d'elles dans un grincement audible, l’ouvrit. Corbius fut alors invité à entrer et tous deux débouchèrent dans une salle tout à fait atypique. De nombreuses étagères couvraient les différents murs, entrecoupés à intervalles réguliers par des armures et trophées de monstres. Une grande table occupait un des coins de la salle éclairée par la lumière lancinante du chandelier central accroché au plafond.

D’un geste de main, Kreisth montra l’une des deux chaises de la table et invita Corbius à s'asseoir. Ce dernier prit place, bientôt imité par l'inquisiteur. Ce dernier tirant sa chaise dans un bruit de crissement, ouvrit à nouveau son tabard pour en sortir cette fois une dague qu’il posa sur la table.

L’ombre en hauteur qui avait suivi le cheminement des deux hommes depuis leur départ les avait observé entrer. Le nombre de gardes en factions avait de quoi être impressionnant pour un bâtiment qui ne présentait aucun signe distinctif ou occupant important. Aucun voleur n’aurait pu se faufiler dans l’enceinte des lieux. Mais l’ombre qui poursuivait le prêtre et l’inquisiteur n’avait rien de normal. Cette forme, cette personne était maintenant accroupie sur l’une des poutres des bâtiments avoisinants. Observant les lieux de loin sans bouger, imperceptible, presque figée.

Par un moyen surnaturel ou par quelques aptitudes, la forme percevait encore ses cibles. Elle pouvait presque les voir, les sentir. Serrant le poing fermement ,l’ombre, en fixant un appui du bâtiment, dégagea une sorte d'énergie invisible. Disparaissant presque dans un nuage noir et un grincement typique de Chiroptère, il apparut alors contre le mur du bâtiment que ses cibles occupaient. Prenant position, l’ombre fut à nouveau immobile, invisible mais à l'écoute.

Corbius qui était maintenant assis face à la table prit la parole en premier.

— Je pensais que la cérémonie se faisait sans arme, dit Corbius en regardant l’arme trôner sur la table.

— Et sortir sans protection, hum, voyons Bertham ne me dit pas que tu fais entièrement confiance à nos employeurs si secrets et énigmatiques.

Tandis qu’il esquissait, Corbius observa l'inquisiteur se lever prestement pour actionner l'un des livres de la bibliothèque qui siégeait derrière la table. La bibliothèque émit un léger clic et Kreisth la déplaça comme une simple porte. Malgré la lumière, le religieux ne distingua pas bien ce que renfermait la cachette. Mais L’inquisiteur la referma alors et amena sur la table un récipient d’une bonne taille.

— Vin des duchés ? demanda Corbius.

— Tout à fait, répondit Kreisth en posant deux verres sur la table. Je ne vais pas essayer de t’avoir sur la marchandise, pas toi voyons.

— Tu fais bien, dit Corbus en souriant. J’ai reçu ta lettre qu’un de tes messagers m'a relayée. Tes “aventures” avec les clans ont dû être passionnantes. Je suis sûr que Pierre s’est montré être quelqu’un d'efficace et digne de son nom.

Remplissant les deux verres, l'inquisiteur répondit en reposant le récipient du vin.

— Un garçon très intéressant, ton élève, aussi intéressant que la personne qui l’accompagnait. Le hasard joue quand même bien des tours.

— Ou le destin. La personne qui l'accompagnait, tu dis ? La sorcière ?

— Ha, je vois que tu l’as senti toi aussi rien qu’en étant proche d’elle. Ton “petit protégé” s’est allié avec une personne qui n’est même pas consciente de son pouvoir.

— Ça m'étonne que tu l’aies laissée libre.

— Elle m’a sauvé durant le Sabbat et ton cher Pierre se serait en plus interposé si j’avais essayé de la capturer

— Tu avais écrit que Saint-Chammont était intervenu, pourquoi ne pas lui avoir laissé la fille ?

— La laisser à ce genre de boucher aurait été un gâchis. Je surveillerais la fille, ne t’en fait pas. Maintenant, venons-en à la raison de ta présence si tu veux bien. Tes dernières lettres étaient bien sibyllines, mais en lisant entre les lignes j’ai cru comprendre ta pensée. Je ne pensais pas qu’un homme comme toi tenterait de manœuvrer comme tu le fais.

— Que veux-tu, je suis un homme vieux qui a déjà vu bien des choses.

— Et tu désires donc changer les choses par toi-même à présent ? Ne pas se plier au courant mais le devenir.

— C’est l’idée.

— Je pourrais t'arrêter au nom de l’ordre.

— Tu pourrais.

Kreisth se leva de son siège et marcha en réfléchissant aux paroles de Corbius. S'arrêtant vers la seule vitre des lieux et regardant l'extérieur, plongé dans ses pensées. Tandis qu’il allait se retourner vers son vieil ami, il perçut comme un mouvement proche de la fenêtre. Mais en regardant de plus près, il ne vit rien et ses sens ne l’alertaient pas. Il se retourna donc pour continuer la discussion.

— Tu ne crois plus en l’ordre, mon ami ?

— Et toi crois-tu encore en eux après ce qui est arrivé à notre royaume.

— Le royaume... Je suis de l'inquisition je ne suis plus autant attaché au Corvin à présent. Plus après la mort de ma famille.

— L’ordre n’a pas su protéger mon prieuré qui gardait un démon majeur. Ils n'ont pas su protéger ta famille quand le culte est venu pour eux. Peut-on encore se fier à eux ?

— Tes paroles ne sont pas sans vérités, répondit l'inquisiteur en laissant échapper un tic nerveux à la simple évocation de sa défunte famille.

— Tu es inquisiteur quand ça t'arrange bien. Tu es né ici, ta famille a toujours lutté pour ce royaume, ne me dis pas que la situation actuelle ne t’affecte en rien.

Le visage impassible et dur de l’inquisiteur ne laissait rien paraître comme à son habitude. Frottant son crâne chauve, il reprit.

— Partons du principe que je suis du même avis que le tien. Tu es le conseiller de la reine Anaïs. Tu es aussi l’espion que l’ordre des veilleurs et charger de la surveiller. Et maintenant tu désires miser sur un nouveau joueur, un nouveau prétendant qui selon toi est le seul à pouvoir sauver le Corvin.

— C'est l’idée.

— Que les Sauveurs m'emportent, dit Kreisth en rigolant. Tu es vraiment un sacré acteur toi, j’ai toujours su que tu cachais bien ton jeu. J’ai toujours su que tu avais quelque talent mais de là jouer trois rôles à la fois. C'est osé.

— Mais important, si personne n'agit pour le bien commun, qui le fera. Anaïs, Léonard, l’inquisition, l’ordre, le culte ? Tous n’ont que leurs intérêts en jeu.

— Tu joues à un jeu dangereux qui risque de nous mener tous les deux à notre mort. Rien que notre discussion nous met en danger, tu le sais ?

— Je ne suis pas bête. Je trouve ça plutôt ironique venant d’un inquisiteur qui prend ses ordres des veilleurs au lieu de l'inquisition.

— Toujours autant de répondant, ça ne m’étonne pas que la reine t’ait pris à son service et que les veilleurs eurent recours à tes services. Tu es vraiment quelqu’un d'impressionnant et fou.

— Il faut bien une dose de folie pour espérer des temps meilleurs malgré la situation actuelle.

Soupirant, l'inquisiteur reprit la parole.

— Le temps où nous étions tous deux enfants dans les rues de cette ville est maintenant bien lointain.

Son ami avait raison et Corbius le savait. Il jouait à un jeu dangereux. Un jeu de longue haleine où il devait au final vaincre des joueurs infiniment plus puissants que lui, que le joueur sur lequel il misait. Mais la réussite d’un tel plan valait bien les risques pris et puis personne n’avait connaissance de l'entrée en lice d’un nouveau joueur, d’un nouveau prétendant aussi légitime.

— Je parie que c’est toi qui à susurré à l’oreille de la reine l’idée d’envoyer Pierre à Praveen.

— On peut dire que je l’ai aidée à faire son choix. Pourquoi ne plus croire en la reine Anaïs et son fils ?

— Anaïs aurait pu régner, elle aurait pu avoir un règne long riche, mais maintenant que la moitié de ses seigneurs se sont ouvertement rebellés, elle a perdu de sa légitimité, de son éclat. Et c’est irrémédiable.

Acquiesçant, Kreisth reprit :

— C'est le titre de seigneur des marches que tu vises pour Pierre ?

— À court terme, oui. Ça serait un bon début, tu ne trouves pas ?

— S’il arrive à rallier les bannerets de l’est à sa cause, il pourrait tirer profit du conflit entre Anaïs et Léonard pour sortir vainqueur de cette guerre civile. Être le dernier “joueur” comme tu aimes si bien le dire. Mais il aurait besoin de rallier au moins un ou deux grands seigneurs du Haut ou du Bas Corvin pour s’assurer une bonne chance de victoire.

Regardant le regard approbateur du prêtre, Kreisth reprit.

— Et je présume que tu comptes sur moi pour retourner au moins l’un d’eux

— Tu es bien vu par une bonne partie d’entre eux, non ?

— C'est un fait.

— Alors, vas-tu me suivre dans cette entreprise ?

— Que voudrais-tu que je te réponde ? J’ai perdu ma famille pour ce royaume et ma vie n’a été qu’un sacrifice pour le “bien” de ce dernier, si tant est que ce mot existe encore.

— Je prends ça pour un oui ?

— En effet mon vieil ami, finit Kreisth en trinquant avec Corbius avant d’exprimer un dernier doute.

— Une chose encore, Pierre, désire-t-il seulement être roi ?

— Cela viendra, ce n’est qu'une question de temps. C’est dans son sang.

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