Chapitre 39: Le haut cercle du Corvin

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Thadeus Kreisth

Mercredi 27 du mois de Mai de l’an de grâce 1205 AE.

Périssier ; après la prière des Complies

Royaume du Corvin

Le soleil qui avait baigné la ville de Périssier de toute sa lumière s’était depuis peu évanoui, laissant place à la pénombre et l’obscurité. Les bonnes gens avaient déserté les rues de la ville et seules les torches des gardes en patrouilles couraient dans les allées de Périssier.

Kreisth observait ces halos de lumière se balader au loin. Assis contre le bord d’un mur, il attendait, affichant son air impassible et strict comme à son habitude. Il avait quitté le jeune seigneur d’Ambroise hier en fin de journée pour faire son compte rendu officiel aux hautes instances de l'inquisition. Mais maintenant il allait rendre un tout autre compte rendu, il allait présenter ses actions à l'ordre des veilleurs.

Le haut cercle de l’ordre, la plus haute instance des veilleurs dans le royaume, avait élu domicile à Perissier il y a de ça longtemps. Avant même que Kreisth n’officie dans l’inquisition, avant même sa naissance pour dire vrai. Agissant dans l’ombre et se cachant de la population, l’organisation secrète avait pris possession des anciennes ruines impériales sous-jacentes de la ville. De ce que savait Kreisth, cet ordre ancien avait toujours existé. La discrétion qui était son “credo” non officiel lui avait permis de veiller sur l’humanité ainsi que de dicter ses agissements dans l’ombre. Si l’inquisition était une entité puissante, elle n’était rien comparée aux veilleurs.

Malgré son ancienneté, Kreisth n’était jamais entré en contact avec les loges des autres royaumes. Il ne connaissait même pas les dirigeants locaux, peu étaient dans la confidence. L’ordre tentait de compartimenter au maximum ses différentes et nombreuses ramifications. Les trois membres du haut cercle du Corvin, ces personnages énigmatiques, portaient toujours des masques et n'apparaissaient pas en plein jour. De nature suspicieuse comme il était courant pour son activité, Kreisth n'avait cependant jamais essayé de forcer les secrets de l’ordre. Leur unique but était de garantir l'équilibre et le bien commun. Cela lui convenait parfaitement au fond.

Kreisth qui se tenait sur le lieu de rencontre que l’ordre lui avait désigné, attendait. Après un bon moment, il fut interpellé, arraché alors à ses pensées et au paysage urbain qu’il avait regardé pendant un moment. Un homme s’était approché de lui en l'appelant par son nom et titre.

- Inquisiteur Kreisth ?

- Lui-même, répondit l'intéressé en se retournant vers son interlocuteur.

L’arrivant tenait une torche dans sa main, s’éclairant ainsi que les lieux alentour. Vêtu simplement, l’homme était sensiblement jeune. Rien n’aurait pu alerter sur sa tâche ou affiliations. À vrai dire, il était normal pour l’ordre d'utiliser des intermédiaires. Le garçon ne devait même pas savoir pour qui il travaillait au fond.

- Si vous voulez bien me suivre.

Acquiesçant d’un signe de tête, Kreisth emboîta le pas à son nouveau guide qui ne perdit pas plus de temps. Les deux hommes progressèrent alors de rue en rue, d’allée en allée. Le guide de l’inquisiteur prenait soin d’observer chaque passage, s'arrêtant de temps à autre pour observer d'éventuels regards indiscrets ou autres espions.

Tous deux prirent alors le chemin des docks, en cette heure tardive il y avait peu d'activités sur les pontons ou navires. Seules les quelques auberges des lieux étaient animées. Kreisth et son guide tombèrent à plusieurs reprises sur des groupes de marins éméchés qui les insultèrent ou saluèrent au passage. Certaines femmes étaient présentes malgré la pénombre qui s’installait. L’inquisiteur connaissait bien la raison de leur présence dehors et il ne pouvait que prier pour leur âme entachée par leur triste activité.

Bientôt le guide de l’inquisiteur l'entraîna dans un embranchement et une suite d'escaliers. Dévalant les marches glissantes, tous deux s'arrêtèrent bientôt face à l'une des entrées de l'ancien égout impérial.

- C'est ici que je vous laisse monsieur. Je vais allumer une torche.

Le guide, salué par Kreisth se mit donc à allumer l’une des torches de lieu. Ce dernier avait sûrement dû préparer l’endroit avant la venue de l’inquisiteur. L’homme disparut après avoir accompli son office et l’inquisiteur resta alors seul devant les grilles de l’égout faiblement éclairé par la lumière vacillante de la torche.

Kreisth qui observait l’antique entrée pouvait témoigner de l’ancienneté de la construction qui lui faisait face. Le passage était d’une architecture en pierre et brique maintenant révolue. Certains endroits présentaient des dégradations et autres traces du passage du temps. Malgré tout cela le portail lui tenait encore debout et bientôt grinça lorsqu’il s’ouvrit face à l'inquisiteur.

Une torche apparue dans l’important passage et la personne qui la tenait s'avançait devant le portail. Se plaçant face à l'entrée, il montra le chemin à l'inquisiteur d’un signe de sa main libre. Kreisth rejoignit donc l’homme en traversant les vieilles grilles. Ces dernières étaient largement rouillées mais ce qui retenait l'attention de l’inquisiteur fut la présence de deux gardes de chaque côté de l’entrée. Se tenant dans l’ombre ils étaient presque invisibles et toute personne lambda ne les aurait pas remarqués. Pour dire vrai, l’inquisiteur venait seulement de le faire.

Kreisth commençait à suivre son nouveau guide qui l'emmena au plus profond du complexe d’égout bien ancien. Malgré l’obscurité, l’homme qui précédait l’inquisiteur dévalait les marches et passages comme s’il connaissait chaque pierre, chaque marche des lieux. Suivant le halo de lumière de son guide, Kreisth tentait de le suivre tant bien que mal à la même allure. Tous deux marchèrent ainsi dans le dédale en ruine pendant un long moment.

Le guide s'arrêta alors face à un passage de brique qui semblait être lisse au premier abord. Posant la torche sur un support, il se tourna face au mur et poussa alors de la main une série de briques qui s’enfoncèrent. Quand il eut fini, le mur émit un bruit de grondement et une à une les briques ouvrirent un passage.

Tous deux entrèrent dans le passage ainsi créé qui se referma derrière eux. Ils débouchèrent sur une salle raisonnable et le guide de Kreisth lui tendit un bandeau. Ce n’était pas sa première visite et l’inquisiteur avait maintenant l'habitude. Il banda ses yeux et attendit dans la salle. Un bruit important se fit alors entendre, pas un bruit de mécanisme comme la porte mais un bruit d’ouverture presque étrange. L’homme qui avait accompagné Kreisth le guida alors en direction du bruit qu’il venait d'entendre.

Étant ainsi guidé, il fut emmené et aidé à monter dans une sorte de barque. Enfin, c’est ce qu’il comprenait, privé de sa vision. Le bruit de l’eau était audible et l’endroit où on l’aidait à s'installer ne manquait pas de tanguer. Après s'être assis, l’embarcation se mit en branle et ils naviguèrent alors sous terre. Privé de sa vision, l’inquisiteur ne pouvait se reposer que sur son audition mais hormis les clapotis de l’eau sur la barque, rien ne venait à ses oreilles.

Après un bon moment, l’embarcation cogna un obstacle ou une construction et s'arrêta. L’inquisiteur fut alors aidé pour monter sur ce qui devait servir de quai et on l'emmena. Après avoir marché, il fut stoppé et on lui enleva le bandeau. Ainsi sous terre il ne fut pas ébloui, les quelques lumières présentes étaient celles des torches qui se reflétaient sur l'armure de deux gardes présents. Immobiles devant la porte qu’ils gardaient ils auraient pu être confondus pour des statues. L’inquisiteur les connaissait, ces guerriers étaient affublés du sobriquet de gardien de l’ordre. Énigmatiques soldats, ils étaient entièrement dissimulés sous leurs protections et veillaient sur l’ordre et ses membres.

Leur armure d’un acier noir était d’un style tout à fait atypique et non continental. Les lignes et formes travaillées étaient celles d’une armure forgée par main de maître. Les différentes plaques comprenaient une décoration de couleur cuivrée sur les extrémités. Les casques gravés se terminaient en une forme pointue comprenant une crinière d’un bleu sombre qui descendait jusque sur le plastron. Ces derniers avaient d'ailleurs l’insigne des veilleurs gravé en son centre, un œil à moitié fermé.

S’approchant de ces deux imposants gardiens, Kreisth les salua comme il l’avait appris.

- Nos sunt custodes hominum *Nous sommes les gardiens des hommes*.

- Lumen quod noctem illuminat* la lumière qui éclaire la nuit*, répondirent de concert les deux guerriers d’un timbre de voix froid et presque anormal.

Tous deux se décalèrent alors, ouvrant la porte à l'inquisiteur. Kreisth s’engagea dans un long et imposant couloir. Comme en adéquation avec son chemin précédent, les lumières étaient peu nombreuses et éclairaient faiblement les passages qui constituaient l’un des sanctuaires de l’ordre. Croisant quelques personnes en chemin, l’inquisiteur entra dans un couloir bordé par de grandes grilles. De nombreuses entités dangereuses y étaient enfermées sous la garde des mystérieux gardiens qui peuplaient les lieux. Les grilles donnaient un tableau différent à chaque fois. Sorcières, lycanthropes et autres créatures étranges étaient enfermées, scrutant l’inquisiteur lors de son passage.

Les couloirs débouchèrent bientôt sur une imposante porte. L’inquisiteur la traversa et entra dans une large salle qui l’était tout autant. Les proportions plus que conséquentes de l'endroit avaient de quoi impressionner. Mais ce n’était pas sa première visite pour l’inquisiteur. La salle presque hexagonale était d’une hauteur importante, les torches présentent éclairaient la partie au sol tandis que les hauteurs de la salle étaient presque imperceptibles, invisibles dans la pénombre. Seules les voix résonnantes renseignaient sur la hauteur réelle du lieu. De robustes piliers étaient répartis sur chaque intersection des murs. Ces derniers comportaient de nombreux bas-reliefs d’un âge bien lointain. Le sol de la salle était rempli d'activités et diverses personnes attendaient le début de la réunion.

De nombreuses personnes composaient l'assemblée. Certaines habillées avec les accoutrements de l’ordre, de longues toges à capuche d’un bleu sombre avec l’insigne de l’ordre sur le torse. Soldats, commerçants, religieux et nobles étaient présents. L’un des nobles des lieux était entouré par ses suivants. Tel un roi et sa cour, il dominait son assemblée de sa prestance et son rang. Le même type de gardes qu’avait rencontré Kreisth à l’entrée était présent, quadrillant ainsi la salle de l’assemblé.

Tandis que l’inquisiteur progressait vers le centre de la salle, il entendit les lourdes portes de la salle se fermer et les discussions cessèrent lorsque le bruit d’un bâton frappant le sol résonna dans les lieux. Une sorte de balcon fut alors éclairé et trois formes s'avancèrent. La lumière que des personnes portaient les éclairait et l’inquisiteur pouvait les voir entièrement dissimulés sous des toges et masques. Il les connaissait bien à présent, il s’agissait du haut cercle de l’ordre.

La salle à présent silencieuse permit à l'un des arrivants de commencer à parler face à l’importante assemblée formée en contrebas.

- Confrère, commença la personne au centre d’un timbre de voix froid et rauque comme les gardiens de l'ordre. Je me réjouis de votre présence en si grand nombre. Comme vous le savez, le royaume s’enfonce à présent dans la guerre civile. Ce n’est pas ce que nous avions planifié, loin de là.

- Nous nous sommes laissés aller dans notre tâche et devoir, continua la figure de gauche dans la même voix froide et masculine. Que cela nous serve de leçon et de motivations.

- Le cardinal Britius et Léonard de Corvinus ne sont que des barbares, des ignorants affiliés au culte, dit la troisième figure du balcon d’une voix plus féminine. L’heure est venue pour nous de parler dans une langue qu’ils comprennent, la seule. Nous devons soutenir la reine pour une guerre totale contre son perfide cousin. Nous devons mettre tout en œuvre pour placer la personne que nous avons choisie sur le trône et tuer tout opposant dans le royaume. À présent, il n’y a pas de demi-mesure ou de retour en arrière. Notre confrère, Bertam Corbius, officie auprès de sa légitime majesté et nous a assuré d’une reprise des hostilités dès la fin de l'hiver, quand les troupes du sud seront prêtes.

L'intéressé dans la salle salua les paroles tout en regardant l’inquisiteur proche quand leurs regards se croisèrent.

- Thadeus Kreisth, reprit le premier orateur, a déjà commencé à inverser la tendance en mettant un terme aux agissements des clans de sorcières de la région de Périfort n’est-ce pas ?

- Tout à fait, répondit l’inquisiteur d'une voix ferme et audible. Les clans se sont alignés avec le culte comme il y a vingt ans au prieuré de Fontaunois. Grâce au concours du jeune seigneur d’Ambroise et d'un de mes confrères inquisiteurs, les éléments dangereux et agitateurs de la région ont été réprimés et pacifiés.

- Ambroise ? reprit le membre du haut cercle à la voix féminine. Ils n’ont pas tous été tués ou capturés ?

- Non, répondit Corbius, mon ancienne élève, Pierre, a pu échapper au massacre et a rejoint Périssier avant de partir pour l’Est.

- C’est donc ce jeune seigneur que la reine destine au titre de seigneur des marches, dit l’un des membres du conseil

- Lui-même, renchérit Corbius.

- J’espère qu’il saura être fidèle, la reine joue un jeu dangereux. Nous avons supprimé le dernier seigneur de Praveen pour de bonnes raisons. L'équilibre doit être maintenu. Pour sa propre sécurité et la nôtre, ce jeune homme devra faire bien attention à ses actions. Mais sait-il seulement qu’il est une des pièces dans le jeu que joue la reine ?

- Je ne saurais le dire, dit Corbius.

Mais au fond il savait très bien que Pierre était un homme intelligent, il était tout ce qui restait a Corbius a présent. Il le protégerait quoi qu'il arrive.

- Bien, reprit le membre central du trio sur le balcon. Nous savons ce qu'il reste à faire. Rester aux aguets, confrères de l’ordre. Nous n’avons plus le droit à l'erreur à présent. Vous avez tous vos missions. Que votre veille reprenne.

À ces mots le bâton de l’homme proche du haut cercle frappa à nouveau le sol et les portes s’ouvrirent. Le flot d’adeptes s'y engouffra tandis que Corbius et Kreisth, se regardant, quittèrent l’assemblé ensemble.

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