Acte III
SCÈNE I
Deux gardes sont en train de remplir de terre une tombe avec des pelles. Des jappements se font entendre.
GARDE I
Tu as entendu ? Qu’est-ce que c’était ?
GARDE II
Continue de le couvrir de terre ! Je n’ai aucune envie de rester ici plus longtemps. Le fort nous attend. (Des halètements viennent se faire entendre à proximité, et le garde ramasse une pierre qu’il jette au loin.) Disparais !
GARDE I
Regarde, il y a assez, cela doit faire depuis un moment déjà qu’il ne peut plus respirer. (Des rires de hyènes se font plus audibles.)
GARDE II
Au diable les ordres, partons d’ici. Ils doivent avoir besoin de bras pour contenir l’incendie.
(Les deux gardes partent précipitamment. Dès qu’ils ont quitté la scène, des chiens sauvages se précipitent, sentent le sol jusqu’à trouver l’emplacement de la tombe, et commencent à creuser frénétiquement. Des bruits de toux bruyante se font entendre et peu à peu l’on voit Wacian déterré. Dès qu’ils l’atteignent, les chiens le tirent hors de la terre, se jettent sur lui pour le dévorer. Wacian crie, et tente de se défendre face aux crocs qui déchirent son déguisement. Un lourd roulement, massif, se fait entendre dans la nuit. Les chiens lâchent Wacian, se tiennent alertes. Un second roulement se fait entendre, comme par un écho lointain. Les chiens abandonnent Wacian qui est encore au sol pour partir dans la direction inverse. Alors que Wacian tousse la terre qu’il a respiré et se remet, on entend un jappement de douleur canin dans la distance, puis le silence. Wacian, en reprenant respiration, hume l’air et tousse violemment.
WACIAN
Que- Cette odeur- Non, Mérédith, Mérédith ! (Il se jette en direction des brasiers, manquant de s’effondrer sur le chemin. Il arrive face aux bûchers, en nombre et tous entièrement consumés, et s’arrête, ses bras retombant inertes.)
Pourquoi te tiens-tu dans ces braises, cesse de jouer le temps n’est plus à rire. Mérédith. Mérédith. Ne te défile pas, pas maintenant. Tu ne peux te retirer alors que nous pouvons être aussi libre que des enfants. (Wacian tombe à genoux devant le premier des bûchers, et commence à creuser la cendre.) Tout n’est qu’une horrible farce, tu vas te montrer et m’en partager le rire. En un soupir me dire que nous avons encore un avenir. Mérédith ! (En fouillant la cendre il trouve la chevalière de Mérédith qu’il porte à lui. Il laisse retomber sa main.)
Mérédith. Ta chevalière. Tu es donc bien là. Entière.
(Quelques instants. Wacian se relève brusquement, titube en arrière et tombe à la renverse. Visage tourné vers le public, il y passe lentement sa paume, y étale la cendre.)
Tout est fait. Tout est délié. Toute lumière fanée. Nos brumes éventées de ses lèvres éventrées. Il n’y a plus rien. Il n’y aura jamais plus rien. Que reviennent ces chiens. Il y a une carcasse de plus offerte à leur faim. (Quelques instants où Wacian reste sans bouger. Soudain on entend un hurlement, le même que celui poussé par Mérédith, en écho, qui fait se dresser Wacian. Tétanisé, il se met à reculer, à courir aléatoirement dans la lande. Le cri se refait entendre, arrêtant Wacian, mains comprimées contre ses oreilles. Il titube plus loin, tente encore de fuir. Hurlement répété, toujours comme venant de très loin, et le prince s’écroule, s’affaisse dans la terre couleur de cendre, s’y tord en essayant de ne plus entendre. La lumière progressivement baisse jusqu’à s’éteindre complètement. Des reflets de lumières caustiques, comme si l’on était sous l’eau, balayent la scène. Après plusieurs instants où rien ne se passe, l’on entend les sonorités de quelque chose de massif étant tiré par lourds à coups dans la nuit, comme par des chaînes. Les sons de quelque chose qui suinte peu à peu se rapprochent et pèsent sur la scène, tandis que Wacian ne réagit pas. L’on entend le bruit de bruissement d’herbes sèches, et des ombres, entièrement vêtues de noir, arrivent du fond de la scène, accompagnées d’un murmure indistinct, constant et sourd. Wacian lentement tourne la tête dans leur direction et se dresse péniblement.)
WACIAN
(D’une voix brisée.) Qui va là. Qui approche. (Les ombres s’approchent des lisières de la scène sans se prononcer plus avant, courbées, voûtées, tordues. Leurs gestes donnent le sentiment d’une grande fatigue. Elles parlent tour à tour, sans ordre précis, avec une voix qui semble la concentration de plusieurs, toujours en variation, toujours grave et pleine de résonnance.)
NUITS
- Édification perpétuelle. Disparition continuelle. Morcellements…
- … du silence.
WACIAN
Vous n’êtes assez pour atténuer sa douleur.
NUITS
- L’absence omniprésente…
- Rouille l’émail…
- …d’une plaie aux multiples entailles.
WACIAN
Achève-moi, ou bien laisse-moi. Je n’ai plus rien à consacrer.
(Le murmure et le parler des ombres brusquement s’arrêtent, comme en un appel d’air, pour laisser place à un silence complet. Puis des rafales sont relâchées en un soupir immense qui mettent à mal Wacian, se recroquevillant sur lui-même pour s’en défendre. Les ombres restent immobiles dans la position qu’elles ont choisies, encerclant toute la scène. Le fond de la scène est devenue entièrement noir, et l’on y voit les mouvements d’un grand drap parcourus de frisson, couvrant l’intégralité du mur. Les ombres reprennent leur murmure mais avec un nouveau rythme, battant une cadence, comme des percussions. Wacian, à quatre pattes, essaye de respirer, de taire les sanglots qui l’oppriment, laisse échapper un cri, une plainte de douleur. À nouveau les ombres parlent.)
NUITS
- Les voûtes closes. Les arches en fracture. L’enlisement des surfaces.
- L’angle mort des regards.
- La maison la plus au soir.
- L’urne…
- … à l’écume du retard.
WACIAN
Diminue cette douleur en étendard, tous tes mots comme un puissant dard.
NUITS
- Viens-tu goûter à mon calice. Partager des forteresses la lice…
- … connaître du fossé l’immondice.
- Aiguiser tes frontières sur ces rivets.
- Enfumer les insectes d’un nouvel empyrée.
WACIAN
Qui jusqu’ici est venu ramper. Qui n’a jamais voulu quitter la ruche ensommeillée. (Le rythme des murmures devient plus soutenu et gagne en intensité, et maintenant, progressivement, les ombres se rapprochent, comme en transe, selon la cadence battue.)
NUITS
- De kystes bomber l’échine.
- De tumeurs invoquer la bruine.
- Connaître de chaque souvenir l’abyme.
WACIAN
Ramène la moi, qui que tu sois, ou bien partage son agonie a ceux qui ont prononcé son trépas, et a ceux qui ont souillé sa joie.
NUITS
- Émersion des cathédrales.
- Oubli phénoménale.
- Propager le plus noir incendie…
- …pour quel prix, quel cri.
WACIAN
Mes artères offertes, mes organes sur l’autel que l’on lacère. Dédier ces râles au vitrail, offrir ses visages en éventail. Prends ma peau en semaille, grave ton nom à chaque repli de mes entrailles.
NUITS
- Du limon la dévotion…
- … et de la corruption l’immolation.
(Les ombres sont à quelques pas de Wacian, qui semble pris par le rythme qu’elles entonnent. Certaines effleurent de leurs mains sa tunique rouge, siffle en sa direction.)
WACIAN
Qui n’a été bercé des dissolutions ? Qui de la faim ne connaît les abandons ?
NUITS
- Compléter la plus antique invocation…
- …s’accoupler aux fontaines de la résection.
(Les ombres se glissent contre lui, et caressent son corps, jouent avec ses membres, soufflent et s’attroupent sur lui. Il semble comme ivre, se laissant entièrement aller aux courants qui lui sont imposés.)
WACIAN
Impose ta volonté a tout ce qu’ici t’est présenté. Les tendons, les muscles, les os et les articulations. Le souffle, le sel, les larmes et les selles. Pénètre chacune des entrées, passes-en le seuil comme le maître incontesté. Renvoie-moi, ou consume-moi. Mais porte mon mal à ceux qui exultent, renverse les murailles de ceux qui nous ont expulsé. (Wacian, à genoux, cerné des ombres, voit alors révélé face à lui par une lumière rouge une carcasse de chien, les côtes brisées, saillantes, et le ventre ouvert.)
NUITS
- Viens-tu goûter à mon calice.
- Te vouer au-delà des limites du vice…
- …t’établir aux seuils même du précipice…
- …devenir de l’oubli le dernier fils.
(Wacian, haletant, se penche en avant avec l’aide des ombres qui retiennent ses bras, dirigent son visage dans la direction de la chair vive.)
- Une nuit une seule pour réparer ce qui t’esseule.
- Une de mes filles…
- … une de mes sœurs…
- … pour sacrifier la peur.
- Signé d’une rupture sans nom…
- … offerte l’hégémonie de tes possessions.
(Wacian prend une bouchée de la carcasse offerte, puis une seconde, avant d’y dévorer avec avidité. Les ombres poussent de concert un hurlement strident et Wacian se redresse, bouche en sang, et hurle avec elles, avant de tomber à la renverse dans leurs bras. Lumière éteinte sur la scène. Une voix, lourde, résonne et parle.)
- Le sceau imposé par les lèvres retroussées.
- Et la lande oubliée prête à se relever.
- Ces heures marquées d’une inépuisable hémorragie.
- Jusqu’au démembrement de l’aube, et la fin de ta nuit.
SCÈNE II
Un homme âgé se tient dans une cour, en train d’ausculter une arbalète, avec à ses côtés un jeune homme qui le regarde faire.
PALEFRENIER
(Appuyant de ses doigts sur la corde de son arbalète.) As-tu vérifié qu’elle était bien huilée ?
JEUNE HOMME
Oui, père. Il a été fait selon vos ordres. Et le carquois est empli de carreaux.
PALEFRENIER
Bien. Reste vigilant ce soir, mon fils. Les chiens rôdent et glissent en rondes.
JEUNE HOMME
J’ai fait rentrer nos montures, et les barrières sont dressées.
PALEFRENIER
Bien. Tu peux te retirer pour ce soir.
JEUNE HOMME
Bonsoir, mon père. (Il s’apprête à se détourner, avant de fixer un point au loin, et de s’arrêter.) Quelle est cette lueur au loin ?
PALEFRENIER
Rien qui n’ait le mérite de t’intéresser.
JEUNE HOMME
N’est-ce pas un incendie posé sur l’horizon ?
PALEFRENIER
(Un instant.) C’est Lamleh que l’on distingue.
JEUNE HOMME
Je ne me souvenais pas que les festivités du roi offraient jusqu’à nos terres un tel éclat.
PALEFRENIER
Festivités ! Parures et processions, défilés roulant sur des lits de boissons. C’est la honte de ceux qui sont tombés. Qui sait de quelles excentricités se sont alimenté les seigneurs de cette triste cité. Pour assurer leur renommée ils seraient capables d’eux-mêmes s’incendier. Laisse-les à leur propos s’abuser, à l’abri des sécheresses de nos réalités.
JEUNE HOMME
Ne se pourrait-il qu’il y est une urgence ? Ces lumières me semblent trop fortes pour être celles d’une simple fête.
PALEFRENIER
Fais silence ! Tu n’as que la capitale aux lèvres depuis qu’ils nous ont fait parvenir cet appel aux volontaires.
JEUNE HOMME
Je ne cherchais à vous offenser. Je ne voulais que porter mon aide à la cité.
PALEFRENIER
À ton âge, tu voudrais faire la guerre ? Prouver ta valeur à tous alors que tu ne connais pas le poids du fer ? Reste à ta place, tu ne sais de quel prix l’ont payé ceux de ta race. Il n’y a rien à envier aux trains des garnisons, si ce n’est la misère, la honte, et la désillusion. Travaille la terre, fais de la pitance de demain le seul repère. Porte-toi en rêveries, et tu finiras comme ta mère.
JEUNE HOMME
Bien père, je suis désolé.
(Quelques instants. Le palefrenier se retourne pour voir son fils, regardant le même point au loin.)
PALEFRENIER
Cesse de regarder ! Je t’ai dit de les laisser. À trop la voir et y penser tu finiras par te partager son mal. Va auprès de nos bêtes. Les chevaux sont agités depuis le jour tombé. Je les entends hennir avec force depuis les écuries. Va vérifier qu’aucune charogne n’a pénétré l’enclos. (Un instant.) Et prend garde à la réprimande de leurs sabots.
JEUNE HOMME
Il sera fait selon vos ordres. Bonsoir, mon père. (Le jeune homme se retire de la scène.)
PALEFRENIER
Bonsoir, fils. (Il attend quelques instants, regardant dans la direction de Lamleh, puis crache au sol.) Terre maudite. (Il continue à inspecter son arbalète, lorsqu’on entend le son d’un écroulement avec le hennissements de chevaux en panique. Le palefrenier se précipite pour voir par où le jeune homme est sorti et, sur le seuil, titube et recule.) Oh, horreur ! Horreur ! (Il laisse tomber son arbalète et tombe à la renverse.) Ils me l’ont pris, il me l’ont pris. Avalé dans la pierre. Reçu dans les bras des crevasses soudaines, à dormir dans la nuit souterraine. Encore, encore une fois. Je t’avais prévenu ! Je te l’avais dit ! (Il sanglote en tenant son visage dans ses mains.) Oh, regarde ce qu’il est advenu de notre fils et de notre famille, regarde l’héritage de tes songes puérils. (Quelques instants.) Non. Ce n’est pas, ce ne se peut. Non, non, je ne l’accepterais pas, je ne l’accepterais plus. Pas cette fois, pas cette fois. (Il se retourne pour regarder vers le seuil qu’il vient de quitter.) Mon fils ! Mon fils ! (Il se lève et court se jeter de lui-même de l’autre côté. Quelques instants, puis on entend le bruit de hennissements distordus, ainsi que les sonorités de bois éprouvé, de charpentes craquants sous un poids immense.)
SCÈNE III
Wacian, seul au milieu de la lande, se réveille, le visage maculé de sang séché.
WACIAN
Que s’est-il passé. Pourquoi suis-je à terre. Est-ce encore la nuit ? J’y vois si clair pourtant. Non, pas clair. Différemment. Un voile s’est levé sur des formes que jamais je n’avais soupçonné. (Il regarde autour de lui.) Comme l’air tremble. Toutes les silhouettes vibrent. (Il se tourne vers la droite de la scène.)
Oh, Lamleh. Comme la nuit coule sur tes remparts. L’horizon fond sur tes pierres et les baise d’une poix que je sais maintenant avoir toujours été là. Être désormais en moi. Oh, comme tout est si jeune. Si vif. Est-ce donc ce que doivent ressentir les gens de mon âge, ceux qui n’ont connu la morsure des entraves ? (Il se tait et se ferme brusquement, rassemble la terre entre ces mains.)
Est-ce de sa douleur la récompense ? De son agonie la juste revanche ? L’a-t-il tant fallu lui infliger pour enfin voir ce carcan exploser ? Payer de son viol cinéraire ce pacte maintenant scellé ? Tout ce que l’on a jamais voulu était que l’on ne nous sépare jamais plus !
Non. Nous voulions plus. Nous voulions tout. Et nous l’aurons, et davantage encore. Une nuit, une nuit seulement. Pour enfoncer dans la terre un nouveau serment. Réécrire l’ensemble des testaments, rédiger une nouvelle déité. Et pour encre leur gorge dénudées. Que tous ceux qui ont participé de ce dénouement connaissent de ces heures le jugement. Maintenant, maintenant il me faut rassembler. Les vertèbres enlisées, et les astres atrophiés. Ce rêve excisé, ces hurlements écorchés. Consume toutes mes fibres et arrache mes artères une à une ; nous irons tous pourrir dans la plus profonde des lagunes. Lève toutes tes ruines, qu’on les dresse en une folie de famine. Toi et moi ensemble ma sœur nous irons leur partager notre plus âpre rancœur. Ton pacte, ton pacte est accepté, ton délai imposé est enregistré. Que toutes les plus antiques langues, sauvages divinités, soient désormais déliées. (Il marche et quitte la scène. La lumière diminue, puis revient peu à peu pour montrer, à l’extrême opposé, un haut mur. Des gardes en armes s’y tiennent, en haut des portes fermées de Lamleh et rient ensemble. Ils s’échangent des bijouteries sorties d’un sac de jute.)
GARDE DES PORTES I
Fin de la misère et de nos restrictions arbitraires ! Peu nous importent nos mornes seigneurs, nous abandonnant pour le lucre de plus distrayantes heures. Je renie tout ce qui nous rattache ailleurs, c’est ici désormais que nous établirons demeure.
GARDE DES PORTES II
Oui, peu importent ceux qui ne voulaient voir dans cette place la cité la plus forte, comme de ma propre maison je défendrais ses portes.
GARDE DES PORTES III
Et regarde comme fument les brasiers, et comme avec les gardes nous formons une même armée. Que nous importe l’enclave des séditions, lorsque contre nos propres maîtres nous tourner nous pourrions. Il est l’heure de leur faire goûter les saveurs du limon, les rabaisser à nos talons qu’ils ont de si nombreuses fois ordonnés en formations.
GARDE DES PORTES IV
Vous êtes les bienvenus sur ces pierres, désormais je vous considère comme mes frères. Si nos maîtres diffèrent, nous partageons une même soif séculaire. Révoquons de leur autorité les fers, tout prendre pour nous est désormais chose élémentaire.
GARDE DES PORTES I
Partons pour la guerre, mais pas de celle que nous impose les tyrannies princières. Qu’elle soit spontanée et désirée, je traiterais chaque bourgade de ce pays comme je le fais de mes aimées ; une fois la passion ardente assouvie, il me faudra ailleurs chercher.
GARDE DES PORTES III
Tu es le digne porteur de ton grade. (En-dessous d’eux, l’on voit Wacian au loin qui s’avance, comme absent. Le garde donne un coup de coude à son plus proche compagnon.) Vois, regarde. Une visite pour distraire notre garde.
GARDE DES PORTES IV
Il semble mal en point, et venir de loin. Quelque victime dépouillée, il semble ne pas y avoir grand-chose à tirer.
GARDE DES PORTES I
(Le garde se hausse au-dessus du rempart.) Qui vient s’imposer aux portes de Lamleh, la seule cité libre de toutes les landes exsangues ?
GARDE DES PORTES II
Peut-être veut-il participer aux festivités. Nous aurions de quoi le distraire, et même le réchauffer, si du froid des landes il veut se débarrasser.
WACIAN
Ne reconnais-tu pas ton prince, le juste seigneur de cette province. Ce n’est rien. Ouvre-moi, que je te montre les conséquences lorsqu’on m’évince.
GARDE DES PORTES IV
(Les gardes rient.) Allons donc ! À l’heure où nous parlons, notre fier seigneur doit connaître des fers la douleur. L’on nous avait commandé de l’arrêter, mais de zèle nous avons sûrement juré.
GARDE DES PORTES III
Un de plus, un de moins. Tant qu’au final nous pouvons enfin forcer notre main.
GARDE DES PORTES II
J’aurais aimé participer à la traque, mais il nous fallait nous assurer qu’aucun par les portes n’en réchappe. Qui t’avait donné ces ordres d’ailleurs ?
GARDE DES PORTES IV
Je pensais que c’était à toi qu’ils étaient parvenus.
GARDE DES PORTES II
Comment cela se pourrait, j’étais encore dans l’armée venue appuyer Lamleh lorsque la cérémonie a commencé.
GARDE DES PORTES I
Qu’importent vos confusions, ne laissons de traces à ce qui pourrait nous réclamer justification.
WACIAN
Ouvrez ces portes !
GARDE DES PORTES I
Bien sûr, noble seigneur ; a été entendue cette juste clameur. Je possède la clé qui permet d’immédiatement vous faire passer.
(Il bande son arc et tire une flèche qui perce l’épaule de Wacian.)
WACIAN
(Reculant avec un grognement de douleur, il empoigne la flèche qu’il a reçu.) Ah ! Insolents, infirmes de loyauté ! Toutes vos lames dégainées ont autant de tranchants que vos serments prononcés ! Vous nous avez trahis. Honnis et bannis avant les premières heures de notre naissance. Mais même votre ennemi je saurai vous donner guidance. Je vous donnerai l’occasion de vous rallier face à une commune menace.
(Regardant au-dessus de lui.) Que s’ouvre le temple, et que se déverse la plus sombre entente. Lâche les flots inhumés, participe de ce à quoi tu t’es engagé. (Il regarde la porte.) Il n’y aura aucune égide assez épaisse pour retenir mon acide, ni aucune fracture trop importante pour freiner cette marche incandescente. Vous résonnerez tous de ses cris que je ne peux qu’entendre. (Il brise la flèche qui le transperce.) Use-moi jusqu’à la sueur dernière, et que soit écartées toutes les retenues salutaires. Mais laisse-moi laver ses cendres dans le sac ouvert de leur ventre.
(La lumière gagne en un rouge agressif, et un rideau noir opaque tombe sur la scène sans pour autant empêcher complètement de voir au travers. Un hurlement de bête se fait alors que l’on voit une forme se propulser contre la droite de la scène, avec le bruit immense d’un fracas de portes. Au travers du rideau l’on distingue les ombres de soldats sur un fond rouge pur, et la forme de Wacian les affrontant et tuant tous, malgré le fait qu’on le voit à plusieurs reprises se faire transpercer. Il pousse des hurlements bestiaux, et grogne de douleurs à chaque coup reçus, mais il ne s’arrête pas pour autant. Les sonorités de débâcles armées tournent rapidement à un brouhaha de carnage, et la lumière progressivement diminue. Peu à peu les sons de respirations et de lutte de Wacian dominent le bruit ambient et, lorsque la scène est éteinte, on n’entend plus que ceux-ci.)
SCÈNE IV
Vren, dans la tenue qu’il avait lors de la cérémonie, se précipite en panique et ferme une porte derrière-lui.
VREN
Panique de foule, pareille aux mouvements de la houle. Devancé, attaqué, alors que nous étions sur le point même de frapper. Ce ne se peut, ce ne se peut. (Il regarde la pièce autour de lui.) Héritier ! Héritier ! Où sont tes armées, où sont les peuplades promises, celles qui devaient immortaliser nos terres conquises ! Tous tes serments sont de l’encre, voués à dissimuler le vide auquel tu ne peux que prétendre. Tu as voulu te jouer de moi, viens-donc si ce n’est qu’à portée de mes bras. Montre-toi ! Ta prétendue ascendance, ta légitime semence. Toutes ces paroles inscrites lors de cette séance. Tu oses, tu oses te réclamer de ceux dont tu ne serais en droit de si ce n’est que regarder ! Viens t’ouvrir à moi, voyons si tes entrailles ont les mêmes dédales que celles du roi !
(Sonorités de course, des servants fuient dans le sens opposé de Vren, le dépasse sans même s’y arrêter.)
SERVANT I
Courrez ! Quittez le fort !
SERVANT II
Les hauts quartiers sont en feu, ils massacrent tout le monde !
VREN
(Vren attrape un servant et l’immobilise de force.) Quel feu ? Pourquoi cette ruée ? Parle !
SERVANT III
L’incendie, l’incendie des quartiers royaux ! Il s’est propagé aux cachots ! Les gonds sautés, les seigneurs enfermés se sont libérés et se sont mis à tuer ! (Il se débat et parvient à s’extirper de l’emprise de Vren pour poursuivre sa fuite.)
VREN
Faible ! Où sont les gardes ? J’avais ordonné de faire garder les prisons ! J’avais fait endiguer leur plus incendiaires intentions ! Mes quartiers, il me faut rejoindre mes quartiers. (Vren s’avance dans la direction que les servants fuyaient. Il ralentit en voyant les corps de gardes entretués, alors que les lueurs d’incendie ne font que croître sur la scène.) Quelle est la signification de ceci. Qui a pu verser tant d’entrailles jusqu’ici. Il n’y a que des gardes ; je ne vois pas de trace de l’ennemi. Avons-nous des opposants si puissants qu’ils peuvent nous abattre sans même perdre une seule goutte de sang ? (Il avance comme hébété entre les corps qui jonchent le sol.) Où sont nos armées ? Où est Adrian ? (On entend les coups venant de l’intérieur d’une chambre fermée. La porte est sur le point de céder, et Vren la regarde immobile. Un dernier assaut en fait sauter les gonds, et l’un des seigneurs enfermés en sort, l’œil crevé, tenant son bras blessé, haletant.)
SEIGNEUR I
Lâche infâme, Vren, tu ne vaux pas mieux qu’une chienne ! (Il s’approche de Vren, toujours immobile, tenant une hache de sa main libre. De la chambre qu’il vient de quitter parvient des plaintes qui le fait se retourner. Après quelques secondes, un homme, le visage en sang et tenant son flanc, s’appuie contre le seuil de la porte brisée.) Toi encore !
SEIGNEUR II
Putride exsudat, je n’en ai pas terminé avec toi. Viens goûter la muselière, je ne partirais d’ici sans avoir récupéré la terre de mes pères ! (Le second seigneur se jette sur le premier, et les deux tombent, tentant de s’entretuer. Vren recule, commence à courir loin de la scène, lorsque deux gardes tombent à ses pieds, sortant de l’extrême côté de la scène. Le premier garde est au-dessus du second et l’étrangle de ses mains.)
GARDE I
Ose, ose encore vouloir t’en prendre au prince, traître ! Tes mains achetées n’entacherons jamais notre loyauté ! Nous abattrons tous les ennemis de sa royauté !
(Vren recule, titubant, alors que les lueurs d’incendie s’accroissent. Il s’arrête contre un mur pour reprendre son souffle. L’on entend des bruits de lutte venant de partout. Quelques instants passent, avant qu’un autre garde n’entre sur la scène et voit Vren.)
GARDE II
Enfin, je vous ai trouvé !
VREN
Ne m’approche pas !
GARDE
Seigneur-régent, prenez garde- (Le garde se précipite vers lui en regardant par-dessus son épaule. Vren plante sa dague dans son torse alors qu’il ne le regarde pas. Le garde pousse un cri comme muet, et titube, regardant quelques instants Vren, l’air perdu. Il s’écroule à genoux, une main contre le sol, l’autre posée sur la dague, et peine à respirer. Vren est rivé dos au mur, immobile, à le regarder lentement se vider de son sang et mourir.)
VREN
Vous êtes des traîtres. Des traîtres. (Il longe le mur jusqu’à quitter la scène.)
SCÈNE V
Trois rescapés sont recroquevillés dans un mince espace sous des décombres. Des torches sont allumés à même le sol.
RESCAPÉ I
Est-ce que de l’extérieur l’on verra vraiment ces vaines lueurs.
RESCAPÉ II
Nos cris ne les atteignent pas, les décombres sont trop denses pour cela.
RESCAPÉ III
Les portes brisées, et la muraille écroulée. C’est un miracle que l’on ne soit morts écrasés. (Quelques instants.) L’on pourrira en ce cas étouffés.
RESCAPÉ I
Vois, vois comme l’ombre coule et suinte de notre toiture de débris. Méphitique haleine, une négative phalène. Chaque goutte amoindrie nos sens, et nous porte à de plus fortes torpeurs.
RESCAPÉ II
La nuit pèse lourde au-dessus de nous. Faim et soif m’ont désertés. Le crépuscule tombé, tout le reste a suivi. Ne reste que ces membres de poix, et un sommeil pareil à du plomb.
RESCAPÉ III
Pourquoi lutter face aux évidences. Il est absurde de se lever contre les fatalités, d’espérer tenir sous le poids de remparts écroulés. Il est sage de considérer ce qui est clair, et ménageant l’espoir impertinent, ne pas davantage se lier à l’amer.
RESCAPÉ I
Nous sommes dans la maison la plus au soir, et reposons dans les latitudes des dernières frontières. Ce qui a pu être fait, l’a été. Il n’est plus l’heure de considérer ce qui aurait dû être changé. Il nous faut nous en remettre au monde.
RESCAPÉ II
Éteignez les torches qui heurtent nos yeux. Je ne veux plus voir cet endroit. Si je dois m’effacer, qu’on m’épargne de ce puits le constat.
RESCAPÉ III
Oui, éteignez les torches. Plus que leur fumée leur lueur me suffoque. Qu’on laisse à mes paupières rougies le bénéfice d’imaginer de plus agréables lits. Maigre confort, maigre confort ; afin de permettre à nos corps éreintés de mieux dormir.
RESCAPÉ I
Dans ce cas, éteignez les torches. Pourquoi refuser d’entrer alors que nous nous tenons sur le porche. Ce furent des vies ardues, et peut-être peu heureuses, chargées de leurs peines et de leurs chaînes. Mais ce qui a été vécu, a été vécu. Nous avons joué selon les cartes que l’on nous a donné. Et nous sommes en droit désormais de nous reposer. Il n’y a plus à questionner, ce qui aurait pu être fait. (Chacun souffle les torches, et une obscurité s’impose avec un silence absolu.)
SCÈNE VI
Adrian dans son armure de guerre, roussie de son usure comme de rouille. Il porte un lourd casque où sont intégrées comme un buisson des épines de métal. Il est à genoux, front contre la garde de son épée plantée.
ADRIAN
Puissances des confluents, de vos débits je serai le serment. (Il se relève et quitte la tente dressée où il se trouvait. Des gardes se précipitent, des préparatifs en urgence sont mis en place pour le siège.) Préparez les armes, placez les archers ! En cette nuit nous sommes attaqués ! (Les gardes le voyant s’attroupent autour de lui, d’autres continuent de se préparer. Adrian se tient droit, surélevé, attend quelques instants avant de commencer.) Une nouvelle menace s’élève, et à notre heure la moins préparée, vient en plein cœur nous frapper. La porte, est brisée. Le rempart, percé. Les niveaux inférieurs, incendiés. Du haut du château j’ai vu l’ennemi s’avancer, notre première garde s’effondrer et sa bile se propager. Quel sage seigneur n’aurait pas capitulé ? Quel commandeur supérieur n’aurait pas préféré parlementer ? Je ne suis pas de cette race. Je ne veux pas de légende, je ne veux me sustenter de louanges. Je ne vis que pour ce creuset, que cette enclume incendiée.
(D’autres gardes sont venus l’écouter.)
De votre respect j’ai démérité. Trop longtemps ai-je laissé d’indignes divertissements m’éloigner. Que cette nuit décape toute ma vie. Que le superflu soit arraché de son cri. Je me voue à l’urgence, et je renonce à toute autre allégeance. Peu m’importe les lendemains et les projets pour d’éventuels matins. Ma place est ici, dans l’étreinte même de l’incendie. Une fois de plus je vous demande votre obéissance. Silence, pliez-vous à mes exigences, et je vous montrerais à nouveau de la dévotion l’excellence. Désormais, vos noms sont perdus, et votre passé n’est plus qu’une écale superflue. Peu importent les murailles, peu importent les forts et les onagres. Nous sommes désormais la vivante enclave. (Il dégaine et lève haut son épée.) Lève les phalanges continuées de l’acier, sens tout son tranchant dans tes mains palpiter ! Là, l’armée ! Là, notre réponse expédiée ! Marchons, piétinons la terre qui boit notre sueur à foison. Lamleh sera là où je poserai l’étendard, et notre campagne ne sera achevée qu’au prix des lambeaux de ce soir !
Êtes-vous avec moi ! Répondez-vous de mes ordres ! Attendez-vous à un morne trépas, ou décidez-vous de vous y porter avec moi ! Quittez le titre de garde, et redevenez soldats ! (Les gardes dégainent, acclament Adrian.) Alors, dansons la ronde des épées, pénétrons dans l’orage d’acier ! Nos vergers seront de fer et nos croissances d’airain, nos vignes de bronze et nos folioles d’étain ! Oubliez-donc le sang qui hurle dans mes veines, oubliez l’objet de votre précédente haine. Jetées à bas les structures je ne suis désormais plus que cette armure. Prenez vos lances, faites sceller les montures ! Et donnons à l’ennemi une entaille encore plus profonde que l’azur !
SCÈNE VII
Le capitaine de la garde est au sol avec Mérédith qui se débat en criant, le frappe de ses bras. Il y a des rumeurs de courses confuses, des imprécations lointaines.
CAPITAINE DE LA GARDE
Ne prends garde à tous ces lâches en fuite, et à ces rumeurs d’incendie. Toi et moi, nous avons toute la nuit, et nous allons la passer ici. (Dans le coin de la scène, face au capitaine de la garde, apparaît de manière fugitive la forme du Hiérophante, le faisant se redresser brusquement.) Qui est là ?
(Mérédith arrache la dague qui tenait à la ceinture du capitaine de la garde, et l’enfonce profondément dans son flanc avec un cri. Il recule, comme sonné, regardant d’abord ses mains en sang puis Mérédith.)
MÉRÉDITH
Porc, tes caresses sont pires que la mort. Jamais plus tu ne toucheras mon corps, jamais plus tes soupirs encore.
CAPITAINE DE LA GARDE
(Comprimant de ses deux mains sa plaie.) J’ai gravé ma marque au creux même de ton sein. Tu porteras mon nom et mon souvenir jusqu’à la fin. J’ai sauvegardé mon immortalité dans la rupture de tes reins. Il n’y a rien maintenant que tu puisses, maintenant que je me suis inoculé entre tes cuisses.
MÉRÉDITH
(Elle enfonce profondément de ses mains la lame dans le ventre du capitaine, avant de la retirer brusquement, le laissant s’écrouler. Quelques instants. Elle lâche la dague au sol et se laisse tomber à genoux.) Je suis bercée d’immondice. Gorgée à jamais du vice. Il n’y a pas de retour de cette souillure. Rien qui ne soit capable d’apaiser cette déchirure. Oh, Wacian. Orpheline, ton frère est maintenant couché sous la bruine. Et tes larmes bafouées ne pourront pas laver sa tombe anonyme. Un drap de fange commence de se dresser jusqu’à ses si douces phalanges, et viendra effacer ses traits que tu as tant voulu de tes lèvres chaque matin éveiller. (Elle caresse le sol de sa main. Des lumières caustiques ambrées balayent lentement la scène.) Pourquoi n’ai-je su t’écouter, pourquoi n’ai-je vu dans quel état tu étais, recouvert de plaies sous ton manteau d’épées. Plus que tous, j’aurais dû t’entendre crier. (Quelques instants.) J’aurais dû te convaincre de partir, te prouver que notre valeur ne se trouvait pas en la hauteur d’une demeure. Un chalet, oublié, au-milieu des landes qui de leur aridité nous aurait abrités. Nous aurions eu une vallée qui aurait valu tous les palais. Et nos bras entrelacés pour ne jamais douter du choix que nous aurions fait. Ensemble. Rêve déchiré. Désir profané, cette lamelle d’espoir déflorée. L’air maintenant ne sera plus jamais le même à respirer. (Elle se redresse.) Mais je me refuse à t’abandonner. Je serai le cierge sali, la statue gardant ton temple failli. Je refuse de te laisser à la corruption, et je ne tolérai l’hégémonie du limon. Wacian, notre danse doit se poursuivre jusque dans les pentes les plus infâmes. Je baiserai tes cils pour les prévenir de sécher, et je rongerai les salissures qui voudront se longer jusque sous tes ongles comme d’horribles ramures. De mon corps défait je serai contre ta décomposition une armure. Il n’y aura pas une heure qui ne sera dédiée à la conservation de tes meurtrissures. Je serai sans fin, jusqu’à ce que tu te transformes en pierre enfin. Et là, à tes côtés, je pourrais finalement reposer, sachant que personne ne pourra sur nous poser la main.
(Les lueurs ambrées mettent en lumière le masque du Hiérophante qui se tient contre le mur de la pièce, immobile. Mérédith, le voyant, récupère la dague tombée et la place sous sa gorge.) Personne ne perturbera davantage ma garde. Ose, ose m’approcher et je me tranche la gorge sur le champ.
HIÉROPHANTE
Ce serait l’erreur qui priverait votre frère de votre chant.
MÉRÉDITH
Tu mens. Ils l’ont emporté, je les ai vu le traîner. Ils l’ont emmené loin au-dehors, et maintenant il est mort.
HIÉROPHANTE
Pourtant il vit encore, consumé des plus impérieuses flammes de l’angor.
MÉRÉDITH
Aux bûchers, ils l’ont rivé aux bûchers ?
HIÉROPHANTE
Aucun feu des hommes ne sauraient rivaliser avec celui dont il est atteint. Il a participé d’un festin que ne devrait connaître aucune faim.
MÉRÉDITH
Parle clairement, est-ce que Wacian est encore vivant ? Est-ce que mon frère figure encore dans les sarments de notre temps ?
HIÉROPHANTE
Qui sont, ici, les vivants ou les morts ? Je connais des dépouilles plus actives que des légions entières, et des dirigeants plus éteints que les résidents de cimetières. À quel catégorie appartient ton frère ? Va donc t’en assurer, héritière, d’un pas précipité. Le fort ne pourra tenir de toute éternité maintenant l’incendie dans ses mailles propagé. File entre ses factures jusqu’à trouver le parangon d’une continuelle rupture.
(Un hurlement lointain, à peine audible et inhumain se fait entendre, suivi de cris de hyènes. Le Hiérophante tourne son visage dans sa direction.) Il me semble qu’il te cherche, que pour toi il portera l’assaut jusqu’à cette tour. Qu’attends-tu ? Va l’intercepter dans la cour. Même fissuré il n’aura de cesse de désirer ton amour. Même mort il voudrait ériger ton nom comme le seul et unique jour.
MÉRÉDITH
(Elle semble hésiter, regarde et la direction du cri et le Hiérophante. Puis, dague à la main, se précipite, hors de la scène, laissant le Hiérophante seul.) Wacian !
SCÈNE VIII
Vren rentre brusquement dans une salle où sont entreposées des armes ainsi que plusieurs caisses de bois, entassées là où il y a de la place. Il en ferme les portes, et les bloque avec des lances reposant à côté. Il s’appuie contre l’accès bloqué, et écoute quelques instants.
VREN
Il nous faut, il nous faut repousser l’attaque. Nous réorganiser. Oui. Expulser l’ennemis de nos murs, de nos formations nous faire une armure. Il faut, il faut- (L’on entend un cor qui résonne au loin. Vren se rapproche d’une fenêtre donnant sur les plaines devant Lamleh.)
Mouvements de troupes. Nos armées rassemblées, dirigées comme je ne l’avais vu depuis des années. Bien, dressons, dressons le jugement et la rétribution, punissons ceux qui ont voulu atteindre à notre renom. Mais qui affrontent-ils ? Où est notre ennemi que je ne vois sur la plaine ? Où sont les bannières des seigneurs étrangers, où sont les étendards de la haine ? (Un second cor est sonné.) Et voilà que nos hommes chevauchent, seuls, loin de nos remparts. Ne désirant affliger à nos ennemis de justes déboires, mais cherchant à servir d’autres pouvoirs. (Quelques instants.) Déserteurs. Fous. Vous êtes tous fous. La raison nous a abandonné et nous courons tous à notre plus pure perte. Toute direction a échoué. Le rituel a échoué. (Vren s’écarte, s’approche de caisses entreposées, et voit le portrait lacéré du roi.) Toi, encore. Qui t’a amené ici. Est-ce de mon fait ? T’ai-je provoqué ? Si c’est le cas comment puis-je me faire pardonner ? Exprime-moi tes volontés, je saurais me racheter. De ta voie je n’ai jamais voulu dévier. (Quelques instants.) Ton silence, ton silence est une insulte. À quoi bon courir. Ce n’est plus de notre ressort de redresser les torts du monde. Tout est perdu. Peu importe s’il y a encore des voies possibles, si nous sommes sans formes, râles de poussières, sur leurs pavés putrescibles.
(Quelques instants.)
Où sont les gardes. Où sont les hommes qui nous ont été promis. Où sont les seigneurs qui devraient se porter à nous en cette heure de survie. Vous nous avez abandonnés. Traîtres. Conspirateurs apeurés. Le sang est mort et l’aube à jamais fanée.
(Quelques instants.)
La conspiration nous aura rivé sur les dents même du serment. Nous nous sommes déchirés sur ce qui devait nous élever. La toile a été trop finement tissée, qui donc, qui donc a pu aussi clairement nous pénétrer. Une brèche, une brèche a été faite. Des informations, secrets d’État et honteuses décisions, volés par force d’extraction. Wacian ? Ce n’est pas Wacian. Je le connais, non, il ne possède pas les qualités pour ainsi nous emmêler. Il n’y en a qu’un dans ce royaume qui peut… (Il s’arrête brusquement.) Ramaleh. Le seul en mesure d’une si obscure trame dresser. Celui qui aux premières cassures s’est évadé. Celui qui à la trahison a ouvert l’accès. Le gant de Lamleh a trouvé une meilleure main à parer. Le gant de Lamleh a choisi de meilleurs atours à épouser. Au bout, bout la race est épuisée. Plus jamais de roi il n’y aura.
Que la lande croûle sous son propre poids, gorgée du sang noir des traîtres. Que toutes les engeances courant sa carcasse connaissent les cribles de la faim et de la corruption. Que leur descendance, si elle doit être, soit malformée, le juste reflet de ce qui s’est toujours dissimulé. Claudiquante, bossue, membres en surplus. Sans peau pour contenir le sac de leurs entrailles, ils traîneront derrière eux des labyrinthes sans murailles. Que leur gorge ne s’épanche jamais, et que leur langue de râles animaux soient constituées. Que toute main se tourne pour les frapper, avec dégoût et rejet, et que leur corruption affichée leur détourne toute hospitalité. Que la lande ingrate et sans merci les abrite comme une charogne arbore la lèpre. Et qu’à jamais cette contrée devienne la patrie des oubliés, le lamentable sanctuaire des reprouvés. Que tous les seigneurs étrangers signent le décret enfermant en ces frontières la race la plus abhorrée. Que la dernière salive et que les os brisés de Vren soient le sceau arrêtant cette malédiction, que mes vertèbres poignardées soient le carcan de ceux maintenant par le royaume défiguré.
(Il quitte la fenêtre et se dirige vers l’autre bout de la pièce.) Mais l’on ne saura ici me river. De toute cette toile je suis l’intime des filets. En moi je porterai les derniers rêves de Lamleh. Seul je sauverai la mémoire de sa royauté.
SCÈNE IX
Wacian après avoir brisé les portes, blessé de son attaque, le corps criblé de flèches, respire avec peine en étant assis sur quelque monticule. Le fond de la scène est rouge sang, agressive. Sur la scène, mis à part Wacian un peu plus mis en lumière, on ne peut distinguer qu’avec peine les silhouettes de nombreux corps inertes, recouverts de suie. Une délicate lueur rouge tombe sur eux. L’on entend les sonorités de feux qui brûlent, et le corps de Wacian fume, comme consumé.
WACIAN
Assez. Ce n’est pas assez. Où sont ces promesses de puissance, ces serments de mâchoires capables de rompre toutes les échines. Il en reste tellement. Paroles vaines, prétentieuses propositions. Tous, tous continuellement se détournent, incapable de voir, inapte à subir davantage. Refermés sur leur propre suffisance, gavés de leur exhalaisons les plus satisfaites, ils s’écartent, s’écartent dès qu’il est requis d’eux de se dépasser. Il ne reste que mon épuisement. À nouveau.
(Wacian regarde l’obscurité autour de lui.) Où es-tu, maintenant que tu t’es engouffrée dans le chemin que ma carcasse a percé ? Tu profites de ta part, tandis que je gis dans les râles impuissants de ton opulence la plus muette. (Il tend le bras, paume tournée vers le ciel, et pointe vers les cadavres des soldats autour de lui.)
Vois, vois comme la nuit tombe sur eux. Elle se gorge, et se repaît des laissés de mon sillon. Vois comme elle enveloppe et suce leur corps, densifiant l’obscurité en émanant de leurs membres voués aux larves et aux vers. Ne m’avais-tu pas promis de partager avec moi, de fendre les gazes de tes entrailles pour me les offrir. Un pacte, un pacte a été passé.
(Wacian se met à genoux, dressé.) Tu ne pourras te montrer avare de tes pouvoirs. Et ces banquets dans lesquels tu te complais, ces sombres festins, seront aussi les miens. (Il fait geste de ses mains aux cadavres de venir à lui.)
À moi, à moi les nectars incendiaires, distillés des vignes les plus amères. (La lueur rouge s’intensifie, devient de plus en plus forte.) Converge, chair abrasée, monceaux brisés, limon sanglant, charnier grouillant. (La lueur devient épileptique, frénétique, alors que les corps commencent à convulser, et à se tirer vers Wacian. Leurs bras noircis entourent son corps, s’y agrippent tandis qu’il éprouve un soulagement visible. La pulsation de la lumière devient explosif et s’interrompt brusquement, laissant voir les corps propulsés en arrière. La lumière revient peu à peu, diminuée, sur Wacian courbé et les corps de nouveau inertes. Quelques instants, puis Wacian inspire profondément, se redressant.)
Oh, désaltérante jouvence ! J’ai bu à la courbe des étoiles, renié leur axe fatal ! (Il épouse les formes de son corps.) Toutes mes plaies, dispersées, comme de vaines écales. Mon corps d’une nouvelle vigueur n’est que le piédestal. (Il se redresse, ses blessures disparues.) Quelle vie court dans mes veines, quelle fourrure est venue parer les épaules de ma haine ! Une nuit, une nuit seulement. Ce serait assez pour prendre la moitié de la terre, avec d’une semblable fontaine l’assurance des écoulements. Qui aurait pensé que les morts pouvaient garder enfermé un tel secret. (Il se penche, agrippe à la gorge un cadavre.) Non… Ceux-ci sont épuisés, vidés de leur moelles la plus prisée. (Il lâche de dépit sa prise.) Pourtant… Pourtant je pourrais user d’une pareille sève.
(Le cor de l’armée est sonnée, et une acclamation guerrière lointaine se fait entendre.)
Oui, oui ! Venez, venez mes sujets ! Votre prince est de retour, animé d’une puissance sans atours ! Dirigez votre ruée d’acier sur mon étreinte. Ne craignez le sommeil si toutes les bougies sont éteintes. (On entend un second cor, puis au loin le sabot de nombreux chevaux, et Wacian s’avance les bras écartés en accueil, son épée toujours en main.) Venez vous déchirez jusqu’à moi, ces embruns vous font les ignorants de l’effroi. Venez, venez, je saurai vous faire accueil. Et disperser vos membres à tous les écueils.
SCÈNE X
Trois rescapés se trouvent au sommet d’un clocher. Le premier est assis contre le rebord d’une fenêtre en fond, le second est cloitré dans un coin, bras entourant ses genoux, tandis que le troisième est aussi auprès d’un feu de bois improvisé. Un cloche massive est suspendue au milieu de la scène.
RESCAPÉ III
Qu’est-ce dans l’air qui empoisonne et dilue toute saveur ? J’ai froid d’un froid que je ne connais pas.
RESCAPÉ I
Rapprochez-vous du feu, restez-y. Ce n’est que le contrecoup des intensités et des horreurs de la nuit.
RESCAPÉ III
Je ne saurais davantage me pencher sur le feu sans m’y immoler. C’est autre chose. C’est dans mes os, fleurissant sans coups de noires ecchymoses.
RESCAPÉ I
Une poignée d’heures seulement nous séparent de l’aube. Là, si l’on nous sort de cette tour éventrée, peut-être pourrions-nous ces landes quitter.
RESCAPÉ II
Et pour rejoindre quelle contrée. Nous n’avons rien pour traverser semblable aridité. Le plus proche village nous verra mort d’inanition avant que l’on ne pénètre ses parages. (Ils ne disent rien pendant quelques instants.) N’y-a-t-il toujours rien au-dehors ? Personne ne voit donc que ce clocher va s’écrouler sur nos morts ?
RESCAPÉ I
(À la fenêtre, regardant au-dehors.) Toute la lande est prise ; elle est gorgée de nuit. Il n’y a personne pour nous libérer de ces débris. C’est une chance que ce clocher sous l’enfoncement des portes n’est encore failli.
RESCAPÉ II
Ce n’est pas possible. Il doit y avoir un accès, un moyen. Je ne peux supporter le grincement de ces structures au dernier seuil atteint. Et cette chevauchée que nous avons entendu, elle peut revenir, elle n’était pas si loin.
RESCAPÉ I
Le silence maintenant s’est imposé. La muraille est brisée, et toute la lie en attente s’est déversée. S’il reste qui que ce soit, depuis longtemps il s’en sont allés.
RESCAPÉ II
Est-ce vrai, ce que les autres criaient ? Est-ce bien le prince qui a mené cette percée ?
RESCAPÉ I
Qu’importe ? Je n’ai rien vu. Il n’y avait que les clameurs et les débâcles des corps armés. Puis les véritables incendies se sont déclenchés, se sont répandus comme autant de fanges inquiètes de s’arrêter. Ils doivent encore faire rage. On peut toujours entendre de leur morsure les ravages.
RESCAPÉ III
Les banderoles ont fait des flammes à tous un égal partage. Toute la basse-ville s’est vue si aisément avalée. Les feux auraient dû être contenus, la cérémonie avait été pensée pour ne présenter aucun superflu. Pourtant les bannières tissées et dressées qui couvraient Lamleh, symbole de notre nouvelle sécurité, auront propagés leur effet. Sommes-nous les seuls à avoir pu en réchapper ?
RESCAPÉ I
(Toujours à la fenêtre.) La nuit est par trop épaisse. C’est comme si un miasme pesait sur le feu. De la poix qui encercle je ne peux que deviner les éclats des bâtisses consumées. Mais l’odeur, l’odeur ne trompe pas.
RESCAPÉ II
(Prenant sa tête entre ses mains.) Oh, qu’allons-nous faire, qu’allons-nous faire. Emmurés vivants, sans rien pour de ce clocher nous extraire.
RESCAPÉ III
Peut-être pourrions-nous encore sonner les cloches, il doit y avoir quelqu’un de suffisamment proche. Quelle autre solution nous reste-t-il ?
RESCAPÉ I
Attendre au sommeil. Résigne ton monde ; il ne se borne plus qu’à ces ruines. (Plusieurs instants sans que personne ne bouge ni ne parle.) Sonnons les cloches.
RESCAPÉ II
Et pour qui, pour qui les sonner ?
RESCAPÉ I
Pour nous-mêmes. Faisons de notre plus éreintante veille un carillon accompagné d’un limon de plaintes vermeilles.
RESCAPÉ III
Je n’aurai pas honte d’avoir un incendie pour témoin. Donnons le nécessaire solennel à notre déclin.
RESCAPÉ II
Peu importe. Faites taire le silence d’un rythme de chapelle. Que le tintement cesse lorsque nous aurons bu la plus placide coupelle.
RESCAPÉ III
Que ceux qui ont survécus sachent qu’ils ne sont encore totalement mis à nu. Et s’ils ne peuvent venir nous aider, au moins reste-t-il encore un son à la hauteur de Lamleh.
RESCAPÉ II
Sonnons, alors, sonnons. Avançons sur ce chemin fait de tremblants brandons. Et lorsque nous tomberons, nous ferons de notre silence le plus intime carillon. (Il quitte la fenêtre et, empoignant la corde sous la cloche, commence à la faire tinter avec lourdeur.)
SCÈNE XI
Adrian revenant de sa chevauchée contre Wacian avec un rescapé blessé dans un avant-poste, tous deux maculés de terre et de sang. Il soutient le rescapé sous ses ordres, et à son entrée, on le prend pour l’étendre.
SOLDAT I
Général ! Vous avez survécu !
ADRIAN
(Adrian va au fond de la pièce, agité, fait face au mur et ne regarde personne.) Ne me regardez pas. Indigne, indigne, une infamie…
SOLDAT II
Que vous prend-t-il ? Attendez, vous êtes blessé, vous êtes couvert de sang.
BLESSÉ
(D’une voix faible, parlant de la civière où on l’a posé pendant qu’on prépare ses bandages.) Ce n’est pas le sien.
SOLDAT I
Que voulez-vous dire ?
BLESSÉ
Chargé, nous avons chargé contre lui. Mais aucune de nos attaques ne l’arrêtait, bien nous que le blessions, et qu’il a poussé nombre cris de douleurs sous nos lames. Pourtant il répondait. Ils sont tous tombé, un à un, sous l’amplitude de ses lacérations. Il n’en reste pas un. (Un instant de silence, Adrian est figé dans le coin de la pièce, les soldats sont visiblement inquiets.) Le pays est perdu. La couronne est morte.
SOLDAT II
Comment avez-vous survécu ?
BLESSÉ
Nous avons tenté une chevauchée, avec nos dernières troupes rassemblées, avons passé le corps de nos soldats gisant au sol, pour nous fracasser contre le prince. Mais lui, la bête, a sapé les jambes de nos montures et a fait de notre ruée le couvercle de notre mausolée. Il a massacré les hommes encore rivés à leur selle et a fouillé dans les corps empilés pour s’arroger la gorge de ceux qui étaient inhumés. Le général menait la charge, et j’étais derrière lui. Nous sommes tombés les premiers dans le fossé. Ma monture démembrée écrasait mon corps, et les autres sont venus s’empiler sur moi. (Il tousse du sang.) Entassé sous les membres raidis, tous devenus hérauts d’hémorragie, coulant sur mon visage. J’étais trop profondément enterré pour que le prince descende jusqu’à moi, et je pensais mourir de suffocation bien après que la lande ait été désertée de sa présence, lorsque que l’on tira les corps qui me brisaient. Dans un océan de membre notre général m’a trouvé, et se couvrant de leur suc il a su m’extirper.
(Quelques instants où tous restent silencieux.)
Enterré vivant sous un carcan de chair, j’ai vu. J’ai vu comment il dévorait les morts. Il s’est gorgé de ce qu’il restait d’eux, de l’ombre fumante qui émanait de leur corps. Et toutes ses plaies que nous lui avions faites se refermaient sous mes yeux. Et il continuait d’hurler son nom, « Mérédith », « Mérédith ». Il parlait pour aucune autre audience que lui-même, « Ce que tes hurlements sont difficiles à porter, ce que ta douleur m’appelle ! » Il ne faisait que répéter, « Je ne te ferais défaut, je ne te ferais défaut. »
SOLDAT I
Il a perdu la raison, il n’est plus humain. Il est rongé par le mal qu’il a porté si loin.
BLESSÉ
J’ai déjà vu la folie sous les bannières de la guerre et ce n’est pas son cas. Il parle aux morts. Non, entends-moi. Marchant sans savoir que je respirais toujours, il parlait aux morts, les insultait, les exhortait à faire mieux que cela, à surpasser l’intensité que sa sœur pouvait lui infliger.
SOLDAT II
Sa sœur ? Comment pourrait-il lui parler ? J’ai entendu les clameurs dans la débâcle des foules, Mérédith est morte tuée au château, avant que tout cela ne commence.
ADRIAN
(Adrian se relève, toujours face au mur.) Il a dévoré sa sœur. Comme il a dévoré les légions qui étaient sous mon commandement. Toutes, pareillement ensevelies dans le labyrinthe de ses entrailles. Je l’ai entendu moi aussi. Lui parler comme si sous sa chair elle était profondément enfouie. D’elle il ne reste qu’un spectre d’ignominie, avalée par celui même pour qui elle aurait donné plus que sa vie. De l’histoire elle est la plus haute, la plus grande des trahies. Elle est vouée à un cauchemar de douleur, tant que sa tyrannie demeure. Wacian s’est dressé pour se venger d’un royaume volé. Toutes les entreprises ont échoués. Comment atteindre ce qui par une cannibale haine s’est offert l’immortalité. (Quelques instants.) En vain l’on a essayé de nous prévenir. (Le son de cloche sonne.)
SOLDAT I
Entendez-vous ? Mais qui peut sonner les cloches de Lamleh ? (Adrian quitte sa position et traverse la pièce.)
SOLDAT II
Où allez-vous ?
ADRIAN
Là où est ma place. Dans l’oubli.
SOLDAT I
C’est de la folie, vous allez vous faire tuer !
ADRIAN
C’est déjà fait. (Il se dirige vers la porte. Le blessé agrippe sa main à son passage.)
BLESSÉ
Ne nous abandonnez pas. Vous êtes le dernier espoir de nos armées, vous êtes la dernière égide de Lamleh.
ADRIAN
(Attendant quelques instants avant de se dégager.) Je ne suis plus votre général, et vous n’êtes plus mes hommes. Plus aucun serment ne nous lie. Vous êtes libre de choisir votre course à suivre. (Il sort.)
SCÈNE XII
Vren se trouve dans ses quartiers. La scène est baignée de lointaines lueurs d’incendie.
VREN
Là, ma survie, ma chance et ma prévoyance. Même au plus fort de l’été, l’air qui par ce passage filtrait sans aucune demande, me rappelait toujours ma sécurité, et la possibilité de fuir vers les landes. Corridor secret, aux pieds de la muraille directement relié. Une armée entière pourrait nous assiéger qu’elle ne pourrait remarquer cette échappée. On ne saura si facilement m’arrêter. (Tâtonnant contre le mur.) Où est le mécanisme. Active toi, vieux syllogisme. (Vren disparaît de la scène, lumière éteinte, bruit de pas, jusqu’à ce qu’il reparaisse. La lumière est sombre, sentine et pâle.) Boyaux de notre cité, tes tunnels entremaillés sauront me protéger. Personne, personne ici pour graver son nom entre les côtes du régent. Personne pour intenter contre le gouvernement.
(Il approche d’une édification creusée dans la pierre, aux portes ouvertes, hors de leurs gonds.)
Ah, dans l’urgence, j’en avais presque oublié sa proximité. Le mausolée du roi, la tombe inhumée. (Il s’arrête en regardant plus en avant.) Qui est là ?
(Quelques instants. Vren précautionneusement s’approche, et voit alors les corps de gardes, de servants, de seigneurs et d’agents de Ramaleh entretués aux portes du mausolée.)
Quel est ce carnage. Je croyais assuré le secret de ce passage. Oh, comme le sang souille ces pierres. Et elles le boivent, avides de leur sommeil. Certains ont-ils tentés de s’échapper. Ont-ils étaient poursuivis, et arrêtés dans leur tentative de survie. Quelle est cette folie. Fratricides, revendications acides, pendant qu’on nous fait le siège qui nous pousse au bord du vide.
(Il s’arrête face aux portes.)
Qu’ai-je fais. Qu’ai-je ici-bas provoqué. J’ai libéré ce qui à jamais aurait dû rester enfermé. Tu désapprouves à ce point tes successeurs pour ainsi les vouer à la douleur. En faisant sauter les gonds de ton tombeau, j’ai en vérité forcé l’ouverture du plus noir cachot. Et maintenant, vois-toi, miasme d’effroi, ensemenceur des ruines sans lois. Ta sentence est arrêtée, vieille bête sénile, ta salive corrosive, ta fourrure crépitante, tes yeux aveugles et tes râles viciés. Respire ce mal sur ta couche incendiaire, je refuse de davantage de profanations être l’auxiliaire.
(Il regarde autour de lui.)
Quelle est l’industrie que j’ai libéré. Sa fosse creusée au cœur même de Lamleh, sensée en assurer la longévité, en renouveler le sang et les battements. Je l’ai protégé pour ne pas perdre sa puissance, ai donné à son émulsion première dans la pierre une contenance. Mais tu n’as fait que propager une délétère virulence, miasme de vacance. Ton cadavre est une machine infernale. D’un mauvais règne le dévoué fanal. Tes lèvres desséchées, retroussées sur l’émail, n’auront eu de reste qu’à souffler des songes peuplés d’entailles. Toi le premier mort qui a refusé son arrêt. Toi le premier mort qui à bas nous a tiré. Tu n’aurais jamais du respirer. Ton entreprise une maladie comme la rouille l’est à l’acier. Et j’ai ouvert ces portes. J’ai fracturé le sceau, et retiré l’étau. Violé le sommeil de ces eaux.
(Quelques instants.)
Tu n'es pas digne d’être roi. Rêve excisé, il est temps de te laisser. Je sens d’ici l’air frais d’une nuit qui ne connaît la corruption de cette cité. Ce monde je l’ai érigé sur des fondations de gravier. Je pourrais toujours, toujours recommencer.
SCÈNE XIII
Mérédith avance avec une peine visible, se tenant au mur, la main contre la partie inférieure du ventre.
MÉRÉDITH
Ce qu’il est douloureux de courir. Ah, Wacian. Patiente encore, je saurai jusqu’à toi venir.
(Par un pan du mur écroulé se dresse le sommet d’un gigantesque gibet rituel, comme s’il avait brisé le mur de sa masse. Sa forme est celle d’une tête de cheval recourbé, d’où descend de sa gueule une longue chaîne se terminant par un crochet, pendant librement dans la pièce. Loin au-dehors, on voit les gibets encerclant les murailles brisées.) Voilà nos troubles montures. Ainsi, les tours sont finalement inhumées. Les gibets ont pénétré l’enclos sacré. L’horreur et la honte finalement engendrées. Du berceau profané, ne peut descendre que du verre pilé.
(Des servantes courent dans la direction de Mérédith. Cette dernière s’arrête en les voyant s’approcher.)
SERVANTE I
Princesse, vous êtes sauve ! Ne continuez plus en avant, dans cette direction l’incendie se répand !
SERVANTE II
Nous avons entendu des gardes non loin, nous sommes cachés en comprenant qu’ils nous cherchaient, et voulaient se faire le festin de notre chasteté.
MÉRÉDITH
Dans l’incendie nos défenseurs sont devenus autant d’arbitres du viol.
SERVANTE III
(Une servante s’approche, visiblement effrayée.) Maîtresse, j’ai cru vous perdre, j’ai cru-
MÉRÉDITH
(Elle place deux doigts sur sa bouche pour l’arrêter.) Shhh. (Elle caresse délicatement ses cheveux.)
M’aimes-tu.
SERVANTE III
Oui, maîtresse.
MÉRÉDITH
Me désires-tu.
SERVANTE III
Oui, maîtresse.
MÉRÉDITH
C’est bien. (Elle caresse tendrement et lentement sa joue, puis enfonce la dague dans son ventre en comprimant de sa main sa bouche. Les autres servantes poussent un cri d’horreur et s’enfuient, laissant les deux seules. La servante s’agrippe aux bras de Mérédith en gémissant, mais elle ne lâche pas, jusqu’à ce que d’elle-même elle lâche prise, morte. Mérédith retire la dague, et tiens son visage entre ses mains.) Silence, jeune oiseau. Le sang sur tes ailes est trop précieux pour le gâcher avec des mots. Ton duvet éclaboussé parle pour lui-même, il profère les litanies d’une vieille, vieille rengaine. « Tu aurais dû t’effacer avant de te voir ainsi échouer. Désormais il ne te reste plus qu’à soupirer auprès de ces possibilités avortées, et porter sur ton front les conséquences de ton irrésolution. » Mais ne redoutes pas. J’ai décidé pour toi. Te voilà maintenant libérée du débat. Tu n’auras pas à faire le sombre choix. (Elle accroche le cadavre de la servante au crochet du gibet rituel.)
Te voilà suspendue au-delà de tous risques et de toutes vertus. Oscille, sœur, oscille. Tu as l’exemple au cœur, et ta douleur déjà vacille. Respire, maintenant que tu es sauve de te voir frapper dans ta grâce nubile. Garde la moi, gibet, alors que je m’en vais porter plus loin nos plaies. Affiche son repos comme l’étendard d’un royaume ensommeillé. Il me faut Wacian confronter. Qu’il soit vivant ou qu’il soit mort, je ne peux me permettre de me soustraire à ces efforts. Endure en silence, il n’y a personne en ce pays pour te pleurer ; tu as travaillé à tous te les opposer. (Elle avance péniblement.) Je n’avais simplement pas pensé, que l’allumette initiant le brasier, serait encore consciente une fois consumée. (Elle quitte la scène en se tenant au mur.)
SCÈNE XIV
Le prince, épuisé, écumant le champ de bataille, devine du mouvement dans la nuit, se prépare à poursuivre son carnage.
WACIAN
Les premiers niveaux, vidés, purgés de ce que les vifs avaient de caché. Que ne reste dans ce sillage que des carcasses évidées. Attend. Qu’est-ce. Un feint tintillement se porte à mes sens. Carillon épars, où sont les mains qui t’éveillent ? Où sont les bras que révèlent ton agitation ? Ah, mouvement, l’air crépite en un monument. Il annonce mes proies. Venez, venez rejoindre le rang de ceux qui de nouveau me prêtent allégeance, venez baiser cette lame et cette bague, elles acceptent toutes mes anciennes légions !
(Des ombres se précisent sur le fond de la scène, Wacian abaisse son arme en les voyant. Elles parlent toutes d’une même voix comme noyée mais qui change constamment, variant dans ses intensités, roulant lourdement dans la gorge. Le carillon se fait entendre de façon irrégulière. Jamais l’on ne sait de quelle ombre elle provient.) Chimères. Apparitions. Spectres de charbon, libérez le champs de ma vision.
OMBRES
Nous ne sommes. Ni n’agissons.
WACIAN
Disparaissez, informes, et emportez avec vous vos cloches noyées. Je n’ai pas le temps pour goûter aux cribles de la folie. Trop lucide encore je suis pour ses nectars et sa douleur, sa douleur toujours m’appelle.
OMBRES
Nous ne rampons. Nous ne buvons. (D’autres ombres apparaissent autour de Wacian, aux lisières de la scène, qui tournent et piétinent péniblement, sans un bruit ni direction ; il les regarde avec méfiance.)
WACIAN
Je connais ton visage. Et le tien également. Pourquoi t’es-tu ainsi dissimulé sous la suie et la fange, si tu es davantage qu’une sourde émanation ? Approche, et laisse moi voir la face de celui que je dois abattre. Je n’oublierai aucun détail. (Wacian s’approche de l’une des ombres et écarte le drap qui couvre son visage. L’ombre pousse un gémissement strident, étouffé, et Wacian recule brusquement, titube.)
Cela ne se peut. Tu vivais il y a une heure encore. Comment, comment oses-tu te présenter à nouveau devant moi ? Aurais-je négligé de t’achever ? As-tu tenté de te soustraire à ce que vous tous avez mérité ? Et toi, toi aussi je te reconnais ! Me suis-je tant laissé emporter pour ainsi vous oublier ? Que votre état décharné me soit une supplémentaire leçon ! Venez, je saurai réparer mon erreur.
(Wacian s’avance, épée levée, mais à son approche les ombres ne bougent pas, continuent de marcher d’un pas lourd et lent autour de la scène. Il hésite et recule.)
OMBRES
- Les racines poussent dans nos yeux.
- La glèbe était douce dans nos songes.
- Et le frimas, le frimas est une caresse face à ce froid.
WACIAN
Non, tu ne vis plus. Ta gorge saigne. Je n’ai manqué aucune de mes cibles, elles se dressent toutes devant moi, leurs plaies comme des phares pour m’illuminer la façon dont je les ai frappé. Pourtant tu bouges, tu parles. Est-ce encore un des dons de la nuit ? Servez-vous ma quête, suivez-vous mes intentions ? Répondez !
OMBRES
Effacés, reniés aux dissolutions. Comme ces routes nous perdent.
WACIAN
Et sa peau, et sa chair, pouvez-vous m’en convoquez les saveurs amères ? (Il regarde autour de lui.) Ne puis-je la ramener de ce sang dans ces veines partagé ? (Il rit.) Nous qui nous nous enorgueillissions de ne jamais vraiment avoir été séparés.
OMBRES
- Phalanges qui nous a lié à d’inutiles perditions.
- Et voué au creuset d’inertes macérations.
- Nous roulons, roulons sur des pentes sans noms.
WACIAN
Réminiscences inutiles, avatars de remord et d’impuissance stériles. Retournez décanter dans les mémoires des charniers passés si vous ne m’êtes d’aucune utilité. D’autres vous joindront pour compléter vos abîmes. Il me reste encore trop à faire.
OMBRE I
Reste ! (Voix féminine en écho, Wacian subit comme un coup son écoute, se tient le crâne avant de regarder frénétiquement autour de lui.)
WACIAN
Qui parle ?! Qui hurle ainsi ?!
OMBRE I
Pourquoi ne pas déserter ton régiment ?
WACIAN
Tais ces paroles, elles sont assourdissantes !
OMBRE I
(Comme en un murmure précipité, tandis que Wacian ploie le genoux en essayant de se couvrir les oreilles de ses mains.) Ils ne te payeront jamais et t’enverront te faire tuer dès que la guerre reprendra et personne, personne ne me le dira ; à jamais serais séparé de toi. Et ne restera que les os et la cendre et la rouille pour m’éprendre.
WACIAN
(Ahanant violemment, il regarde dans la direction des ombres.) Ces phrases, ces paroles… Elles sont choses passées. Des échos de mots proférés, d’actions déjà réalisées. Pourquoi est-ce que je les ressens avant autant d’intensité ?
OMBRE II
(Voix masculine, entrecoupée des carillons.) Qui m’aimera si ce n’est toi ? Qui me touchera si tu ne le fais pas ? Je suis plongé dans l’infamie à ce point, et fais tant de mal pour acquérir mes biens, qu’il n’y a plus que tes lèvres pour racheter ces mains.
WACIAN
Images diluées, instances dépassées. Comme si de ma propre chair j’y avais été. Elle était… Ta femme ? Non, elle était davantage. Elle était ton amante. Et toi, ta fille te regardait comme une de ces voûtes qui soutiennent les plus hautes charpentes. Tous, tous soldats, vous partagez les éclats des combats et la confusion des ruées, les charges dans les rangées, et les rapines organisées, les viols spontanés… Vous êtes, vous êtes tant de bruit.
(Wacian, subitement en douleur, porte brutalement sa main à son flanc alors qu’une ombre s’approche. Il y a un murmure indistinct constant venant des ombres.)
Ah ! C’est là, là que je t’ai frappé ! (Il rit, dents serrées) La vengeance en ce cas, hm ? Rétribution, et juste déréliction ? Bien ! Même morts vous manquez de saveur et d’originalité. Allons, fais-mieux, offre mieux ! Tu voudrais échanger hématomes et hémorragies, me faire goûter aux extensions de mon propre incendie ? Qu’attends-tu ?! Ah ! Bien ! Quelle chance, ah quelle chance de pouvoir être placé aux deux extrêmes d’une même épée ! Je ne pourrais que doublement expérimenter la fin que vous vous êtes vous mêmes attirés !
OMBRE III
Formez les rangs ! Abandonnez les blessés, l’ennemi de nouveau charge sur nous ! Tenez position ! (Bruits de galop et de fracas.)
WACIAN
(Portant sa main à son front.) Cesse tes vaines supplications, ne reprends pas ton épileptique narration. Tes mémoires m’étranglent. Garde tes souvenirs, ils ne m’intéressent pas. Plutôt, frappe-moi. Et laisse libre le champs de mes sens qui doivent me permettre de rejoindre jusqu’à la dernière engeance !
OMBRE IV
Et c’était un été de semences et de terre remuée, et les épis, les épis soulevaient de silencieux obélisques pour fusiller le ciel.
WACIAN
(Accroissement du murmure.) Silence te dis-je ! Je n’ai besoin de cette plongée pour justifier ce qu’il t’est arrivé ! Je ne veux pas non plus de tes images, ni des tiennes, et ni des tiennes. Silence ! Interrompez le torrent de ces confuses ramifications, je n’ai pas donné cette nuit pour m’ouvrir à vos vies.
OMBRE V
Comme elle a pleuré quand elle a su que sa mère dormait, enlacée par d’autres dans les fosses, drapée de sa honte aux poignes ouvertes. Ivre de ma déchéance.
WACIAN
Trop de scènes, trop de bris et trop de bruit. (Les paroles des ombres se superposent en un brouhaha de murmures indistincts de plus en plus dense, le carillon se fait frénétique.) Cessez, cessez ces grondements de dévorés. J’ai dit assez ! (Le cri est comme une onde de choc, les ombres s’effacent légèrement avant de progressivement se reformer tandis que Wacian est tombé au sol. Silence. Quelques instants. Wacian soupire, comme exhalant un nouveau mépris en se redressant lentement.) Vous venez drapés de conséquences pour me hanter avec les parcelles sélectionnées de votre humanité, pour m’affliger de vos pertes et de vos respirations reniées. Impotents. Faibles. Toutes les saveurs de vos années dorées comme les cribles de vos intensités, ne pourront faire pâlir mon brasier. Aucune de vos douleur ne vaut la sienne, aucune de vos bile n’égale la mienne. Allons, montre-moi, impose-moi les racines de mes crimes, explicite de quelles ignominies je me suis fait la cime. Plus haut encore je veux monter, et sur ce vierge sommet profondément m’y planter telle la bannière décharnée de ses hurlements immortalisés. Non, aucun d’entre vous n’échappera à notre convergence, aucun ne parviendra à se soustraire aux torrents qui débordent de mes lèvres calcinées. Vois, les cendres qui couvrent mon visage ; c’est tout ce qu’il reste de sa fureur. Et ensemble, ensemble nous descendrons tous dans des puits sans fonds où pleinement l’on saura ce qu’il en a coûté de séparer le frère et la sœur, d’oser délier notre zèle et ardeur.
OMBRES
- Non. (La voix est monolithique, accompagné d’un seul et puissant carillon qui bat la mesure de toutes les phrases suivantes. Wacian retombe au sol sous le poids de la voix.)
- Éreintante agitation.
- Se débattre sans raison.
- Le prix de toute une nation.
- Afin de vainement rappeler son nom.
WACIAN
Mensonges ! Mensonges! Je ne laisserai personne l’oublier ! Ce sera mon dernier acte et mon pinacle, toute cette terre sera son sépulcre et son immuable réceptacle !
(Wacian pousse un cri étouffé et porte sa main à son torse, comme s’il venait d’être frappé. Sur le point de se redresser il reçoit un autre de ces coups invisibles.)
OMBRES
- Dévore encore pour creuser davantage la faim.
- Inhumations poursuivies, le rang d’armées gonflées.
- Et le prix de cette nuit, continuellement ravalé.
(Les ombres tournent autour de lui, et d’une même voix en rythme répètent.)
Inhumé, inhumé, inhumé, inhumé, inhumé…
WACIAN
(Parlant entre ses dents serrées.) Silence. Silence.
OMBRES
Inhumé, inhumé, inhumé…
WACIAN
Assez ! (Interruption du carillon. Il se redresse péniblement, reçoit un autre coup mais qui ne l’écroule pas.) Brise mon corps et hâte ma mort ; j’apprendrais à tous vous faire partager le fruit de vos efforts. (Le prince se jette sur les ombres, en faisant un grand cercle de son épée, tentant de les atteindre, en vain. Elles disparaissant et tout redevient silence. Wacian, portant sa main à son visage, s’appuyant sur le pommeau de sa lame, canalise sa respiration quelques instants, avant de se diriger hors de la scène.)
SCÈNE XV
Adrian avance seul dans la nuit, et retire une à une les pièces de son armure, en commençant par le casque, et les laisse tomber au sol sans s’arrêter. On voit au loin la muraille brisée. Des corps éparses de soldats se trouvent sur la scène.
ADRIAN
Hurle vent, disperse ce qui peut bien rester de moi. Passe donc par les ouvertures de notre muraille brisé. Écartèle mes restes maintenant mon monde terminé. Étale moi sur les ruines et les scories fumantes qui comme des ronces se font le bosquet devant m’accompagner. Peu importe la direction, peu importe l’échéance ; tout est déjà accompli. Il n’y a plus rien, je me rends au monde, banni des lendemains. (Il avance parmi des corps délaissés.) Je rejoins la moisson commencées par mes actions. (Il bute sur quelque chose d’enfoncé dans le sol. Il le sort de terre et voit son propre casque, que Raviel a porté pour se faire passer pour lui.) Raviel, tu es ici aussi. (Quelques instants. Il laisse retomber le casque.) Cela importe peu désormais.
(Mouvement dans la nuit.) Qui va là ?
(Des ombres de la nuit, penchées sur les cadavres, en récoltent le suc. Elles se redressent, carnassières, à l’approche d’Adrian. Il se porte à leur rencontre.)
Ah, la famine macule vos lèvres, bourgeons viciés, rances chancres de légions tombées. (Elles s’approchent en cercle, sifflant hostilement.) Tu me regardes, sifflante. Sans armes et sans nom. Prends ces hommes, ce ne sont plus les miens. Je ne suis qu’une chair de plus à rouler sur ton euphorie. (Une se porte face à lui.) Je te vois, pareil à de l’eau regardant l’eau. Tu es vide et tu désires t’emplir. (Il se met à genoux.) Et bien, qu’attends-tu. Je suis là, moins chargé encore que ces corps que tu pourchasses. Tu as faim ? Dévore. Repais-toi de ce qu’il reste des morts. (Un instant.) Amante, qu’elle est la signification de ce délai ? Il y a un suc ici pour atténuer temporairement le mal de tes aiguilles. Ne me vois-tu pas ? N’es-tu pas affamée ? Dissémine moi au gré de bouches carnassières. (Elle le renifle, siffle alors qu’il parle. Elle recule, désintéressée, et retourne aux corps. Les autres font de même.) Déserteur abandonné. Même ces lisières n’ont pu te trouver à leur goût. Ainsi il te faut porter cette agonie seul, aussi loin que le possible le permet. Pourquoi attendre ? L’humidité des pierres attends ta déshydratation, et les plaines attendent ta nuque émaciée. (Adrian se relève et s’avance au milieu des ombres, va plus profondément dans la nuit, sans être dérangé.)
SCÈNE XVI
Vren sort d’une ouverture feinte dans la pierre, enveloppé dans un épais manteau. La muraille se dresse derrière-lui alors qu’il avance.
VREN
Terre pourrie. Tu ne peux qu’offrir l’exhémie. (Il fait les premiers pas.) Que ce vent hurle ! La lande n’a aucun, aucun égard pour ses résidents.
(Vren lutte contre les rafales qui l’assaillent, et le manteau qui le protégeait est arraché.)
Mon manteau ! Ah, qu’il en soit ainsi. Montre-moi donc ce que tes entrailles recèlent. Ces os, ces os n’ont pas encore perdu toute moëlle. Échardes, mordez mon corps, rongez et élimez mes pores. Je ne suis pas encore mort. Je ne suis pas encore mort. Tes vents de verre ne sont rien contre ces années délétères, rien face à tout ce que j’ai enduré d’amer. Il y aura toujours de nouveaux rituels, il y aura toujours de nouvelles promesses sacramentelles. Mes légions ne connaissent pas le fond et mes mots ensemencent le limon des dévotions. (Vren chute à terre, et tente de se protéger de ses bras.)
Ah, romps-moi, abrase-moi. Ton expiration n’est que l’étape de ma volonté, le sacre de ma singularité. Acharne-toi, ô bourrasque de ferraille, tempête de métal. (Après quelques secondes, Vren se redresse et continue son chemin. Les vents se concentre en un point pour former une silhouette trouble qui se dresse face à lui. Vren marque un arrêt, confus, hésite quelques instants.)
Recule. Je te l’ordonne. Informe, tu n’as rien pour te porter contre moi. Vois ma chair ma crinière ma soif la plus dernière. Ton peuple n’a pas de nom. Je suis l’orateur de tous les sermons, et l’instigateur des émersions. Tu n’as aucune matérialité, ton danger repose sur des prétentions d’immortalité. (La silhouette s’efface avec le vent, mais Vren reste sans bouger, à scruter le vide.) Venez ! Venez ! Il y a encore dans ces mains de quoi mettre à mal des armées ! Écorche-moi de tes râles putréfiés, tes langues décapées. Venez ! Venez tous ! Le seigneur-régent de Lamleh vous l’ordonne ! Pour fonder un empire je n’ai besoin de personne ! (Quelques instants.) Je réclame audience ! (Vren reste immobile, à attendre, avec pour seul bruit le vent. La scène se termine après quelques instants passés ainsi.)
SCÈNE XVII
Wacian titube sur la scène. Subissant l’assaut de toutes les mémoires engrangées, il tombe à terre.
WACIAN
Ces mémoires, ces mémoires sont trop lourdes à porter. Rien ne me force à les dévorer, il me faut simplement les empaler. Nausée, nausée, j’ai bu jusqu’à la lie… Assez, assez, vous me déchirez de vos vies ! Comment tempérer ces essaims. Et retrouver le chemin menant à la douceur de tes mains. Recule, cette crise, garde, ta maîtrise. Cessez d’hurler ! Mais cette faim, cette faim ! (Wacian se dresse sur ses genoux en douleur en tenant sa tête de ses mains avant de s’effondrer, et convulser. Tandis qu’il convulse, des chiens apparaissent dans la nuit. Il revient peu à peu à lui et, péniblement, il tourne son visage vers les chiens qui l’entourent.) Ah, qu’es-tu encore ? Tortueuse échine, pardonne-moi de n’avoir laissé aucun reste à ta famine. Mais tu n’es pas venu seul, tu traînes avec toi toute une suite. Voudriez-vous percer la muraille de mon ventre et de mes entrailles le contenu répandre ? Il y aurait plus qu’assez pour tous vous sustenter ; c’est là une chance que vous ne savez même pas posséder. (Se met péniblement à genoux. Un instant.) Allons, qu’attends-tu ? Pourquoi me dévisages-tu ? (Un autre instant.) J’ai déjà vu ta fourrure de poix, je ne confronte pas ces lèvres pour la première fois. Oui, oui, tu étais là. Lors du pacte, lors de notre étreinte. Est-ce de tes côtes que je me suis gorgé, de tes organes que je me suis voué ? (Rire, il écarte les bras pour englober les chiens qui se tiennent devant lui.) Voilà donc ma congrégation décharnée ! Ah, familier, ce que je voudrais vous partager toute cette douleur que j’ai dévoré. (Il tient subitement son ventre.) Approche, laisse-moi te goûter. Il me faut avaler sinon je vais expier. (Quelques instants.) Que fais-tu. (On entend un chien gratter la terre.) Qu’as-tu trouvé. (Wacian inspire brusquement et se précipite à genoux pour rejoindre le chien et l’écarte pour creuser la terre. Il y trouve un cadavre et, poussant un soupir d’extase, se jette sur lui pour le dévorer dans un faible crépitement de lumière rouge. Le visage maculé, il se dresse pour pousser un long gémissement de plaisir.) Enfin, enfin. (Soudain Wacian est pris de douleurs et vomi dans la tombe qu’il vient de creuser. L’un des chiens s’approche et cherche à léger son visage.) Oui, embrasse-moi, et extirpe de ta langue ces souvenirs assourdissants. (Il s’écarte brusquement.) Non ! Non ! Ces morts sont miens et toute cette épreuve nous mènent vers une commune fin. Recule, soumis, tu es sous la doctrine de mon joug et j’avalerais tes dents si tu outrepasses le seuil sur lequel j’expire. (Il se relève, et les chiens reculent, jappant.) Vois, regarde, le déclin de toutes les gardes ! N’ai-je pas mangé à même la chair de tes pairs ? En moi ruisselle à torrents l’essence dont tu dépends ! Obéis-moi, ou je te ferais connaître le mal qui m’accable. Tu comprends ce que je dis. Désormais écoute ; rassemble tes meutes, et traque pour moi tout ceux qui veulent se soustraire à mon emprise. Piste, feule, et guide mes sifflements jusqu’à leurs gorges. Étends les filaments de la nuit. Creuse pour moi, je l’ordonne, je le désire. (Les chiens tout autour creuse et exhume autant de corps. Wacian, jubilant, écarte les bras pour les dévorer dans des pulsations rouges renouvelées.)
Ah, soupir de braises. Râle de nouvelle genèse. Toutes les plaies, ravalées. Mon corps refait, voué à de continuelles disponibilités. Y aurait-il réellement une limite temporelle à cette condition ? Alors que je pourrais m’avancer dans une marche de rempart, imposer davantage que les limites de ce royaume. De toute vie il n’y a de raison qu’à satisfaire cette faim. Entrailles, aimées, feulantes devenues murmures. Vibration de mes gênes, que cette nuit est belle. Et bonne. Et pure. Et… (Léger rire.) Mais qu’importe. Inspirez avec moi le délice des fumiers crépitants de notre élévation. N’est-ce pas là l’évidence, la chose à faire ? Ô membres, ô calcinés. Éventrés et démembrés, testaments de cette immortalité. Que le torrent de vos assauts est doux désormais. Venez parcourir mon corps sans fin, vos sabots réclament mon visage. Encore ! (Wacian dévore une nouvelle fois, pulses de lumière rouge, son corps fume alors qu’il tremble d’extase.) Ah ! Vertèbres électriques, jouez de trônes et de sièges, qui pourrait souffler ce cierge ? Non, plus rien, rien, ne pourrait entraver mon doux chemin. Même le fil chaotique de vos existences à mes intentions se plie. (Wacian, les yeux fermés, fait comme si de sa main il faisait défiler des images devant lui.) Ah, chapitres incendiaires, tomes de misère. Comment se lasser de vos débâcles, de vos ébats ; je n’aurais l’éternité de trop pour en abuser. Violeur. Voleur. Fratricide. Menteur, déserteur. Agent du régent, soupirant du soupirant. Vos trames sont les ravissements de ma jouissance, et je vous en ferais répéter toutes les danses. Passe aux mémoires suivantes. Garde rapproché, l’un de mes propres adoubés. N’ai crainte, ton serment est à l’abri sous l’égide de mes dents. Que faisais-tu avant de venir périr ici, montre-moi, affiche-toi. Dépouille ces peaux, je te veux écorché. Ah, envoyé au château par Vren, toi aussi ? (Sourit.) Il n’y a aucune fidélité pour venir contredire mon exuvie. Montre-moi davantage, je veux savourer ton infamie et tes promesses de sel. Ne te dérobe pas, n’essaye de te soustraite à mon regard. Si tu l’as oublié, j’ai sauvegardé en moi ton allégeance. Obéit. Hm. Au château tu t’avançais, pénétrant les rondes de la fête, perçant l’outrance pour te rapprocher de –
Mérédith. (Il se fige.) Mémoire stoppée, je ne te permets pas de t’arrêter, donne-moi plus d’elle, obéis, entends, écoute. Reviens ! (Quelques instants.)
Si elle est morte – Si elle –
Non, non, je… (Il fait les cent pas, ses mains contre ses tempes.) Comment n’y ai-je pas pensé, comment ai-je pu tant la délaisser.
Silence. Silence ai-je dit ! Si je retrouve à travers vous son image, si j’exhume les échos qui précédent son trépas… Elle me sera rendue. Elle sera mienne, enfin. Pour toute éternité, de toute éternité. Il me faut juste trouver sa dépouille à sauvegarder. Cercueil d’émail, je te ferai un temple de mes entrailles. Draine moi, abîme moi. Ô multiple, sous quel remous se tiennent tes restes. Est-ce que tes hurlements étaient le chant que je devais suivre ? Pardonne-moi. Pardonne-moi, pardonne-moi, pardonne-moi. Je n’écoutais pas. Je n’écoutais pas. Mais maintenant j’entends, je suis là et je suis présent. Je ne t’abandonnerai à l’anonymat des morts, je te ramènerai en notre place et lieu commun. Patiente, ardente, je te creuse une nouvelle existence. (Il regarde les chiens qui restent en lisière de la scène.) Venez, venez, la harde émaciée. Vous êtes ma meute désormais, et mes festins vous accompagnerez. En échange de votre allégeance je vous permettrais à tous d’y participer. (Il se remet en marche.) Douleur, feinte lueur de mes avancées. Que le râle des morts me soit le pavé sur lequel marcher. Attends-moi dans la brume. J’avance. Avec une cohorte de limier pour me guider. Je retournerais tous les sépulcres spontanés pour te retrouver. Que tous les citoyens de cette nuit entre toutes les nuits se présentent au faîte de ma ruine. (Il tient sa main à son oreille, en douleur.) Tu parles trop, tu parles trop. Toutes tes mémoires ne la concernent pas. Je suis trop encombré de vos médiocrités, de vos éclats. De vos banalités et vos ébats. Si je pouvais vomir, vomir les inutiles, trier les habitants de ma bile ; me purger de ce qui n’a de pertinence, retrouver ta trace au sein de mon essence… Mais il me faut me gorger pour te retrouver. Filez, familiers, écumez les ruines pour m’apporter mes sujets. La nuit est longue encore et il ne faut que davantage de corps.
SCÈNE XVIII
Trois agents de Ramaleh se tiennent assis en cercle dans les jardins de Lamleh. On voit des nobles morts autour d’eux, et les lueurs verdâtres pales des jardins sont atteintes de lointaines colorations ignées, renvoyant à l’incendie qui se propage.
AGENT I
Notre maître absent nous avons poursuivi les ordres qui nous étaient donnés : ménager le régent, éliminer tout ce qui pourrait atteindre Lamleh.
AGENT II
Pourtant l’incendie se répand. Était-ce donc d’escompté dans les plans ?
AGENT III
Avons-nous échoué ? Alors que nous avons suivi à la lettre ce qui était demandé ?
AGENT I
Les réfractaires ont été neutralisés. Les tentatives de dissidences en leur sein réprimées, bien que cela nous ait sévèrement coûté.
AGENT II
Pourtant l’incendie toujours se répand. Nous avons été abandonné à suivre un faux jugement.
AGENT III
Nous ne pouvons même demander à comparaître devant Ramaleh, lui qui l’adéquate conduite saurait nous indiquer.
AGENT I
Titulaires des ordres d’absents commanditaires, nous avons du nous tromper sur ce que nous devions faire.
AGENT II
Regardez, comme l’incendie se répand. Il écroule jusqu’aux dernières fondations de notre serment. Nous ne connaîtrons plus la majesté de ses bannières levées, ni la vue de son fief dressé contre le ciel de cristal étoilé. Notre foyer se trouvait dans sa défense, et comme une sœur notre fierté y avait résidence. Nous n’avons rien épargné pour la voir glorifiée, et avons tant sacrifié pour devenir apte à la prévenir de tous les dangers. Et aujourd’hui, sans de visible le concours de nos ennemis, nous la voyons souillée de suie.
AGENT III
Ses braises sont les preuves de notre infamie. À notre soleil nous avons failli et sommes désormais les premiers agents de la plus longue des nuits.
AGENT I
Ces bois pour lesquels nous avons donné nos vies sont maintenant les brandons de notre échec et blasphémie.
AGENT II
Pourquoi fuir l’incendie qui se répand. Nous qui nous sommes liés à ces pierres pour la fin des temps. Il n’est que trop juste de nous y sombrer de concert dans l’avent.
AGENT III
Lavons nos fers dans la rivière de nos jugulaires. Ensemble nous avons œuvré pour la gloire de Lamleh ; ensemble à sa ruine nous avons participé ; ensemble d’un même geste nous devons nous effacer.
AGENT I
Terminons la muette cohésion et entonnons la finale oblitération. Nos ordres sont levés, notre entreprise décidée.
AGENT II
Et que le versement de notre sang puisse éteindre l’incendie qui toujours se répand.
(D’un même geste sûr, sans précipitation, ils dégainent chacun leur épée, et la place contre la trachée de leur voisin de droite. Chacun ainsi se voit menacé d’une lame. Quelques instants, avant que d’un geste décidé, chacun tire la lame, ouvrant ensemble leur gorge.)
SCÈNE XIX
Mérédith avance, la dague à ses côtés, dans les restes calcinés du fort de Lamleh. Ses mains et son visage sont couverts de suie. La scène faiblement rougeoie autour d’elle, par crépitement, tandis que le reste est sombre. Elle avance, comme absente, et de temps à autre, lorsqu’elle hésite ou qu’elle ralentit pour reprendre son souffle, apparaît en lumière la figure muette du Hiérophante, restant immobile. Le voyant elle s’efforce de le rejoindre, mais il disparaît à son premier mouvement. D’apparition en apparition, le Hiérophante guide Mérédith sur la scène. Ainsi pendant un moment. Le Hiérophante finalement apparaît à côté d’une fenêtre donnant sur une cour, en plein milieu de la scène. Il y regarde, tandis que l’on entend les sons d’affrontements violents, de fers croisés, et de grognements animal. Le Hiérophante se tourne vers Mérédith et l’invite à approcher. Boîtante, essoufflée, elle s’approche de la fenêtre. Une lumière rouge, agressive, épileptique révèle alors, de l’autre côté, en contrebas, Wacian dans une cour pleines de cadavres en train d’affronter des gardes royaux, en surnombre face à lui. Mérédith se précipite contre la rambarde.
MÉRÉDITH
Wacian !
(La lumière rouge soudain se fige sur un rouge plus clair alors que Wacian se tourne dans la direction du bruit. Un des gardes qu’il affrontait en profite alors pour enfoncer son épée dans son ventre, et un autre, avant qu’il ne puisse répondre, fait le geste de le décapiter. Lumière éteinte sur cette moitié de la scène. Mérédith pousse un cri, puis tombe d’évanouissement. Le Hiérophante étend sa cape sur elle, et la lumière sur cette moitié de la scène diminue, jusqu’à disparaître.
SCÈNE XX
Adrian s’avance seul au milieu des landes. Il n’y a plus de murailles en vue.
ADRIAN
Pourquoi plus loin continuer. Toute direction est sous un même arrêt. J’ai dépassé les ouvertures forcées, je ne suis même plus sur le territoire de Lamleh. Pourquoi ne pas à cet endroit s’arrêter. Sur ces galets s’exposer. Le vent est doux ici. Qu’il soit glaçant, ou bien aride, je ne me montrerais pas du repos le quêteur avide. Les rotations du monde perdurent, là où tombent toutes les armures. (Il s’assoit par terre.) Que les choses devant êtres, soient. Et que celles devant disparaître, s’écartent sans émoi. Le reste est silence. (Plusieurs instants. L’on entend le bruit de grésillement de mouches, d’abord feint, puis concret.)
Ah, innombrable engeance. Je ne peux vous en vouloir de vous présenter en avance. (Il ne bouge pas pendant quelques instants.) De quelle croissance vous êtes-vous fait le chancre ? Si à proximité il y a un lit putréfié, il ne serait que plus indiqué pour moi de m’y coucher. (Il se lève, et s’avance lentement dans la lande, accompagné du grésillement des mouches, plus fort désormais.) Juste pestilence, manteau de repos, grouille sur nous un même voile. (Des cadavres se font voir sur scène. Lueurs pâles, reflets de lumières caustiques, comme sous l’eau.)
Est-ce là le sentier de notre cavalcade échouée ? Aurais-je tourné en rond, quittant les autres pour revenir au cœur même de cette position ? (Quelques instants, il regarde les corps en avançant parmi eux.) Non, ce ne sont pas nos légions. Ce ne sont pas les hommes de Lamleh. Mais je reconnais ces plastrons. Sur les murs de la haute cité sont peintes ces antiques garnisons. Ce n’est pas possible. Ce sont les soldats du roi, les dépouilles de la première volition qui fonda notre État. Pourtant, les carcasses sont fraîches. Le sang qui coule sous la plante de mes pieds encore tiède. Vingt années nous séparent avec les effets et la rigueur d’à peine une heure. Comment n’avons-nous pu trouver, dans les périphéries mêmes de Lamleh, le triste ossuaire de notre traumatisme le plus amer ? (Des ombres passent sur les corps, avides, et ne font attention à Adrian.) Étrange comme la nuit a faim. Alors que le jour n’est que l’interruption de ses desseins. (Les reflets aqueux passent sur un monticule de corps d’où est plantée, au sommet, une grande épée rouillée, corrodée et noire.)
Impossible. Ce ne peut être. Il n’y a jamais eu éclosion plus complète. Épine du charnier, fleur anachorète. Carrefour des dispersions. Le négatif de toutes les projections. Une lame levée sur les toitures des décomposés, un alliage de métal et de chair viciée. Il n’y aurait d’arme plus parfaite pour les hérauts de l’abyme. (Adrian se porte jusqu’à l’arme, et en empoigne la garde.) Ta violence enfin me complète. De ton tranchant je me ferai l’ascète. Placée comme un seuil sur ma dérive, ta présence ne peut être une coïncidence. Épouse ma paume et jamais ne la quitte, que si jamais je te lâche ce soit par faillite. (Serrant ses deux mains sur la garde.) Lève-toi, soleil d’acier, il nous faut une nouvelle aube pour démembrer. Fais de moi le vicaire des rayons de ta poussière, incarne toi par moi en une nouvelle giclée téméraire. Et je porterai jusqu’au cœur de Lamleh ton influence délétère, jusqu’à sa plus profonde tumeur je vouerai le mordant de ton fer. Un nouveau serment est fait.
(Adrian retire avec effort l’épée du monticule de cadavres, et se retourne face aux ombres qui interrompent leur repas pour le regarder. À mesure qu’il parle, elles se rapprochent.)
Maintenant, vois-moi ! Soleil de guerre, débordent les fleurs de fièvres, martèle le sabot d’impénétrables ruées ! Râle avec moi, langue asséchée, nous pourrissons sous un même sang. Vois-moi, effacée ! Je suis devenu la fureur trop brûlante à avaler. Soupire de mon étreinte sans désespérer, car ma main est généreuse. (Il transperce l’une des ombres carnassières, et les autres se rapprochent toujours davantage.) Que toutes les engeances bafouées et reniées viennent en mon partage, car je serais l’éclat perçant la nuit ! Tiens haut le sceptre ! De tremblements j’adoube les oubliés. (Une ombre se jette sur lui, arrache d’une morsure quelques doigts de sa main. Adrian la transperce alors qu’elle est au sol en train de les manger.) Ah ! Avale-moi, mutile mes armes, mon arborescence la plus écorchée ! Nous allons tous aux fonds d’un même creuset ! Jouons à l’unisson une terrible composition. Venez ! Venez ! (Adrian balafre une ombre d’un revers de l’épée.) Nous sommes la plaie, nous sommes de la blessure le principe ! Et nous porterons, héraut des vertiges décapants, la guerre jusqu’au précipice ! (La scène se termine sur Adrian subissant l’assaut des ombres.)
SCÈNE XXI
Vren est allongé sur la scène, les hautes herbes battues par les vents autour de lui. Il est recroquevillé sur lui-même en position fœtale et reste parfaitement immobile. La scène est sombre, à peine éclairée de fuyantes lueurs d’orages. Plusieurs instants se déroulent ainsi, jusqu’à ce que la lueur tombe sur le visage du Hiérophante, qui se tient muet debout sur une dune, à quelques pas de Vren. Quelques instants.
HIÉROPHANTE
Cultiste, tu as par trop désiré te sacrifier. Et d’une même confusion immoler, et la gorge et l’athamé. Te voilà maintenant aux terrasses de la nuit, là où toute les offrandes fuient.
VREN
(Se redressant péniblement.) Quelle est la signification de ceci.
HIÉROPHANTE
Une promesse a été faite.
VREN
Scélérat, relégueur de fades reliquats. Tu es le couronnement de tout ce qui aura voulu nous mettre à bas.
HIÉROPHANTE
Tu peines, prêcheur, à compléter ta rengaine. Toi qui t’es réfugié sous les augures et les piliers du sacré, laisse-moi t’aider. (Le Hiérophante dresse la main hors de son manteau, et dans la nuit, le fond de la pièce, se dessinent des architectures fantomatiques rappelant la chapelle du roi où Vren présidait. Dans les alcôves se trouvent les figures d’ombres prostrées, se balançant lentement en rythme, émanant le murmure d’une litanie dont on ne perçoit les mots. Dans la pâle lumière, en continuité directe avec ces architectures, un gibet rituel se dresse, juste à côté du Hiérophante.)
Les landes empêcheraient ton cérémoniel ? Ne peux-tu lever de terre les architectures de rituels séculaires ? Dignitaire, j’offre les supports de ce que tu dois faire. Vois, le temple, et tes membres dépouillés du simulacre. Il ne te reste plus qu’à compléter le sacre.
VREN
Qui- Qui es-tu ?
HIÉROPHANTE
Malgré ce que voudraient tes murmures, je ne suis pas le héraut des impostures.
VREN
Trompeur, regarde ce que ton action a mené. Tu n’es pas du roi l’héritier, le fils de son frère exilé.
HIÉROPHANTE
Je suis plus, et tellement moins. Je suis et le frère du roi, et son fils. Je suis l’ensemble des bannis, les servants et les armées, l’exil même incarné. Je suis la soif éprouvée dans ces contrées, la faim omniprésente dans des entrailles rongées. Je suis le faîte des corps émaciés, si diminués que leur peau n’est plus qu’un linceul à devoir porter. (Il inspire profondément et le vent cesse un instant. Silence absolu.) Je suis le vicaire des oubliés. Et à jamais je demeure incomplet.
VREN
Cela ne se peut, cela n’a aucun sens…
HIÉROPHANTE
Je suis la descendance, et la traîtrise. La désolation de toute maîtrise. L’ambition de révolution, et l’amertume d’une trop commune dissolution. Macéré dans les décades abandonnées, à la merci de tout ce contre quoi tu t’es protégé. N’est-ce pas là, conteur, le fruit de tes mythes ? N’as-tu pas écrit de concert avec Ramaleh l’épopée d’une immense faillite ? Tu t’es pensé maître des lyrismes, la main posée sur l’inspiration, fier d’une parure brodée d’atavismes. Mais tu n’es l’instigateur d’aucune histoire, et ton encre n’était pas hors d’influence de nos déboires. Tu as voulu créer un monde, arrogant ; tandis qu’un monde s’est créé par toi. Tu as voulu te faire le carcan des pensées de tes gens ; tu n’auras fait que paver le chemin de plus souterrains sarments. Tu n’as été le commanditaire d’aucun ordre nouveau. Tu n’as fait qu’être le récepteur d’une réalité d’échafaud. Ainsi le lot des anthropophages, dévots de la couronne cannibale. Ne redoutes pas, régent d’un peuple mort, je ne suis pas la vengeance. Je ne suis plus rien, et pourtant continue de l’être, là où depuis longtemps j’aurais dû disparaître. Je t’accueille à béances ouvertes, pour prendre place auprès de nos étoiles pétrifiées ; elles t’attendent, elles sont prêtes. (La foudre perce les vents et expose le cadavre de Ramaleh suspendu par un crochet au gibet.)
VREN
Ramaleh ! (Vren se jette aux pieds du gibet, essaye de détacher Ramaleh en le soulevant par les pieds.)
HIÉROPHANTE
Tu luttes en vain. Seul il a compris que de lui-même il s’était porté à cette fin. Son holocauste est la chute la plus haute, celle qui nous affiche une continuelle faute.
VREN
(Vren sort discrètement sa dague de derrière son dos, et la plante dans le flanc du Hiérophante. Vren recule, laissant la dague plantée, et tombe à la renverse en voyant le Hiérophante se retourner vers lui.) Cela ne se peut…
HIÉROPHANTE
(Le Hiérophante retire la dague et la laisse tomber au sol.) Ainsi, c’est la voie des sacrifiés que tu désires emprunter. (Un nouveau vent se lève, et les ombres dans les alcôves fantômes entonnent un grave chant de gorge en se balançant d’avant en arrière. Vren continue de reculer.) Qu’il y a-t-il ? Cherches-tu à te défiler ? N’as-tu pas la force d’assassiner les idéaux ? N’es-tu pas le profanateur du tombeau, le meurtrier des âges nouveaux ? Ta régence est une fausse couche qui n’a que trop duré. Montre-moi donc de quel sang tu veux te revendiquer. Lève-toi ! Dresse l’aridité de tes os, éprouve la solidité de tes charpentes usées, et affronte-moi ! Abats-moi, met à bas l’instrument de ton déclin, la raison de ton échec sans lendemain ! Peu importe si cet effort doit t’emporter, si la retombée de ton glaive doit éclore les lésions de ton corps ! Montre-moi le résultat de tes années d’endurance, fais-moi goûter le fer de la régence ! Qu’attends-tu, je suis là, ici, maintenant ! Tente de reprendre les rênes que tu gouvernais de ta haine ! Alors, qu’attends-tu ! Tue-moi ! Tue-moi et libère nous de ce trépas !
VREN
Recule, recule ! Disparais à jamais et laisse-moi en paix !
HIÉROPHANTE
(Lentement les formes d’architectures fantomatiques s’effacent avec le murmure des ombres. Ne restent que le vent, le gibet, le Hiérophante et Vren.) Alors, c’est tout. C’est tout ce que pouvait endurer le régent de Lamleh. Ce même constat, toujours renouvelé.
VREN
Silence, silence, et disparais.
HIÉROPHANTE
(Quelques instants où aucun des deux ne bougent.) Tu n’es pas une étape de notre chemin.
(Des jappements et des cris de hyènes se font entendre, ainsi que les sonorités de courses canines. En trombe sur la scène arrivent trois chiens qui se jettent sur Vren et le déchirent au sol, tandis que le Hiérophante reste immobile. Vren hurle en tentant en vain de se débattre.)
Tu n’es bon qu’à nourrir les chiens.
SCÈNE XXII
Wacian est montré allongé sur le dos, tête pointée vers le public, un drap de velours rouge couvrant sa face. Il gît sur des corps. Tout est immobile et à peine éclairé. Après quelques instants, une pulse rouge innerve la scène, faiblement. Puis une autre lui succède, clignotante, avant de s’éteindre. Des corps sont parcourus de spasmes. Éclat rouge plus fort, comme une onde de choc qui fait se tordre les corps et celui de Wacian. De là, la lumière devient extatique et les corps, maladroitement, maladivement, se pressent autour de Wacian, se collent à lui. Intensité croissante de la lumière frénétique, les corps penchés sur Wacian sont brusquement rejetés à l’inertie lorsque ce dernier se redresse, le voile retiré, pour ingérer violemment de l’air. Paniqué, il tente de bouger, s’écroule sous ses membres, s’étouffe, tente de respirer, tousse et crache.
WACIAN
Que- Qu’as-tu- (Il agrippe son visage, ses mains tremblantes.) Ce n’est pas- Ce n’est pas- (Il se comprime brusquement le ventre et vomi un torrent noir à plusieurs reprises et avec douleur.)
Je n’ai pas- Non- Comment- (Il se traîne dans un coin de la pièce, attends quelques instants.)
Cascade nuit, il y a trop de sueur pour à jamais être pur. (Il se comprime le ventre.) Taisez-vous je vous en implore, cessez-les, cessez-les. (Il touche son visage à nouveau.) Le meurtre, le meurtre… Le hurlement ! Mér- Mér- (Il vomit à nouveau.) N’y a-t-il plus de corps à dévorer, il faut atténuer, arrêter cette descente… Je ne peux avoir toute la ville avalé, pourquoi me refusez-vous ce répit, pourquoi m’infliger… Je n’ai voulu que voir votre potentiel exploser ! Et elle, elle aussi… Mérédith, Mérédith… J’hallucine ta voix tu m’appelles et tu me tues… (Il tombe.) Aide-moi, aide-moi à surmonter tout cela… Des corps encore il doit y avoir, me refusant le privilège de te voir… (Il rampe.) Ennemis, ennemis de mon sang, notre conclusion nous refusant… Ils ont peur de nous Mérédith, tu entends… (Il cherche frénétiquement le sol.) Attends-moi, trouve-moi, aide-moi. (Il s’arrête brusquement, et lentement, porte la main encore enroulée de bandage de Mérédith à son visage. Il cri, avant de prendre sa main et de la presser contre son torse.) Tu n’es pas, tu n’es pas encore là. Assez ! (Il tombe en avant, lutte pour respirer. Quelques instants. Il regarde sa main avec le bandage.) Ah, blessure destinée. Sois-mon arme une fois de plus. (Il se transperce la main avec son épée, l’enfonce lentement jusqu’à la garde.) Que ta douleur musèle ces torrents. Et que ta rivière me soit l’instrument. Il me faut, il me faut son nom, retrouver sa chair pour nous offrir une complète disparition. (Avec effort il retire l’épée.) Ah ! Où son corps, son corps… Vous ne me riverez encore ! (Il regarde à un point au-dessus de lui.) Le fort. J’étalerai mon hégémonie sur le fort. C’est là que doivent se porter mes efforts. Du reste de Lamleh j’ai embrassé tous les morts. (Il titube, traînant son épée derrière lui.) Repeindre les murs de mon limon, mettre en banderoles mes déjections.
SCÈNE XXIII
Adrian, seul et couvert de blessures, avancent à genoux dans la boue.
ADRIAN
À moi la sueur et l’alerte, je suis ton sillage, j’arbore les marques de ta complétion. À moi les haleines des heures perdues, que j’y étanche la soif de mon corps en circulation ; de tangible il ne reste que lui et je ne suis que sa traque. De ta descente tu suintes jusqu’aux sommets de tes quartiers, portant avec toi la coquille des morts, la charge et le serment de ceux que tu as avalé. Et au faîte de ce monument de sable mouvant se tient clouée la plus sincère transgression, endormie sous les strates opulentes de tes déglutitions. N’échappe à mes sens, n’échappe à mes intuitions. Je viens, sur un chariot de silence, vouant au limon ma continuelle naissance. (Il regarde une de ses plaies, une balafre profonde sur son flanc.) Temporaire identité, je ne suis que ce mouvement destiné à s’effacer. Une promesse a été faite. (Il prend de la boue qu’il place sur sa blessure, taisant un gémissement de douleur.)
À moi, la consécration et la communion de la fange. Macule irrémédiablement la chair sans fruits, bannis-la de toute vie. Fais-moi le brandon stérile, ronge, ronge mes paupières pour que plus jamais je ne détourne mes yeux. Je roule sur toi comme un soleil de cire, je m’efface à ton contact pour épouser tes formes. Plus jamais je ne m’écarterai, n’oublierai non plus tes appels répétés. Je deviens la guerre. Porte-moi, porte-moi à toi, enluminures crépusculaires, floraisons vasculaires. Il y a encore un rameau sur lequel tu peux éclore. Il doit tomber, le prétexte de mon propre abandon. (Il retire l’épée de la boue.) Te voilà dignifié, instrument mensonger. Tu n’apportes rien. Ton acier ne peut être une fin. Et pourtant, pourtant entre de diligentes mains, tu pourras renouer d’un même tranchant ce qui a été séparé. (Il se lève). Illumine ce champs de tourbe, rizière aux mâchoires plantées par dizaines : leurs lèvres brisent les pellicules de la terre et entonnent l’action que je dois porter. Sur le trajet des morts. Sillage d’incendie qu’il traîne comme une cape d’infamie, il me faut voyager sur ses écailles, participer de sa bataille, m’appuyer sur ses entailles. (Il recouvre son visage de boue). Dissimule-moi, jusqu’à pénétrer sa proximité, mais ne me sauvegarde pas, car il me faut m’effacer. Ils disent qu’il a dévoré les morts, que leurs souvenirs vivent en lui. Alors en son sein elle se trouve. Ma quête n’a pas échoué. (Il part).
SCÈNE XXIV
Un homme blessé marche avec précipitation à l’extérieur, tenant son flanc de sa main. Une faible lueur de rouille tombe sur la scène.
BLESSÉ
Metileh ! Reman ! Où êtes-vous ! Ils ne peuvent, ils ne peuvent avoir disparus… Sulim ! Tous avalés dans les entrailles de la terre, errants sous des aurores de poussières… Qui a jamais entendu que les incendies pouvaient invoquer de telles crevasses dans la pierre ?
(Un bruit de choc se fait entendre dans la nuit, faisant vaciller la lumière de rouille sur la scène. Le blessé s’arrête pour écouter.) Qui va là ? (Un instant. Silence.) Pas de refuge, pas de fuite…
(Regardant sa main pleine de sang qu’il repose avec peine sur sa plaie.) Il me faudrait juste un peu de repos. Juste quelques instants pour respirer. (Il s’assoit, et sa tête lentement tombe en avant. Quelques instants. Brusquement il inspire, se relève avec hâte.)
Ne t’endors pas ! Ne t’endors pas ! Tu ne peux rester ici, sur les terrasses d’exil de la nuit. Avance, aller, avance. Rampe s’il le faut. Quitter cette ville, quitter cet endroit… Les murailles béantes ne sont pas loin, récite, récite la litanie te tenant éveillé…
(Il se remet à avancer en boîtant.)
Metileh, Reman, Sulim, Selasie et Arakel. Metileh, Reman, Sulim et, et- Et Selasie. Et aussi Arakel. Matileh, Rumin, Sul- Non, non, ce n’est pas ça. Maliterh- Non !
(Un bruit sourd, plus violent que le premier, tombe à proximité et met à mal la lumière qui diminue de moitié. Le blessé se fige. Des bruits de reniflements puissants, de chose humant dans la nuit se font entendre. Le blessé lentement se détourne et se presse.)
Pas de bruits, pas de noms… Tout cela n’est que le fruit de ta maladive imagination.
(On entend le bruit de course à proximité, comme cerclant le blessé. Ce dernier ramasse une pierre, prêt à lancer, puis se ravise.) Ne défie pas ce qu’il ne faut provoquer. Il y a déjà trop de consistance à ce qui ne devrait pouvoir exister. Ton hémorragie dilate tes sens. Ce n’est le moment de lâcher prise. Même au sol, il faut, il faut continuer. Ce qui est déjà arrivé ne doit plus arriver. Il faut, oui, il faut que même immobile, même immobile, je continue à bouger. S’ils voient que je m’arrête, alors, alors…
(Le blessé s’arrête brusquement et, très lentement, tétanisé, regarde par-dessus son épaule. Il ne voit rien, reprend et marche quelques instants, ralentit et se retourne brusquement. Un instant avant de reprendre.) Cesse, cesse, concentre-toi. Il n’y a pas, il n’y a pas de bête humant derrière toi, lapant les traces de tes pas. Il n’y a rien, ce râle soufflant sur ta nuque n’annonce pas ta fin. Plus loin, avance, avance. Metileh, Re- Non, non. Il n’y a plus aucune invocation. Arrête, arrête de me partager tes soupirs, tu n’es pas là, tu n’es pas là. (Il se couvre le visage de son bras.) Fumet infect. Calciné. Qu’est-ce qui aux pieds tes murailles a pu ainsi brûler ? Cette violence est toujours meilleure que l’absence de saveur ; cet assaut plus concret que ces traques fantasmées. Allons, allons. Il me faut goûter à la réalité, me libérer de ces illusions. Silence, silence.
(Le blessé découvre les bûchers, encore fumants. Faible crépitement de lumière couleur feu sur la scène.)
Alors ils l’ont fait. Les échos dans la panique étaient vrais. Ces bûchers improvisés, dressés dans l’heure où leur possibilité fut questionnée. Ainsi nous sommes tous allés. Il n’est plus le temps de se tenir à notre langage, maintenant que nous sommes partis danser dans les brises. (Il trébuche et se retient au mur. Il regarde sa main couvrant sa plaie.)
Qui aurait pensé qu’autant de sang pouvait s’extraire d’une plaie.
(Un nouveau bruit de choc se fait entendre, ainsi que le bruit d’une bête humant.)
Viens, limier, rendre hommage à ceux qui ont conquis un nouvel idiome dans les braises. Viens voir comment de notre pensée nous avons exhumé la fournaise. Elle palpite, plus réelle que toi ou moi. Partage la consécration abrasive, reçoit l’adoubement des cautérisés.
(Il se met à genoux face au premier bûcher.)
Il ne peut jamais y avoir de bosquet où s’arrêter, de sanctuaire où ses armes déposer. Tout ne sera que la plus longue haleine, jusqu’à ce que la rosée nous étreigne. (Il prend la cendre à pleines mains, et s’en couvre le visage, l’étale sur ses bras, sur son corps.) Lave-moi, élime-moi. Feule avec moi, prend mon épaule pour support à offrir à ta lourde gueule brisée. Je porterai ta traque comme une extension. (Il prend des braises fumantes et les applique contre sa blessure.) Il n’y a pas de plaie. La regarder n’est que la matérialiser. Fermer les yeux l’abandonner. Il y a encore trop de rêves à cautériser. (Il se lève avec effort.) Quittons l’enclave rompue. Le creuset est maintenant déplacé. Il nous faut maintenant le porter. (Il marche dans la nuit jusqu’à quitter la scène.)
SCÈNE XXV
Mérédith se réveille péniblement de son évanouissement.
MÉRÉDITH
Qui, qui m’a traîné jusque ici. (Quelques instants. S’étant redressée, accroupie, elle regarde dans le vide.) Ma langue, ma voix, ma trachée. Instruments de sa ruine. C’est comme si de mes mains j’avais rompu son échine. (Elle regarde la lame du capitaine de la garde qu’elle a gardé à ses côtés.) Reprendre sa lame, et poursuivre les incendiaires funérailles qui devaient venger nos meurtres incomplets devenus maintenant réalités. Couler sur le royaume comme une énième pluie infâme. (Elle détourne le visage.) À quoi bon, à quoi bon poursuivre ce qui m’a été privé, s’acharner sur les poignes assassines qui n’ont été que les complices de ma gorge abhorrée. (Elle se redresse après un bref silence.) Alors, me la trancher. Expier, en un solennel sifflement, d’une convulsion entonner la fin de tous les chants. (Elle retombe.) Non, ce n’est pas encore assez. L’oubli, la perte n’est qu’une intensité diluée. Et morts, nos parjures, nos meurtriers ne sont qu’absouts de nos douleurs endurées. Pourtant, pourtant ils doivent payer. Et moi, la première. (Elle se relève, fait quelques pas, la lame pendant au bout de sa main.) Souveraine aux larmes de fer, pareille au miasme délétère. La fuite ne peut suffire. Qu’importe la façon dont tu expires. Mais confronter, et renouveler les déchirures. Imposer au monde le rappel de ces misérables secondes, faire une vivante litanie de ces fissures. Devenir le fantôme de ces heures dernières, l’exsudat instoppé de ces réminiscences meurtrières.(Quelques instants, elle regarde sa lame.)
Mais plus jamais son nom je ne devrais prononcer. Je ne pourrais crier son assassinat, le venger du même outil qui l’a mis à bas. Et pourtant afficher dans l’exil, à la fois causes et conséquences, expliciter la tragédie de notre royale semence. Tous devront savoir, comprendre du premier regard. Une douleur didactique, immédiate à saisir. Une unique action dialectique pour graver, préserver, punir. Et la renommée de cette nuit parcourra les landes pour s’écraser contre les murs des cités les plus lointaines. Il n’y aura personne pour en contester la haine. Rien pour nettoyer le sang de cette immense arène. (Elle redresse le visage, décidée.) Personne ne pourra oublier la perte, faire évanouir notre spectre. Ni échapper au rappel de notre chute commune, ni diluer les saveurs de l’amertume. Nous avons réécris le royaume sur le royaume, avons tourné à la cendre tous les arômes. On ne pourra trouver dans notre mémoire aucun baume, et pour contenir ces hurlements aucun heaume. Visière guerrière, muselière. Ma voix de mon frère ce sera fait l’adultère, j’aurais voué un sang plus noble à rouiller à même la terre. Oh, Wacian. À une quelconque rémission je ne peux me faire. Il me faut porter dans le silence notre suaire, montrer à tous de quelle passion nous avons été les dignitaires. J’ai déserté mon sanctuaire, apporté la suie sur ses lèvres incendiaires. Il me reste plus désormais qu’un seul usage de ce fer. Personne ne devra oublier de quel désastre ma langue aura été la titulaire. Et moi, la première. (Elle se tranche la langue.)
SCÈNE XXVI
Scène non éclairée, bruit de porte en bois fracassée. La lumière se fait sur le prince qui s’avance d’un côté, et trois nobles vêtus dans des teintes sombres et maquillés de cendres de l’autre côté. Le prince s’approche lentement tandis que les autres cherchent un moyen de se défendre.
WACIAN
Est-ce toi. Est-ce toi qui a ruiné et profané son corps a plusieurs reprises.
NOBLE I
Non, je le jur-
WACIAN
(Le prince l’agrippe et l’empale sur son arme avant de le jeter au sol. Il s’avance en direction d’un autre.) Est-ce toi, toi qui a ôté sa vie, qui a déversé les rivières de sa gorge adorée.
(Le noble tente de fuir mais le prince lacère son dos d’un coup d’épée, le laissant s’écrouler. Le dernier est retranché dans un coin, cherchant à s’enfoncer dans le mur.)
Est-ce toi alors. (Il lâche son arme) Est-ce toi qui nous as entravé toutes ces années. (Il enserre son cou pour l’étrangler, l’autre tente de se dégager.) Toi qui a souillé notre couronne en y vomissant un royaume informe, qui nous as rabaissé aux manières des secrets les plus infects, nous as voué à l’inertie la plus inepte. (Il brise sa nuque.) Il nous faut un nouveau royaume. (Il le lâche.) Mais j’ai besoin de toi pour cela. Mérédith. Mérédith. Dans quel corps, dans quelle répétition mutilée se trouve le faisceau de ta pureté déchirée. (Faisceau rouge pulsatif sur les corps et le prince qui, soulevant son poing fermé, mimique un emmagasinement lourd. Brusque arrêt de la lueur rouge avant que celle précédente ne revienne. Le prince se redresse et se tient droit avant d’avoir un mouvement de faiblesse, se retient contre le mur, se tient le ventre. Un instant.)
Elle ne court pas dans vos artères ouvertes. Ni ne se reflète dans le dessous de vos visions les plus proches. Vous n’êtes plus assez, plus suffisants pour nous édifier. (Il se tourne vers l’ouverture brisée, enjambe les cadavres pour la rejoindre et s’y tient quelques instants.) Vous ne me la prendrez pas une seconde fois. (Rage grandissante dans la voix.) Vous ne me la refuserez plus longtemps, même si je dois chercher toutes les viscères que porte cette terre pour la récupérer. (Il se porte sur une terrasse couverte de nobles morts et de gardes royaux. Les architectures calcinées de piliers se dressant haut dans le vide d’un plafond écroulé entourent Wacian.) Aristocratie placide, porteur du rêve acide. (Il chancèle, compresse ses mains contre ses tempes, le visage déformé par la douleur.) Non, non pas encore. Pas encore. L’aileron de la menace, je ne suis pas, je ne suis pas cette forteresse de verre brisé ! (Il perd contrôle de son bras qui pend lâchement, et il se tient violemment l’épaule, ahanant. Il s’appuie contre le mur, et siffle avec douleur, avant de vomir de nouveau une encre noire qui retombe sur ses vêtements et sur le sol. Pris de tremblements, il pousse un hurlement qui n’a plus rien d’humain. Quelques instants, où peu à peu les tremblements cessent, et où Wacian reprend contenance.)
Plus de temps, il me faut plus de temps… Cette nuit, cette nuit ne serait assez pour éventrer tous les mausolées. Maudite sois cette échéance, damnés sois ceux qui m’ôtent ma chance…
(Comme ivre, il regarde, hébété, le ciel noir au-dessus de lui.) C’est simple. Je mangerai la nuit. Qu’est-ce qu’un pacte face aux torrents infinis. J’ai dépassé les seuils qui m’étaient permis, j’ai craqué les muselières posées sur ma vie. Non, il n’y a plus de sentinelles ni de restrictions. (Il regarde les cadavres autour de lui.) Vous êtes, vous êtes ma garantie. Sous ma langue vous me prolongerez, prolongerez une continuelle blasphémie. Ah, Mérédith. Mérédith. (Il se comprime douloureusement le ventre, et tombe à genoux au milieu des corps.) Il doit encore y avoir des restes dont je n’ai profité. Des égides, des égides en mon nom à lever. (Il se penche en avant et, sans lueur rouge, commence à dévorer la chair morte de ses victimes.)
SCÈNE XXVII
Trois servants sont emmurés dans une remise. Un corps, recouverts d’un drap blanc, se trouve au-milieu de la pièce.
SERVANT I
Combien de temps avant que la corruption ne l’atteigne. Combien de temps avant que son état par son odeur s’enseigne.
SERVANT II
Cherche donc un moyen de nous libérer plutôt que continuer à maugréer.
SERVANT III
Cette situation ignoble, en eux il n’y a rien de noble. Enfermés ici pour ne pas faire tâche dans le défilé des seigneurs de cette cérémonie. Cela fait des jours qu’ils auraient dû nous venir nous récupérer, et nous n’avons pu que percevoir les rumeurs de courses paniquées.
SERVANT I
Ils ne voulaient pas que l’on nous voit ternir ce qui les fait comme des rois. Et s’il n’y avait eu que cela. Soustrait aux plus âpres collations sur les ordres de Vren, devant nous priver pour épargner les communes réserves. Combien, combien de temps encore pouvons-nous maintenir pareil effort.
SERVANT III
Cet abyme qui se creuse sous mes yeux, qui me fait mourir alors que je sens encore mes organes se débattre entre eux.
SERVANT II
Nous ne pouvons plus loin continuer sans à quelque rivage nous arrimer. Nous ne pouvons tenir ce régime de poussière encore si ce n’est qu’une journée.
SERVANT I
(Tous les trois regardent le cadavre au centre de la pièce.) Cette faim qui dans sa ruée nous entraîne.
SERVANT II
Jamais je n’ai connu une plus lourde chaîne.
SERVANT III
Danse, danse une plus éreintante malédiction, voue nos langues à profaner les seuils derniers de l’admission. (Lentement, il tire le drap, expose le cadavre.)
SERVANT II
Nos régiments à l’émail étincelant réclament leur juste versement. Qui sommes-nous pour leur refuser le déploiement aux portes de l’aliment ?
SERVANT I
Cette nuit sera placée sous le signe des indigents, tandis que nous traversons pour rejoindre la contrée des plus absents. Nous ne retournerons de cette ronde, c’est plus que nous désaltérer que goûter à ces ondes.
SERVANT III
Qu’importe l’humanité féconde à ceux qui sont écrasés sous les misères du monde. Dans ce tertre improvisé, dans cet abandon continuel aujourd’hui pleinement manifesté, j’ai vu les lumières d’une réalité dans laquelle je pouvais prétendre à plus qu’un commun ossuaire.
SERVANT II
N’avons-nous pas toujours eu faim mes frères, n’avons-nous toujours pas fait festin des miettes tombées par terre.
SERVANT I
Pourquoi désirer être de la morale les dignes dépositaires, nous qui avons en son nom été placé à l’arrière la plus amère. Soyons les vicaires d’une nouvelle coutume testamentaire ; ensevelissons nos morts dans un ventre devenu mortifère. Devenons les justes apôtres de cette inanition séculaire. (Ils se penchent sur la dépouille.)
SCÈNE XXVIII
Mérédith passe, l’air hagarde, se tenant de ses bras, au milieu d’un des carnages de Wacian. Lumière rouge agressive mettant en relief des formes de ruines noires, bruit d’incendie, de grouillement cadavérique. Elle passe entre des cadavres sur le sol et sur des lances empalés. Elle sursaute en entendant un bruit derrière elle et, agitée, commence à frénétiquement regarder le visage des morts. Elle récupère une lame abandonnée au sol et entreprend de leur couper la langue, une à une. On l’entend gémir péniblement en luttant pour ouvrir les mâchoires raidies. Elle continue ainsi quelques instants lorsque le Hiérophante est mis subtilement en lumière, immobile, laissant deviner qu’il a toujours été là. Mérédith, à genoux, sursaute, le regarde avec défiance, et lui fonce dessus pour le poignarder. Le Hiérophante reçoit l’attaque sans parer, ni fléchir, et ne fait que regarder Mérédith. Mérédith, confuse, essaye de la poignarder une seconde fois, et laisse tomber la lame en voyant le peu d’effet qu’elle fait. Elle le frappe de ses poings, cherche à le heurter tandis que lui ne dis rien, et elle s’interrompt en sanglots étouffés, abandonnant. Après quelques instants, le Hiérophante lui tend la main. Hésitation de la part de Mérédith, qui finit par accepter. Et le Hiérophante guide lentement Mérédith au travers des ruines, jusqu’à quitter la scène.
SCÈNE XXIX
Le prince titube sur la scène peu éclairée, malade des morts qu’il renferme. Il tombe brusquement à quatre pattes et vomit une bile noire. Il se traîne au sol, et d’une voix altérée, autre, parle.
WACIAN
Profanateur. Meurtrier. Violeur. (Crampe soudaine qui l’immobilise, nausée.) Assez, assez de ces effusions, de ces constantes suppliques ! (Frappe son ventre.) Mon royaume, mon domaine ! (Du fond plongé dans l’obscurité surgissent des ombres voilées, expressions de la nuit, se pressant lentement autour de lui. Il se redresse à moitié, pointe son épée vers eux. Il frappe son torse en parlant.)
Reculez ! Reculez ! Il me reste encore du temps, cette chair n’est pas encore vôtre à dévorer !
(Quelques instants, hésitation des ombres.)
Reculez ! Retournez gire dans l’abîme qui vous a vomi. Il en reste encore trop, trop à joindre.
(Les ombres reculent lentement, le prince reprend son souffle, se tourne vers la droite de la scène.)
Il me reste encore trop à faire. Tous sombreront avec moi. Le royaume, et ses fondations. Je les récupère, leurs promesses délétères, leurs tendances adultères. Et dans le fossé, dans le fossé, sur ces débris écroulés, nous édifierons un nouvel empire, fait de charpentes et de charognes, d’ossuaire et de cire.
(Brusque mouvement nauséeux, il tombe à terre, contrit par la douleur, essoufflé.)
Ce sont donc là vos douleurs, et vos morts. L’étendue de vos intensités. Déserteur. Traître. Fratricide. Manipulateur et tourmenteur. Vous grouillez en moi comme autant de larves incendiaires inanes, inaptes à se mouvoir d’elles-mêmes. Je vous vois. Je vous sens. Vous n’échapperez à ce serment. (Sursaut de douleur le pliant au sol, bras serrant le ventre.) Tous vos efforts, vos caustiques macérations qui brûlent ma chair ne sont rien, rien ! Face à ce que vous l’avez amené à endurer. (Frappe son ventre à plusieurs reprises.) Attendez, attendez qu’elle me revienne. Que j’avale le fruit du parangon de vos haines. Vos langues et vos biles sont miennes à réprimer. (Rampant sur la scène.) Aucune ne réchappera à la fermentation empoisonnée de nos sucs réunis en un seul et même tourment. Cette permanence, cette continuité par moi imposée. L’oubli nous sera refusé. Déchirés par la nuit nous le serons tous en un même mouvement mais d’abord à travers moi vous ressentirez tous les agonies qui tapissent l’envers de chacun de ses hurlements. Tout sera rendu, tout sera gravé au plus profond de ces heures qui nous reste.
(Il s’immobilise, regarde autour de lui.)
Abhorrez-moi. Maudissez-moi. Lacérez et déchirez-moi. Que je puisse vous faire boire les calices de vos propres abrasions. (Il se redresse sur ses genoux.) Je serai vos morts, et j’incarnerai vos plaies. Pour aller à l’encontre des siennes. Cette désintégration, la plus pure corrosion de ce corps, sera alimentée par les sujets qui nous manquent encore.
(Il s’écroule, se retient essoufflé de ses bras.)
Je suis le royaume. Je suis le peuple qui se débat et endure en moi le néant qui leur est refusé. Et à tout trône il faut une couronne. Mér- (Il réprime une nausée, et reprend son souffle. Quelques instants.) Où es-tu. Il ne manque que toi pour consacrer ceux qui refusent encore de prendre part à notre édification. Il y a tant à faire. J’ai besoin de chair. Pour ce temple il me faut davantage de matière première. Et nous pulserons, pulserons à l’unisson, toi l’étoile, moi l’archonte. Toutes nos artères en procession, nous louerons, louerons ce nom. Mérédith. Mérédith. (Du bruit se fait entendre dans le fond de la scène, semblable aux murmures des ombres. Wacian se retourne et, précipitamment, se relève pour continuer.)
SCÈNE XXX
Des hommes vêtus de bures passent en procession dans les sous-sols de Lamleh. Deux d’entre eux soutiennent un homme inconscient, et le traînent avec eux. Ils s’arrêtent face à une entrée creusée dans la pierre.
CULTISTE I
Ainsi, elle est venue. Ses émissaires chevauchant nos offrandes de chair. En procession nous l’avons loué, et maintenant une nouvelle fois il nous faut sonner les tambours de pierre.
CULTISTE II
Nous ne désirons la destruction, ni la fin de cette civilisation. Les embruns du changement doivent se succéder, et c’est en nous y soumettant que nous pouvons avoir un futur assuré. Offrons le chaos aux ondes, sacrifions certaines de nos parties ancrées en ce monde. De ces ruines éventuelles faisons une mue toujours nouvelle.
CULTISTE I
Désires-tu proférer les mots derniers, nous faire entendre ce que tu voudrais voir à la mémoire confié ? (Le prisonnier ne répond pas.)
Quoi donc ? Es-tu avare de réponses ? Parle, répand le contenu par ta langue retenu. Que te sert-il de te river au silence, lorsque de t’exprimer nous t’offrons la chance ?(Le prisonnier ne répond toujours pas.)
CULTISTE III
(Posant une main sur son épaule.) Pense à ces instants finaux qui sont ton échafaud. Peu importent tes croyances, ou si tu espères d’une quelconque façon la délivrance. En ces trop maigres secondes, tu peux donner ta voix aux ondes. La bête blessée cherche toujours un endroit où finalement se déposer, et le dernier cri issu de sa plaie permet de le cristalliser, dans les vibrations du monde qui l’a tué. Ne t’exile pas davantage. Tu t’es suffisamment débattu.
(Quelques instants.)
PRISONNIER
Lâche vie, offerte sans haine sur de fades autels. Tout n’a été que course forcée, rencontres manquées, opportunités jetées. Plus que tout autre aurais-je dû m’extirper de mes penchants, moi qui le premier connaissais la nature de ces sarments. À quoi bon parler, immortaliser ce qui ne vaut qu’à se voir sur le sol dégorgé. Mon chant est un d’échoué, sans autres sirènes que ma passivité et mon appétit pour les facilités. Jetez-moi à bas. Je n’ai plus la force de faire face à mon propre constat. Mais que l’on sache, que l’on sache que j’ai essayé. Que nombre de fois je me suis levé, ai fais voûte de mes vertèbres fatiguées. Longtemps ai-je porté ces entraves de pierre, et longtemps ai-je marché dans la corrosion de rêves d’une vie moins solitaire. Mon échec me porte ici. Au seuil d’une crevasse d’où aucun espoir ne luit. (Il se relève, s’avance.) Mais avant que l’on m’égorge, que l’on sache que de la misère je suis la forge. J’ai raffiné, et travaillé, les médiocres outils qui m’ont été légués. Mon existence j’ai mené comme un navire amené à guerroyer contre des vaisseaux qui de leur taille ne pouvait que m’écraser. Pourtant je m’y suis lancé. Et il se pourrait que dans les échardes de mon corps brisé, certaines parviennent à se loger entre les interstices de ces coques armurées. Le même âge qui recouvrira ma tombe sans nom d’un indifférent limon, viendra leur porter également son action. Et ces quelques bribes capturées, pourront un jour fleurir en un effondrement fait verger.
(Un tremblement se fait entendre, et le bruit de fissures dans la pierre. Le seuil semble noircir à mesure que le tremblement progresse.)
CULTISTE I
Ainsi cela commence. Bien. Déversez le labyrinthe de ses entrailles. Nous sommes désormais sur le seuil, et il faut nous montrer sans failles. (Un des cultistes tranche la gorge du prisonnier, et s’apprête à ouvrir son ventre.) La rupture est consumée, et le rituel engagé. Lamleh était autre avant d’être Lamleh, et elle sera autre encore après. Mais son cœur, son cœur demeure, et nous sommes les agents de ses solennels battements. Soy-
(La scène prise de tremblements, interrompant le premier cultiste.)
CULTISTE II
Que se passe-t-il ? La rupture ne devait encore se produire ! Ce n’était ce qui était prévu !
CULTISTE III
Hâte, partons ! (Ils se précipitent vers la sortie d’où ils sont venus, mais un bruit d’éboulement se fait entendre et en bloque l’accès.)
Impossible. Ce n’est pas ce qui nous attendais !
CULTISTE I
Vite, déblayez, déblayez, le souterrain tout entier va s’effondrer sur nous et nous avaler ! Il faut- (Se fait entendre le son d’une fuite, d’un courant s’échappant de l’entrée creusée. Les cultistes se retournent pour la regarder.) Quel est ce miasme noir. (Le rideau noir opaque tombe lentement sur la scène pendant que les cultistes tentent de dégager la sortie. Un nouveau tremblement secoue la scène une fois le rideau tombé, et la lumière s’efface alors que l’on voit les cultistes disparaître dans le bruit d’une immense craquelure.)
SCÈNE XXXI
Adrian parvient dans le hall, couvert de boue et de lacérations profondes, l’épine du charnier à la main. De larges bandes pendantes de tissus décorent la scène, sensées imiter la disposition de colonnes. La lumière est froide, sentine, aqueuse. Adrian retrouve Wacian, défiguré et déformé par sa faim, en train de vomir sur les édits. La parure rouge de sa tunique est désormais entièrement imbibée de poix noire, et son visage est méconnaissable, tordu par la douleur.
ADRIAN
Ainsi, tu es devenu. Tu t’es gorgé des morts, déformé par leur poids, maculé de leur poix. Tu hurles, même de ta gorge empêtrée, tu hurles. Vomis, rejette ta voie, tu es désormais le lieur de tout le royaume. De ta bile inonde ce hall, et noie toute architecture dans une nuit sous la nuit. Il n’y aura de vestige trop usé pour expliciter les affres que nous avons partagé. Là, ton trône de chair et d’intestins, d’ossuaires sans lendemains. Oui, vois moi. Tes yeux agonisant percent le rempart noir de tes formes. Tu sais que je suis ici. Toi qui as pris ta sœur, tu l’as emmené aux tréfonds de ta dissolution. L’a voué à une commune macération. Regarde-moi parmi ces antiques colonnes m’avancer. Je n’ai rien à cacher, je ne suis que ce corps et cette épée.
WACIAN
A… drian…
ADRIAN
Non, cela n’est plus. Il n’y a plus de général, ni de régiment. Tu as tout eu, tu as tout pris. À ta douleur ne succèdera plus aucune exuvie. (Wacian fais un effort pour s’appuyer sur un de ses genoux et, arquant brutalement son corps, tente d’atteindre Adrian en le tranchant de son épée. Adrian l’évite en se cachant derrière une des colonnes du hall.)
Je ne suis venu t’affronter, prince destitué.
WACIAN
Cesse… de parler…
(Wacian répète son attaque, et la bande de tissu simulant la colonne tombe au sol sur la scène.) J’effondrerais les fausses édifications de ce palais sans nom. J’enfoncerai dans la terre ce qui me l’a arraché.
ADRIAN
Détruis les architectures qui t’ont institués. Personne ne s’est retourné contre toi. Tu es le seul agent de tes propres sarments. C’est aussi ce que j’ai appris de mes débâcles.
WACIAN
(Hurlement de Wacian.) Je la vengerai, vengerai de ma démise, m’élèverai par-dessus toutes les douleurs promises. (Les attaques se succèdent, Wacian toujours au centre, incapable de se mouvoir, et Adrian esquivant, usant des colonnes pour se protéger, qui tombent une à une. Au bout d’un moment, il reprend son souffle, s’appuyant sur sa lame. Adrian alors s’expose.)
ADRIAN
Ne vois-tu pas qu’il n’y a davantage à parcourir. Lamleh s’est fondue dans l’universel charnier. Il n’y a espérer d’autres directions désormais. Il y assez eu de cette folie, regarde ce que tu as fait, et ce que tu t’es fait. (Il s’approche lentement de Wacian qui ne bouge plus, ne parvenant plus à respirer, à genoux, appuyé sur son épée.) Nos entrelacs contraires nous aurons mené jusqu’au bord de cette sombre rivière. Mais enfin nous nous rejoignons. Laisse-moi arrêter cette course, et nous offrir le repos promis après tant de convulsions.
WACIAN
Non… Il me la faut encore… Il me la faut elle… !
(Wacian hurle, vomissant et assombrissant d’une bile abrasive Adrian. Ce dernier se débat, criant de douleur, et disparaît hors de la scène.)
SCÈNE XXXII
Wacian, traînant son épée derrière lui, se retrouve dans les appartements royaux. Il laisse des corps dans son sillage. Toujours en direction du sommet, complètement hagard et lacéré de blessures, couverts de sang et de poix, il passe devant le figuier calciné sans le reconnaître. Le Hiérophante se tient sous ses branches.
HIÉROPHANTE
Je t’avais dit, Prince, qu’un tel éclat n’était pas nécessaire. (Wacian se retourne, manquant de tomber, ahanant une animale hostilité. Sa voix est déformée, et il répond comme s’il parlait à lui-même.)
WACIAN
Toi… (Il inspire avec difficulté, et ses mots sont entrecoupés de besoin de respirer, de déglutitions douloureuses.) Tu le sais, dis-moi, sous quel tertre se trouve son trépas…
HIÉROPHANTE
Ton air rougeoie toujours de la même façon, malgré tous ceux dont tu auras bu le nom. Déformé par la douleur, et vicié par les pleurs, sous ton voile de poix le même tu demeures.
WACIAN
J’ai reconquis le royaume, je… J’ai expié les erreurs, fait sacrement de toutes les aigreurs. Il n’y aura plus de passivité, plus de morne tolérance. J’ai ramené à moi toutes les engeances, reposé les fondations dans la fange.
HIÉROPHANTE
Pourtant, maladivement, tu te dévoues à la recherche des puissances qui pourraient te sauver. Tu cherches encore à condamner, et à t’épargner.
WACIAN
Viens à moi la nuit des morts et les itérations nouvelles des batailles passées. Cavalcade et ruée sont le lot des trépassés. (Se porte la main au visage.) Que m’arrive-t-il ?
HIÉROPHANTE
Tu le sais, tu le sens, rongeant ta moëlle, s’arrogeant la sapidité de ton sang. Les vers grouillent sur toi, prince du triste firmament. Tu projettes autant d’ombre que les étoiles, et ton diadème s’est fait de fagnes.
WACIAN
Es-tu… Es-tu la nuit ? Le nouvel atour de ses actions ? De notre pacte l’itération ?
HIÉROPHANTE
Je suis autant la nuit que ton ennemi, autant ton allié que ta continuité.
WACIAN
Je ne comprends pas…
HIÉROPHANTE
Peu importe, il n’est besoin de comprendre ici. Ta voie tracée, tu es le sillage d’une dégradation que l’on ne peut endiguer.
WACIAN
Paroles, paroles encore… Tu n’es qu’un phantasme, l’écume de ma volition. Écarte-toi, ou rejoins les légions que j’ai avalé… Oh, Mérédith…
HIÉROPHANTE
Est-ce que posséder sa mort parviendrait à compléter ta faim ?
WACIAN
Silence ! Silence ! Ne parle d’elle ! N’ose vomir une seule syllabe sur son nom ni aucune pourriture sur son souvenir. Ses membres et mémoires sont miens et miens seul, comme ils l’ont toujours été, et j’éventrerais tous ceux qui osent les partager. Je rongerai la crasse de ses ongles, et laverai ses paupières des traces fécondes. Personne, personne ne me la prendra. J’avalerai la poussière de sa chevelure, et refuserai à sa dégradation toute stature. (Il lâche son épée pour comprimer son ventre de ses deux bras, réfrénant un hurlement entre ses mâchoires serrées.) Elle, elle est la clé, la porte, le testament de tout ce que je supporte ! Vous ne m’empêcherez, ne m’empêcherez de la récupérer. Du tréfonds de l’admissible elle a crié mon nom, je l’ai entendu, je l’ai entendu. (Une épine de douleur le prend dans le dos, le faisant se comprimer et tomber au sol. Il se tord de douleur.) Je croulerais jusqu’à vos ventres et m’y logerais un village connaissant de nombreux étages. Je serai ma propre communauté, érigée et stratifiée sur son visage oublié. Je donnerai tout, tout pour de mon étreinte l’embrasser.
HIÉROPHANTE
Penses-tu encore avoir à donner ? À échanger contre de ton désir l’objet ?
WACIAN
Je- (Pris d’une violente toux, il s’étouffe. À plusieurs reprises il tente de parler mais les mots s’écroulent dans sa gorge.) Ce n’est pas- J’ai encore, encore le temps !
HIÉROPHANTE
Veux-tu connaître le secret ? Ce qui se dissimule entre ces lèvres filées ? Il y a encore une trahison à élaborer. Une dernière croyance à violer. Et du même outrage que ta sœur il nous faut la souiller.
(Wacian à ces mots se dresse et se jette sur le Hiérophante, l’agrippe fermement en écumant de rage. La lumière rouge pulse frénétiquement, comme lorsqu’il dévore les morts. La montée en intensité est brusquement interrompue et Wacian rejeté au sol, tandis que le Hiérophante se tient debout.)
Tu te gaspilles, prince. Je suis un vide trop large à avaler. Ne pense pas que je me moque de toi, ni que je te refuse un combat. S’il m’était encore permis de porter une épée, je n’aurais pas hésité à terminer cette pitoyable théodicée.
WACIAN
(Wacian récupère son épée et, la plantant dans le sol, s’en fait un support pour se redresser péniblement.) Vois… Vois et redoute les légions ensevelies, les formations aux bannières inhumées. Celles que de toute la lande j’ai engrangé. Je les invoque, des portes ouvertes de mes plaies. (Le corps de Wacian, appuyé contre la garde de son épée pour rester debout, fume, et une brume nimbe la scène. La lumière est diaphane, le fond noir. Peu à peu, des silhouettes troubles se dessinent sur le fond.)
HIÉROPHANTE
Es-tu sûr de pouvoir tenir pareil rituel.
WACIAN
(Wacian, épuisé par son action, hurle à plein poumons.) Je suis le rituel !(Du sang noir coule de ses lèvres alors qu’il est concentré, poignes serrées sur la garde de son épée plantée, et que les silhouettes se multiplient, troubles et comme luttant pour garder consistance.)
Lymphes, helminthes, sangsues, lamproies. Répondez à l’appel de ma voix. Venez fendre de mon corps les parois, coquille poreuse d’où suinte votre froid. Déploie le suc de mes entrailles et baigne dans la moisson de mes semailles. Où que j’aille, mon armée à jamais m’assaille. Lève-toi, limon, tourbe anonyme et floraison du pire enzyme. Il est temps de mettre en marche l’abime.
HIÉROPHANTE
Tu joues d’instruments usés depuis les premiers temps. Laisse-moi te faire entendre la mélodie de ceux aptes à descendre. Tu veux être la bête immense ; alors éprouves la peur vécue des bêtes avec une même constance !
(De grands vents sifflent et balayent la brume de la pièce, en effacent les ombres informes des soldats que Wacian invoquait. Ce dernier se couvre le visage pour se protéger des rafales, mais bientôt ploie sous leur puissance et tombe à genoux pour se tenir. En fond, en lisière de la scène, tout un corps d’armée se déploie, et les ombres de bannières sans distinctions claquent avec violence.)
Tu n’as fait qu’avaler une capitale. Je suis tout un peuple, renié dans l’oubli phénoménal. Mais ce soir l’exil prend fin. Le délai qui m’était imposé sera enfin restitué. L’arrêt imposé sera enfin respecté.
WACIAN
(Wacian, toujours à terre, s’en prend à la cendre devant lui.)
Tu fuis, tu te défiles, tu ne vaux pas mieux qu’eux, tu croules et tu suintes et tu macères, pourriture échancrée, fiel desséché. (La toux le reprend, à nouveau les mots s’interrompt dans sa gorge. À partir d’ici, toutes ses paroles sont étouffées, malaisées.) Tu parles, et parles, et parles et-
HIÉROPHANTE
Tu ne lâcheras pas, n’est-ce pas ? Jusqu’aux derniers cribles du chemin tu refuseras de te laisser aller si ce n’est qu’une fois ?
WACIAN
Non… Non ! Cette haine est mienne ! Sa vie, sa chair sont miennes ! J’ai, j’ai trop attendu, trop couru, trop fait, trop gâché, trop élaboré… trop, trop…
HIÉROPHANTE
Alors, monte, prince d’effroi, chevalier des nuits sans vie et héraut de la tragédie. Tu traînes avec toi une chrysalide de sang ; uses-en, repeins-en le firmament. Ne veux-tu faire monde ? Ne veux-tu toi-même être le rempart ? L’aube sera rouge, si tu le désires. Allons, inextinguible brandon, monte ces dernières marches, dépasse ce dernier vallon. Qu’est-ce pour toi qu’une ultime exuvie ? Tu as tout dévoré, tu as tout retourné ; si elle doit être quelque part, ce ne peut être alors qu’au sommet.
(Le Hiérophante pointe la direction des escaliers menant au sommet du palais, et reste figé dans sa position.)
WACIAN
Mér…
(Wacian, respirant avec peine, se traîne, abandonnant l’épée derrière lui et s’appuie contre les murs pour entamer l’ascension.)
SCÈNE XXXIII
Le rideau noir opaque est baissé. On devine, de l’autre côté, sous une lumière vacillante, Wacian avancer à quatre pattes, avec peine, luttant pour ne pas s’effondrer. La voix de Wacian se fait entendre, calme, et parle sans trouble, sans effort. Elle ne vient d’aucune direction en particulier, mais comme l’expression de la pensée interne de Wacian. La scène et la lumière s’arrêtent avec la fin du monologue.
WACIAN
Rumine encore, brame, brame. Sonne les carillons du froid. Tapisse les nuées d’une décomposition nouvelle. Kystes et bubons ensommeillés, obèses de torpeurs, suintants d’extension. Ne comprends-tu pas la direction de nos émois. Entrailles et labyrinthes, les lymphes ponctuent nos paupières de chrysalides encore trop pâles. Je n’ai jamais désiré sombrer mais le naufrage lentement est monté jusqu’à moi, accroche par accroche. Je l’ai sauvé d’une solitude si noire, et maintenant il n’y a que des fleurs au cœur noir, acide, pour pousser sur ses crocs. Je suis bourbe. Et glaise. Je suis l’assemblée itinérante, l’émembrée adjugeante. Je hurle en moi des cierges de sang et j’exhume davantage le monde à chaque convulsion. Ne me parle pas d’oubli cela n’a jamais existé ; tout, tout est pour toujours sauvegardé. Oh, lune des blessures, j’ai placé chacun de mes organes dans des bocaux pour te les remettre en des mains qui avaient du sens. Et pourtant, pourtant j’ai si faim encore ; ne veut me suffire aucun corps. Cette langue dévastée vouée à d’avides rémissions est ma plaie et mon nom. Viens, viens. Je danse encore les mémoires des morts, et la ronde n’a jamais battu si fort.
SCÈNE XXXIV
(Wacian arrive sur la scène, épuisé, tentant de se relever péniblement. On entend sa respiration caverneuse, heurtée, difficile. Il titube parmi les décombres du sommet de Lamleh incendié. C’est un plateau ouvert sur la lande, où l’on voit dressés les nombreux gibets rituels qui ont pénétrés l’enceinte de la ville. La scène est sombre, mais un horizon rouge presque noir nimbe le sommet, né des incendies. Des colonnes supportant des toitures qui n’existent plus sont dressées, et Wacian tente de vomir sur les pierres mais rien ne sort de sa gorge. Mérédith rentre sur le scène, en pleurs en voyant Wacian.)
WACIAN
Mér- Mér-
(Les mots s’étranglent dans sa gorge. Il tousse, lutte pour retrouver sa respiration en s’appuyant contre l’une des colonnes brisées.)
Tu étais- Tu étais-
(Mérédith s’avance vers lui, toujours en pleurs.)
Pourquoi… Ne parles-tu pas…
(Il se porte vers elle, et la prend contre lui, le serrant et l’enveloppant entièrement de ses bras. Ils restent immobiles. Adrian entre sur la scène, sans un bruit, l’épine du charnier à la main. Il est couvert de poix noire, de marques de brûlures. Il est dans le dos de Wacian, et ne voit que sa silhouette. Il s’approche doucement et enfonce d’un seul coup la lame, poignardant Wacian et empalant avec lui Mérédith. Wacian pousse un hurlement inhumain, écorché. Il recule légèrement, voyant qu’il est lié par cette épée à Mérédith, elle aussi transpercée. Il la soutient de ses bras, et parvient à l’extraire de cette position. Adrian titube en voyant Mérédith.)
ADRIAN
Ce n’est pas- Tu n’étais pas sensée…
(Adrian continue à reculer, toujours plus proche du bord du sommet, et sans voir où il pose le pied, tombe et sombre dans les ruines de Lamleh. Wacian, supportant toujours de ses bras Mérédith, voit qu’elle commence à défaillir et ne peut se maintenir debout. Il glisse avec elle au sol, l’épée toujours plantée dans son propre corps. Il essaye de la maintenir éveillée, caresse son visage, comprime sa plaie, en vain. Il fait entendre les bruits de gémissements, de pleurs difformes, et reste ainsi, empalé auprès de sa sœur. Le Hiérophante apparaît alors sur la scène.)
HIÉROPHANTE
Ainsi, le dernier rituel est prêt, et ses puissances assemblées. (Se tournant vers le lointain.) L’aube est proche. Elle arrive. (Du haut des murs de la scène coule un liquide noir qui lentement en couvre le fond.)
Pardonne moi, Prince, de te ravir de ce qui est sensé être tien. Mais cela fait trop longtemps que s’étend ce chemin. J’ai assez écumé ce désert de fer, et de ses embruns il est temps de m’extraire. (Wacian est penché sur Mérédith, sa tête posée sur ses genoux. La lumière sur la scène lentement vacille, et les bruits de vents, de tissus qui claquent dans le vide se font entendre. Une lueur couleur de rouille baigne faiblement le centre de la scène, et ses reflets mettent en évidence un grand drap noir couvrant le fond, parcouru de spasmes, dont les plis recèlent des formes serpentines tentant de s’extraire, comme en relief. Le Hiérophante pose un genoux à terre face à la forme.)
Je te souhaite la bienvenue, soleil des exilés. Patience du silence, et verger scarifié.
NUITS
- Un chant qui ne s’est encore tu…
- … cherchant des raisons…
- … à l’ellipse des contradictions.
HIÉROPHANTE
Honore ta part du contrat, et apporte-nous le démembrement promis.
NUITS
- Toute aube ne se vaut…
- … devant des caresses l’échafaud.
HIÉROPHANTE
Je ne suis venu argumenter, restitue ce qui doit m’échouer. Cette existence-ci n’aurait jamais dû tant se prolonger.
NUITS
- Arbitre volontaire des syllabes…
- … le limier goûté aux vapeurs cinabres.
- Traducteur de l’herbe qui tremble.
- Les murmures de la pierre valent toutes les langues.
HIÉROPHANTE
Il y en a une pourtant que tu ne sais pas. Dans l’oubli auquel tu m’as voué, j’ai su trouvé les bribes de l’idiome que tu avais délaissé. Ma dérive de phare en phare, de spectre en spectre, jusqu’à rassembler les lettres qui sauront t’enfermer, et à l’aube t’exposer. J’ai su lire dans les entrelacs des limbes, et apprendre les sentences qui te donneront une rigide contenance. Ce matin, nous pâlirons ensemble d’un même feu. (Le Hiérophante lève les deux paumes face à la nuit et d’une voix grave, profonde, commence à entonner les syllabes.)
Erh… Ahr…
(Un frisson se fait sentir dans le voile, avec le bruit d’un grognement animal.)
Reh… Sehr…
(Le vent semble pâlir, et le son de plaintes se fait entendre.)
Verem ! Tasael ! Veherem ! Tasamaiel !
(Le Hiérophante pousse ses mains en rythme des mots qu’il profère. Le fond de la scène présente comme un mur de verre derrière lequel se débat l’ombre massive d’une créature serpentine. Des sifflements stridents de douleurs se font entendre ainsi que de lointains hurlements, parvenant au sommet de Lamleh comme par écho, tandis que le Hiérophante se tient face cette ombre, paumes levées en sa direction. Des impacts de plus en plus conséquents se font ressentir, et le Hiérophante commence à pâlir devant l’assaut, tandis que Wacian s’accroche à Mérédith.)
Sehm ! Itekel ! Lothma ! Veridiel ! Sehm, sehm, sehm !
(L’on voit, d’un coin de la pièce, les premières lueurs de l’aube qui se lève rouge écarlate à l’horizon. L’entité entravée se débat avec d’autant plus de puissance, ses cris stridents, et toute la scène tremble. Le Hiérophante poursuit sa litanie mais est forcé de poser un genoux à terre pour continuer, tandis que Wacian et Mérédith sont séparés par le tremblement. Wacian, exténué, se traîne tant bien que mal, et arrive de nouveau à proximité du corps inerte de Mérédith. Le rituel est à son apogée alors qu’il tend faiblement la main vers le corps de sa sœur, tente péniblement de la toucher, jusqu’à y parvenir. Là, les pulses rouges explosent sur la scène et le hurlement de Mérédith, poussé lors de son viol, se fait entendre de façon stridente. Le Hiérophante se retourne mais la lumière rouge atteint son paroxysme et explose avant de disparaître avec l’effacement du cri de Mérédith qui se réverbère en écho, de concert avec le son de verre brisé, tombant en pluie. Une feinte lumière d’ambre tombe sur Wacian qui se tient à quatre pattes et se redresse lentement sur ses genoux, empoignant des deux mains la lame qui le transperce. Il lutte, et commence en grognant à l’extraire hors de son corps. Il redouble d’effort lorsque la lame reste bloquée et, s’arquant davantage, pousse un nouvel hurlement, mêlé du sien et de celui de Mérédith, avant d’expulser l’épée. Wacian, lentement, se relève, l’épée en main. Le Hiérophante se tient non-loin, tentant de retenir les fragments de son masque brisé. Mais voyant Wacian debout, il le retire lui-même et, sans un mot, se retire dans l’ombre où il disparait. Le bruit de verre brisé continue de tomber alentour, tandis que Wacian se tient face au rideau de la nuit, fluide à nouveau, soupirant des râles d’extases au gré de glissements serpentins.)
NUITS
- L’expression n’est sujette aux paroles.
- Une même faute la célèbre en corolle.
- Des teintes le venin te nimbe.
- L’usuelle démarche des limbes.
(Wacian tente quelques instants de comprimer sa plaie d’où coule à torrent un sang rouge, vif, neuf.)
- Une promesse a été faite.
- L’expérience d’une de mes sœurs, d’une de mes filles…
- … qu’une même indifférence défile.
- L’échéance futile…
- … et les entraves trop dociles.
- Le deuil rejeté jusqu’au sang…
- … pour de l’aube le démembrement.
(Wacian alors, titubant, couvert d’un nouveau sang, l’épée en main, s’avance contre la nuit, et tombe dans son étreinte. Les ombres tirent avec elles de grandes draperies et traversent la scène, dressant des murs d’étoffes sombre entre les spectateurs et le fond de la scène, jusqu’à pleinement occulter Wacian.)
- Sur le plateau des fleurs fantômes…
- … de mes peaux nombreuses habillé.
- Phalanges baguées de l’acier des fanges…
- … tendant en serment une lame pour être adoubé.
- Floraison des ronces vitrifiées.
- Et écailles en spores dispersées.
- Ce haut cor en cet instant se meurt…
- … jusqu’à ce que soit renouvelée la toujours jeune douleur.
(Les premières pointes de l’aube se lèvent sur le sommet de Lamleh, vide, à l’exception du corps inerte de Mérédith.)
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