9 -Sur la brèche

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— Tu es déjà réveillée ? Tu as le temps, il fait encore nuit.

Yahel, se levant pour assurer son tour de garde, venait de trouver Tara allongée dans son duvet, sur le dos, les yeux grands ouverts. D’habitude, si par hasard elle la réveillait sans le vouloir, Tara réagissait plutôt en gros ours grognon se retournant en grommelant pour aussitôt replonger au pays des rêves. Mais là, depuis quand contemplait-elle le plafond dans le noir ?

— Je sais.

— T’as pas trop chaud ? C’est peut-être pour ça que tu ne trouves pas le sommeil.

Tara avait rendu le peignoir donné par les habitants du coin. Elle n’avait pas eu envie de le garder. Pas celui-là, en tout cas. Mais là aussi, Yahel avait noté un changement d’habitude : alors que la saison permettait de se mettre à l’aise, Tara dormait désormais toujours habillée de haut en bas, emmitouflée dans un gros pull. Il n’y avait que durant les froides nuits d’hiver qu’elle dormait ainsi.

— Qu’est-ce qui te fait croire que j’arrive pas à dormir ?

— Oh ! Rien… rétorqua Yahel qui cherchait à cent à l’heure dans sa tête ce qui pourrait l’amener à parler, mais se retournant dans le même temps, elle fut quelque peu perturbée.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Oups ! C’est pas ce que tu crois ! Je ne me permettrais pas de me faire un petit plaisir devant toi, quand même. Pardon, mais… Ça gratte !

— Hein ?

— Il m’a rasé le con, ce con, ronchonnait-elle. Entièrement. Et avec une mousse qui puait un parfum chimique, eurk ! J’ai plus l’habitude. Je savais même pas qu’on pouvait encore en trouver.

— Ça devait faire partie des produits recherchés dans leur petit trafic. Vu qu’on n’en fabrique plus, ça vaut peut-être une petite fortune.

— Espèce de malade, oui ! Je me suis vue, ça fait trop bizarre.

— Il devait regretter l’industrie du porno…

— Pédophile, oui !

Yahel ne put s’empêcher de rire. Un rire contagieux, entraînant Tara.

— Non mais, faut les comprendre, continua-t-elle. Ils ont grandi dans cette belle illusion. Pour ce genre de gars, les femmes restaient imberbes, comme des enfants mais avec des boops en plus, et super dociles. Et tu imagines le choc, découvrir que les femmes ont des poils ! En vrai ! Quelle désillusion !

Cela faisait du bien de rire.

Yahel s’attarda, l’air de rien.

— Ça va ? Tout va bien ?

— Oui, pourquoi ?

Cette spontanéité naïve dans la réponse de Tara, était-ce un automatisme de défense ou une réalité ? Pour en être sûre, Yahel laissa courir les secondes, espérant une suite, un complément, une correction, un mais.

— Allez, repose-toi, maintenant… finit-elle par dire après avoir secoué la tête, déclarant forfait.

— Oui maman !

Tara se remit sur le côté, relevant la couverture jusqu’au menton. Yahel resta encore quelques instants avant de se décider à sortir.

Ils étaient restés pour aider la population à repartir du bon pied. De nombreuses rencontres en tout genre se succédaient au fil des jours, puis des semaines. Des moments d’échange, de partage, d’entraide, de soutien, d’idées pour l’avenir à construire ensemble, car cette communauté se retrouvait avec du pain sur la planche. Sans compter certains des leurs qui avaient disparu dans la nature, cette bande de commerciaux un peu spéciaux leur avait laissé leurs marchandises de chair parquées dans ce fameux quartier que Tara n’avait pu explorer le jour de leur arrivée. Ces bâtiments, à l’abandon depuis plusieurs années, symbole d’une vie où les clivages sociaux frappaient au visage des consciences emmurées, la plupart des gens d’ici n’avaient pas eu besoin de Mahdi pour ouvrir les yeux. Ils avaient abandonné ces quartiers après l’effondrement, ce n’était pas pour recommencer à y parquer des personnes comme des lapins dans un clapier. Tout le monde fut mélangé, réparti dans les logements les plus décents. Sacha représentait toute une population qui ne voulait plus vivre dans l’égoïsme, faire partie eux aussi des good guys des histoires, sans fausse note. Tous ces gens destinés à l’esclavage et se retrouvant libres se révélait un nouveau défi à relever pour ces hôtes involontaires, devant gérer la situation avec intelligence et humanité. La plupart ne demandaient qu’à partir pour retrouver des êtres qui leur étaient chers, où qu’ils soient. Pour les autres, pour ceux qui n’avaient plus rien ni personne, il n’aurait pas été humain de les rejeter. Pas en connaissant leurs histoires.

Tara se retrouva à certaines de ces réunions. Ce jour-là, elle était assise sur une chaise, une de ses jambes ramenée contre elle, le coude appuyé dessus, la tête maintenue par sa main. Mahdi parlait. À l’écoute, concentrée sur sa voix, elle ferma les yeux. Elle l’entendait, belle voix.

Ce fut celle de Yahel, bien plus proche, répétant son nom avec insistance, qui la ramena à la réalité.

— Tara ! Hé, Tara ! Reviens parmi nous !

Elle redressa la tête, son visage hébéta tombant sur celui de Yahel collée à elle l’air de rien, lui épargnant une chute mémorable. Pourtant, les regards étaient fixés sur elle, y compris son roi. Elle leva les mains en signe de paix.

— Pardon, c’est bon, je suis d’attaque. Cela ne se reproduira plus, s’excusa-t-elle à la cantonade.

— C’est cela, oui, marmonna Yahel, alors que Tara continuait sur le même ton.

— En même temps, t’as qu’à pas faire si ennuyeux ! Tu me connais ! Je préfère l’action !

Tous purent conter deux secondes avant que Mahdi cesse de froncer des sourcils soucieux.

— Oui, on sait, tant que ce n’est pas pour prévoir de la baston, notre blabla ne t’intéresse pas, rétorqua-t-il en ayant apparemment retrouvé le sourire, indiquant par là-même à leurs hôtes qu’il s’agissait d’une vieille blague entre eux-deux. Si tout le monde est d’accord, on va la libérer !

Des rires et des hochements de tête approbateurs confirmèrent, certains du même avis pour eux-mêmes, ce qui enclencha une petite pause générale. Pour d’autres, l’enthousiasme fut plus réservé.

Tara sortit, heureuse de retourner à l’air libre. Elle fut tentée un instant de se diriger vers l’endroit où ils gardaient quelques prisonniers issus de la bataille libératrices et des quelques échauffourées de ces derniers jours. Ils n’avaient pas réussi à le lui cacher, mais jusqu’ici, tous, et surtout Mahdi, lui avaient formellement déconseillés de s’y aventurer. Ces cancrelats n’étaient pas détenus pour leur apprendre la valeur de la vie, leur donner une chance de retrouver un semblant de civilisation. Pas pour le moment. Étant des sources d’informations plus riches qu’ils ne s’y attendaient, ils en avaient besoin vivant. Et elle-même admettait ne pas être sûre de se retenir. Rien que de marcher dans ces rues était une tentation à se chauffer les sangs. Justement, à l’une des premières rencontres, elle n’avait pas facilité les choses.

— Et quoi ? Ils y en a bien d’ici qui ont participé volontairement à ce piège ! Peux-tu me garantir qu’ils sont soit mort, soit derrière des barreaux ? Savent-ils même qui parmi les leurs a tirés avantage de cette invasion ?

— Tu veux quoi ? Qu’on fouille partout ? Qu’on interroge tout le monde ? Je ne suis pas venu pour ça, lui avait répondu Simon.

Elle avait compris son dilemme, mais l’idée d’explorer les lieux et les environs en profondeur avait été adopté, ce jour-là. La tension était encore élevée, chez tout le monde, accueillis comme accueillants, envahis comme piégés. Comme elle s’y était attendue, pas grand-chose à se mettre sous la dent. Au moins, cela avait permis d’occuper et de sécuriser les esprits. Elle décida de faire un crochet par la médiathèque en pleine réhabilitation, histoire d’assurer l’occupation du sien. Ramenant son chargement vers leur camp, elle songea partir ensuite dans les alentours pour une balade sportive quand Erwan l’interpela au passage. Il lui rappela qu’elle était attendue pour l’entraînement des locaux, les candidats volontaires pour former une équipe de défenseurs.

— T’avais oublié ?

— Non, se défaussa-t-elle. J’ai pas vu le temps passer. J’y vais !

Erwan resta quelques secondes, sourcils froncés, l’observant alors qu’elle se précipitait dans son camion pour ressortir tout aussi rapidement dans l’autre direction.

Pour Tara, c’était son écot régulier à l’effort commun. Elle n’y allait pas pour les former, la pédagogie n’étant pas son fort, mais pour qu’ils puissent se tester dans un contexte plus proche de la réalité. Et elle ne les épargnait pas, au contraire. Quoique… En ce moment, elle n’était pas vraiment performante. Pas plus tard que la veille, un des élèves avait failli avoir le dessus sur elle. Un seul ! Certes, c’était un jeune cabochard un peu revanchard, et qui se révélait plutôt bon, mais pas question de lambiner aujourd’hui.

L’exercice du jour : le jeu du chat et de la souris, comme elle se plaisait à l’appeler, dans un joli décor urbain. Pratique ces quelques maisons en ruine pour simuler une guérilla urbaine. Ce qui lui plaisait dans ce jeu : le chat peut se découvrir souris. Et en cette belle journée, elle se sentait d’humeur féline. Elle ne ménagea pas sa peine, harcelant ses proies sans répit. Profitant d’un moment de creux, elle se dénicha un emplacement idéal, une bonne planque derrière un mur à demi-écroulé, avec vue suffisante pour éviter qu’un autre matou en chasse se terre hors de vue, et le soleil de face évitant de se faire repérer par son ombre. Tous sens en alerte, elle patienta. Appréciant la chaleur du soleil sur son visage, elle ferma les yeux un instant. Juste quelques secondes, histoire de se reposer pour mieux repartir. Elle en avait le temps. Si elle avait bien évalué, elle les avait laissés loin derrière.

Des rires lointains parvinrent à ses oreilles. Elle fronça les sourcils, intriguée, jusqu’à ce que son cœur batte plus fort. Le rire s’était sérieusement rapproché…

Le sang reflua à l’intérieur de son corps.

Ce rire moqueur, arrogant, si sûr de son fait… Ce ne pouvait être possible ! Je l’ai tué, de mes propres mains. Mes doigts ont transpercé, déchiré la chair de son cou. Il est mort… Bouge ! Regarde, et tu sauras ! Pourquoi je n’y arrive pas ? Qu’est-ce qui me retient ? Pourquoi je bloque ? Aurais-je…

Des images perturbèrent cruellement son champ de vision, flashs violents, sordides, cruels.

— Elle est là ! C’est elle !

— Ce coup-ci, je vais l’avoir !

Tara comprit ce qui lui arrivait. Elle sursauta, ouvrit brusquement les paupières. À quelques pas devant elle, une jeune femme la désignait du doigt. L’autre voix venait d’au-dessus. L’élève tenace des derniers jours se tenait campé sur le mur, sur le point de bondir sur elle. Elle se redressa, peina à parer le premier coup, mais pas le second, ne put s’épargner le troisième. Elle trouva heureux qu’ils ne soient tous équipés que de bâtons d’entraînement. Un pas de côté lui permit d’éviter une prochaine rafale, juste de quoi retrouver ses esprits, mais son assaillant ne relança pas son attaque seul. Bon travail d’équipe, et pas près de lâcher le morceau ! Elle se retrouva acculée contre le mur.

— C’est bon messieurs dames, tonna Sacha. Vous avez réussi.

Les gestes s’interrompirent. Tara eu le temps de constater qu’il n’était pas seul. C’était tout un petit groupe qui arrivait. Un petit mélange de locaux et de dragons, mais pas seulement ses dragons. Entre Simon et Yahel se tenait Youssef, qu’elle n’avait pas vu depuis un sacré bout de temps. Il était un des responsables d’équipe d’une autre unité.

— Je l’ai eu, la p’tite pute ! se vanta le jeune impudent victorieux.

La seconde suivante, son nez reçu le bâton de Tara.

— On a dit, c’est terminé ! dut insister Simon. Ça marche pour toi aussi, Tara.

— Oups, c’est parti tout seul… dit-elle, faussement désolée, en calant son arme contre le mur en signe de reddition.

Le jeune homme râlait, tout en se tenant le nez et en gémissant. Ses compagnons d’exercice l’aidèrent en trouvant de quoi presser la blessure.

— Mais elle est folle ! Qu’est-ce qui lui a pris !

— Laissez, intervint un des autres élèves, bien plus âgé. On a tous entendu. Il le mérite. Tu comprends, faut pas parler comme ça, gamin. Tu sais pas ce que les gens ont vécu.

Le petit groupe fut envoyé vers l’infirmerie. Elle frissonna. Elle s’empara du pull qu’elle avait accroché autour de sa taille le temps de l’exercice, l’enfila, croisa les bras autour d’elle-même comme pour se réconforter ou se réchauffer.

Simon attendit qu’ils soient suffisamment loin pour parler à Tara en aparté. Il ne fut pas aussi tendre.

— On aurait dit une débutante, termina-t-il. Tu dormais, là aussi, ou quoi ?

— Non ! Ça va ! Je suis pas un robot. Moi aussi, je commets des erreurs. Faut dire que je l’avais cherché un peu aussi. Avec ce gamin, j’y ai pas vraiment été avec le dos de la cuillère. J’ai pas ton talent pédagogique. Et puis, ne me reproche rien. Un jour, ça pourra être une question de survie. L’ennemi ne joue pas toujours dans les règles… Mais pourquoi t’as dit “là aussi” ?

— À ton avis ? En ce moment, tu… Tu…

— Je quoi ? insista-t-elle, alors que les mots s’étaient bloqués dans la bouche de Simon.

— Si tu n’es pas en état, tu te déclines, c’est tout ! T’as pas assez morflé, ou quoi ?

— Me dit celui qui est encore emballé dans ces plâtres, le taquina-t-elle. Je vais bien. Pas la peine de t’énerver.

— Ah oui, c’est vrai. Personne n’a le droit de s’inquiéter pour toi ! rétorqua-t-il, comme piqué au vif.

Elle haussa les sourcils, perplexe, ne sachant que répondre. Il tourna les talons et s’éloigna. Ce qu’elle n’avait pas vu, c’est Yahel pressant le bras valide de Simon pour le calmer, juste avant qu’il ne se retourne.

— Qu’est-ce qui lui prend ? Jamais vu Simon en colère comme ça…

Tara s’appuya contre le mur, se laissa glisser jusque par terre, bras ballants entre les jambes, encore le souffle lourd. Les autres étaient restés discrets jusqu’ici.

— Ça va toi ?

— Salut Youssef ? Oui, pourquoi ? Tout va bien !

— T’as l’air un peu secouée, quand même, expliqua-t-il en lui tendant une gourde.

— Qu’est-ce que tu fais là ? lui demanda-t-elle après avoir bu une gorgée. Tu t’es décidé à rejoindre notre unité, c’est ça ?

— Pour finir aussi crevé, non merci ! Vous avez vu vos têtes ? expliqua-t-il, sans méchanceté, plutôt foncièrement inquiet. Le hasard a fait qu’on n’était pas si loin que cela quand on a reçu votre appel, mais je crois qu’il était temps que la relève arrive, non ?

— Tu as oublié ? compléta Yahel voyant l’expression de Tara persister. Pourtant tu le savais ! Tu étais là quand nous en avons parlé. Tu as même trouvé l’idée très bonne.

— …Pas la moindre idée…

— Ça sent le départ, voilà ce que signifie sa présence. Tu es loin d’être la seule à s’en réjouir. Plus aucun d’entre nous n’a envie de s’attarder dans le coin, termina-t-elle d’un ton amer en détournant le regard.

— Dis, tu t’es pris un mauvais coup sur la tête, non ? suggéra Youssef à Tara, aussi adorable que dans son souvenir. Sans rire, je blaguais pas, tu brilles pas vraiment la forme.

— Je couve peut-être quelque chose, j’en sais rien, mais sinon c’est bon, tout va bien.

Youssef jeta un regard alentour, soudain pensif.

— Tu sais… Rejoindre la meilleure équipe offensive du réseau, ce serait un honneur, mais je ne m’en sens pas capable. Tout donner, comme vous le faites tous… J’ai pas un tel sens du sacrifice.

Tara se releva, lui rendit sa gourde.

— Et c’est bien comme ça. Des comme toi, il en faut. Sinon qui s’occuperait de nos arrières ?

Ils échangèrent un sourire de connivence.

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