16 - Le plus vieux métier du monde

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Un contact des plus agréables sur sa peau, celui de ce tissu tendrement pelucheux. Puis on la cueillit, on l’emporta, bienheureuse. On la déposa en douceur. Pas un siège, pas un lit, une sorte de cocon ouvert, incroyablement confortable, où elle se retrouva le haut du corps légèrement relevé, ainsi que les jambes au niveau des genoux.

Un petit courant d’air pas trop frais atténuait la chaleur du soleil sur son visage. Les yeux clos par le plaisir du moment, complètement abandonnée, inerte, parfaitement relaxée, reposée, apaisée, sans plus aucune autre sensation venant la parasiter, elle poussa un soupir profond, heureux, alors que dans son corps se répandait une chaleur diffuse, baignée d’endorphines. Elle attendit le sommeil, ignorant les autres petits bruits environnant, appréciant juste de reposer là, en paix, coupant toute pensée, ne profitant que du moment présent.

Il sera bien temps plus tard, il faut se ressourcer, aurait-il dit.

Les mauvais souvenirs étaient toujours là et le seraient toujours, mais grâce à ces anges éphémères, ils apparaissaient diffus, embrumés, dilués, lointains. Elle les avait absorbés, digérés. Ce n’étaient plus eux qui la dominaient.

Elle était sereine.

Elle était libre.

Un moment plus tard, alors qu’elle était dans un demi-sommeil, une voix riante.

— Tu sais que tu souris tout le temps ?

Yahel.

Tara tourna la tête, intriguée, ouvrit les yeux, la découvrit allongée à côté d’elle, dans une position similaire à la sienne. Elle resta là, à la regarder en silence, sans penser à rien.

— Toi aussi, tu souris tout le temps, répondit-elle finalement.

Oui, elle a l’air dans le même état que moi, aussi crevée, mais les joues bien roses…

— Trop cool, ce programme intégral !

— Hein ? Ne me dis pas que… Toi aussi ? Je pensais être la seule à avoir bénéficié d’un petit traitement spécial. T’étais au courant ?

— Ouep ! T’as pas lu le descriptif ? Je pensais pas que ce pouvait être aussi… bienfaisant. D’ailleurs, ça m’a fait réfléchir. Je crois qu’il est vraiment temps que je me trouve un compagnon…

Intéressant l’usage du mot “compagnon”. Tara cogita rapidement, se remémora la conversation du début d’après-midi, la manière dont Yahel avait si peu considéré ce fameux beau gosse lors de la dernière mission. Elle repensa à ces fois où elle avait surpris son amie de toujours bien pensive, la tête ailleurs, poussant de gros soupirs, ou d’autres où elle passait de longs moments en communication. Tara commençait à se dire que tout cela n’était pas forcément lié à la mission, ni avec les événements associés à la communauté de Sacha.

— Je pourrais t’y aider si tu veux, proposa Tara, s’étonnant elle-même, mais prête à tout par amitié. Les autres aussi.

— Disons que… J’ai déjà ma petite idée.

— Qu’attends-tu alors ? Pour une fois, c’est moi qui vais t’engueuler. N’est-il pas temps que tu vives ta propre vie ?

— C’est que nous avons rarement l’occasion de nous croiser.

L’arrivée d’Erwan, également enveloppé dans un peignoir, bras dessus bras dessous avec un autre homme en tenue de soignant, tous les deux riant tout bas, ne laissa pas le temps à Tara d’en apprendre plus. L’autre homme l’aida à s’installer, le maintenant, toujours avec des petits rires, puis le laissa là.

— Eh ben mon gars…, ne put s’empêcher Tara, hilare.

Ils échangèrent un grand sourire complice avant que lui aussi se laisse aller vers le repos.

Sa conscience prit enfin note qu’elles n’étaient pas seules. Les petits bruits de respiration, de ronflements, c’était tout simplement ceux de ses compagnons installés tout comme elles, profitant de cet instant de paix et de tranquillité, certains dormant, comme Simon, la tête valsée vers l’arrière, bouche grande ouverte, d’autres éveillés mais pas loin de trouver le sommeil, l’air béat. Elle fronça légèrement les sourcils un instant.

— J’ai cru que tu n’arriverais jamais, intervint Yahel. Vous êtes parmi les derniers.

— Quoi ? Les autres aussi ? réagit Tara, n’en revenant pas.

— Non, pas tous, quand même !

Tara resta les yeux ouverts, bien éveillée pour le coup, bien qu’elle ait encore la sensation de son corps ensommeillé, aussi lourd que du bois mort. Elle la tourna de droite et de gauche, observant les alentours, guettant le moindre aller et venu, même lointain. Sans se laisser distraire par le magnifique panoramique que leur offraient les montagnes, elle repéra les lieux, nota chaque objet à sa place, repéra leurs affaires à proximité, dont leurs armes, bien en vue sur une table.

— C’est pas vrai ! Tu cherches le loup ? Ici ? râla Yahel. Et ne me réponds pas qu’il y en a toujours un !

Elle ne répondit pas tout de suite.

— On voudrait nous prendre dans un piège, on ne s’y prendrait pas mieux. Un piège parfait. Une prison dont on ne veut pas sortir tellement on s’y sent bien, quoi de plus efficace ? Et ils nous ont peut-être drogués…

— Tu ne peux pas te taire un peu, bon sang !

— Désolée, déformation professionnelle… J’ai du mal à croire…

— Quoi !

— À croire que des gens fassent cela pour des inconnus, qu’ils aillent aussi loin, simplement par… altruisme ? Générosité ? C’est trop beau.

— Cesse donc de voir le mal partout. Tu ne peux vraiment pas te dire qu’après toutes les horreurs que nous avons vues et vécues ces dernières années, il peut y avoir un autre extrême ? Pour moi, le monde doit s’équilibrer, d’une manière ou d’une autre. Comment tenir autrement ?

— Oui, tu dois avoir raison…

Elle préférait ne pas insister, laisser Yahel retrouver sa quiétude. Mais elle était trop curieuse de savoir comment ils s’étaient retrouvés dans cette situation. Tout était trop parfait pour que ce soit uniquement le fruit du hasard. C’était forcément préparé, prémédité.

Elle changea de position, se mit sur le côté, son œil humain enfoui à l’abri dans l’oreiller. Impossible alors pour qui que ce soit de voir qu’elle était encore éveillée, son œil artificiel restant immobile sous sa paupière, simulacre parfait du sommeil profond. Un stratagème qui avait fait ses preuves quand les cauchemars avaient refait surface, pour ne pas alerter Yahel, restant immobile sous sa couverture, jusqu’à se leurrer elle-même, se retrouvant plus reposée qu’elle ne s’y attendait, et pourtant sans savoir combien de temps elle avait réellement dormi.

Le calme régnait. Des présences autour d’eux. Une main lui caressa les cheveux un instant, très délicatement. Une mèche rebelle remise en place.

— C’est bon ? chuchota une voix.

— Oui, ils dorment tous.

— Oui, elle dort enfin, la pauvre…

Dans cette dernière voix, plus proche d’elle, Tara reconnut sa bienfaitrice.

— Enfin ! Allons nous reposer à notre tour. Vous le méritez tous.

Quand elle les estima suffisamment éloignés, elle ouvrit les yeux, vérifia, se leva. Elle passa d’abord vérifier leur arsenal, évitant de faire trop de bruit en les manipulant. Rien d’anormal, apparemment. Ensuite, elle les retrouva, resta cachée pour mieux les écouter.

— Très bien, noté pour les soins normaux. Et qui a dû pratiquer la thérapie spéciale ?…

Quelques échanges se firent à ce sujet, un bilan, des commentaires, des demandes particulières, des besoins en formations relevés, le tout très… professionnel.

— Merci. Vu le nombre, il était grand temps qu’il nous les envoie. Ils en avaient tous grand besoin. Les derniers temps ont dû être rudes… Et pour toi, pas trop dur ?

— Ouf ! J’ai cru qu’on y arriverait jamais. La pauvre femme, ce fut long, une véritable épreuve, mais elle y est arrivée.

— C’est souvent ainsi avec les combattants, les esprits forts. Ils n’ont pas l’habitude de montrer leurs faiblesses. Ce sont les plus durs, ceux qui auront le plus de mal à ne pas nier la réalité, à se confronter à leurs problèmes.

— Faut dire aussi que je n’ai pas l’habitude de ce genre de cas. C’était pas ma première, mais j’ai encore beaucoup d’expérience à prendre. Merci à mon binôme pour son soutien, d’ailleurs…

— De rien, répondit une voix que Tara reconnut comme son partenaire anonyme. Ce genre de cas est difficile, en effet. Elle a quand même une sacrée trempe, des fois ça peut être beaucoup plus long pour s’en remettre, même avec notre aide. Plusieurs séances sont même souvent nécessaires… Violée, même elle, une femme de sa réputation. Personne n’est à l’abri… Monde de dingue !

— Le mien s’est mis à pleurer dans mes bras comme un bébé, intervint une autre femme. Il n’a finalement fait que dormir avec moi. Une présence à ses côtés lui suffisait. Il voulait juste rentrer et retrouver sa femme. “Après tout ça…” qu’il disait.

— Oui… Ils ont tant accumulés, encaissés, cela s’est senti. Certains étaient littéralement épuisée, autant physiquement que moralement, à bout, d’autres complètement ravagés. Ils ne s’en rendaient pas compte, mais certains n’auraient pas tenu encore longtemps à ce rythme… Oui, il a bien fait.

Alors c’était ça ? C’était toi ?

Bien sûr, se dit Tara. C’était lui qui lui avait préparé ce doux piège. Qui d’autre que Mahdi aurait pu avoir l’idée de les inscrire ici et de les y envoyer. Il a probablement été jusqu’à prévoir un programme adapté pour chacun. La concernant, c’était sa façon de l’aider, d’être présent, alors qu’elle ne le laissait plus approcher, qu’elle fuyait sa présence. Face à lui, elle n’était désormais plus que son arme, et uniquement cela. C’était son choix, sa volonté. Elle avait décidé depuis bien longtemps de ne plus rien être d’autre, concentrée sur sa mission. Il l’avait compris, accepté. Elle n’appartenait à personne, elle était ainsi. Et quand elle s’était mis à agir de même avec le moindre homme l’approchant, il lui avait donné le moyen de retrouver sa soif de vie, sa liberté.

Qui étaient donc ces gens ? Simplement les restes de ce que l’on surnommait avant le plus vieux métier du monde, ou leurs héritiers. L’argent ne rentrant plus en ligne de compte, tous les aspects dégradants, avilissants, n’avaient plus lieu d’être. Mais certains objectifs n’avaient pas disparu, loin de là. Restaient les plus beaux. Les initiations, les premières fois, l’apprentissage de techniques afin d’agrémenter sa sexualité, de développer sa sensualité, pour le plaisir et pour donner du plaisir. Ou les plus louables, comme aujourd’hui. Quand les gens manquent de confiance, quand ils vont mal, quand leur psyché s’est effondrée, quand un traumatisme les a bloqués, quand ils ne savent plus vers qui se tourner, quand ils n’ont plus personne. Alors, des hommes et des femmes, libres et généreux, offraient toujours leur corps, mais aussi leur âme. Quoi de plus fort, quoi de plus essentiel pour se sentir humain, pour se sentir vivre, que de se retrouver contre quelqu’un, en contact avec un autre être humain, qui est là pour vous, sans rien attendre en retour ? Ce moment en peau à peau avec son partenaire-soignant c’était probablement ce qui lui avait probablement été le plus bénéfique. En s’associant au monde médical, en combinant les disciplines, il était possible de faire des merveilles. Cela expliquait pourquoi certains arboraient le sigle des médics.

Tara le savait très bien, même si elle l’avait nié pendant des mois : si elle ne cherchait plus d’amants désirant s’amuser avec elle, comme elle l’avait souvent fait, c’est qu’elle craignait sa réaction. Hors cadre, avec n’importe qui, elle ne préférait pas savoir comment cela se serait terminé. Jamais elle ne montrait sa peur, ni sa peine, même devant ses amis. Ses larmes, c’était sa rage. Une fierté insensée, qui la perdra peut-être un jour. Ce vide, cette noirceur intérieure, hors contrôle, pouvait transformer ses mains en armes mortelles. La victime serait devenue criminelle.

Une victime ?

Non, je ne suis pas une victime. Je refuse.

Elle avait sa réponse. Elle laissa leurs soignants se reposer, retourna dans son cocon.

— Tu n’as pas pu t’en empêcher, hein ?

Elle ne répondit pas, affalée dans son siège trop confortable, les yeux fermés.

— Alors ? Insista Yahel.

— Si tu veux, après, on retourne prendre un bain dans la source chaude !

Sauf que ce sont les visages de trois amis hilares penchés sur elle qui la trouvèrent au réveil. Une fois allongée, l’épuisement l’avait rattrapé. Un épuisement profond, puissant, implacable, ne lui laissant pas l’opportunité de résister. Elle avait sombré dans une obscurité prodigue.

Yahel et Erwan l’interpellaient doucement.

— Elle grogne ou elle ronronne ? J’arrive pas à dire…

— Allez, ma belle, nous attendons tous sur toi…

Elle émergea lentement. Simon était le plus près. Elle voulut lui sourire, se découvrit les lèvres déjà étirées. Elle se disait qu’elle n’avait jamais remarqué la profondeur de la couleur de ses yeux, un rendu parfait avec son teint et ses longs cheveux.

— Mais elle est mignonne comme un cœur ! Arrête de le regarder comme ça, s’exclama Erwan, il va se faire des idées.

Sans percuter ce qu’il venait de lui dire, sans non plus guetter la réaction de Simon, elle se tourna vers Erwan.

— J’ai faim ! s’exclama-t-elle, comme si elle venait de s’en rappeler.

Tara qui réclame à manger, c’était bon signe. Cela suffit à les rassurer.

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