La voie centrale (2)

4 minutes de lecture

– Tiens, il s’est endormi.

– Ça ne m’étonne pas, ça ne fait même pas quanrante-huit heures qu’il s’est réveillé du coma, et avec le sédatif de ce matin…

Je perçois les voix. Je glisse lentement dans ma réalité. J’ouvre les yeux.

– Monsieur Blanchard, c’est Brice. Vous vous souvenez ? Je suis avec Benjamin, l’anesthésiste, pour retirer votre cathéter.

– Bonjour, Monsieur Blanchard.

Deux visages… Cette fois je reconnecte mes souvenirs en quelques secondes. Brice, le cathéter, le transfert, OK.

– Oui… Merci, Brice, réponds-je doucement en tentant de produire l’équivalent d’un sourire.

– Comme je vous l’ai expliqué, on va vous allonger pour travailler. Je vous mets d’abord ce calot et ce masque… Il ne faudrait surtout pas que vous attrapiez une infection. Nous aussi, nous allons mettre des masques… Lorsque vous serez allongé, vous allez tourner votre tête et regarder vers la droite et il ne faudra pas bouger. Ça va ?

Je hoche la tête.

– Voilà pour le calot… Le masque… Vous voyez, Benjamin prépare le matériel. Bon, je vous allonge.

Les explications de Brice ont quelque chose d'apaisant, comme s’il suffisait de se concentrer sur ses mots pour ne plus penser à autre chose. De combien de patients comme moi s’occupe-t-il ? Combien sont en phase de réveil ? Combien ne se réveilleront jamais ?... Combien se sont réveillés dans le mauvais corps ?

Quitte à se réveiller dans un autre corps, t’aurais pu faire pire, Stan.

C’est censé me remonter le moral ? Et se réveiller juste dans mon corps à moi, à côté de Nelly, sans faire chier personne, c’était trop demander ?

J’entends les échanges entre Brice et l’anesthésiste. Je sens les compresses. Je sens la peau de mon cou qui est étirée. Une douleur. J’entends des bruits de découpe… Je ne bouge pas. Qu’ils réparent ce corps, c’est important. Mais après…

Je songe au transfert dans ma future chambre, aux médecins, aux infirmières, à cette kiné rigolote, aux visites… J’essaye de réfléchir froidement avant d’être happé de nouveau par l’accablement. Je tergiverse, je tourne autour du pot… Mais il va bien falloir que je « parle » de mon cas à quelqu’un, si je veux m’en sortir.

Tu n’auras qu’à t’adresser au service de réintégration des corps d’origine, Stan.

Ah, très drôle, merci. Après l’épisode de ce matin, c’est plutôt dans le service psychiatrique qu’on risque de m’envoyer. Il va falloir faire très attention à ce que je dis et à qui je le dis. En attendant…

Quoi ? Tu veux faire semblant d’être Rémi, Stan ?

Mais j’ai pas le choix, bordel ! Je ne peux pas aller raconter à tout le monde que je suis un mec coincé dans le corps de son meilleur pote ! Bonjour la schizo… Ah ouais et tu vois une meilleure solution ? Et mettons que tu trouves quelqu’un qui te croie, qu’est-ce qu’il va se passer ensuite ? J’en sais rien, merde, mais il pourra peut-être m’aider. On cherchera Nelly, Rémi, la famille, tout le monde, on essaiera de comprendre, y’a forcément une explication, une putain d’explication, Bon Dieu !

Et une solution ?

– Voilà, c’est terminé, vous pouvez tourner votre tête maintenant, monsieur Blanchard. Ça va toujours ?

Je regarde un instant l’interne sans rien dire, perdu dans mes réflexions tourmentées.

– Oui, merci, finis-je par répondre.

– Très bien… C’est bon pour nous, en tout cas. Je vais prévenir le docteur Frankin qui passera vous voir avant votre transfert. N’oubliez pas de boire, hein ? À tout à l’heure.

Boire, boire… Et manger, alors ? Cette pensée s’impose toute seule alors que je sens mon estomac gargouiller.

– Excusez-moi ! interpellé-je, juste avant que l’interne ne s’en aille.

– Oui ?

– Je crois que j’ai un peu faim…

– Faim ? Ah c’est vrai, vous avez loupé le déjeuner… Bon, je vais voir si je peux vous ramener quelque chose, mais il faudra peut-être patienter jusqu’à ce que vous arriviez dans votre chambre. Je passerai l’information aux infirmières du service qui vous suivront.

– Ah, ce ne sera pas vous, alors ?

Je me sens con d’avoir posé cette question, mais…

– Hé non, le service d’orthopédie se trouve de l’autre côté du bâtiment. Ici c’est la réa. Mais on essaiera de venir vous faire un petit coucou de temps en temps.

…Sylvie aussi, alors ? Une tristesse ridicule m’envahit malgré moi. Je revois ses cheveux rouges et ses yeux qui croisent les miens tout près de mon visage, Sylvie qui m’appelait Stanislas…

– Ne vous en faites pas, je donnerai votre numéro de chambre à Sylvie, ajoute l’interne avec un sourire amusé. Je suis sûr qu’elle viendra vous voir.

Je ne tente même pas de faire le gars qui n’est pas concerné. Je réponds un simple « merci », reconnaissant. Évidemment que je veux sortir de ce bloc et de cet hôpital, mais j’ai l’impression de perdre une amie. Ça n’a pas de sens, je n’ai passé que quelques heures à peine avec elle… Et pourtant je sens déjà un vide à l’idée de ne plus la voir. Parce qu’elle s’est occupée de moi ? Parce qu’elle a passé ses mains sur les parties les plus intimes de mon corps ? Parce que j’aime bien son sourire ? Non, c’est plus profond. Peut-être que c’est la seule à avoir senti la sincérité de ma douleur jusqu’à présent, dans son regard, dans la sollicitude de ses contacts... Sylvie qui ne fait que son travail, Sylvie que j’ai bousculée en la serrant dans mes bras, Sylvie qui n’est pas Nelly, Sylvie qui ne me croirait probablement pas de toute façon… Une froide solitude recouvre ma tristesse.

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