Se battre…

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Je reprends mon souffle et nous repartons pour une étrange valse à mille temps autour du lit, Isabelle, le pied roulant du goutte à goutte et moi. À chacun de mes pas, je me glisse plus profondément dans mes articulations, je m’approprie le reliquat de muscles, je m’injecte dans les nerfs et les canaux de mon anatomie en jachère pour lui insuffler la vie. Ma vie.

Là, mal assuré entre le lit et le bras d’Isabelle, je ne suis plus un astronaute. Je suis l’enfant monstrueux de Frankenstein qui fait ses premiers pas, une créature aux coutures de la conscience maladroites et encore suintantes. Une créature qui aspire à la vie malgré tout.

Après deux trajets autour du lit sous les encouragements d’Isabelle, je commence déjà à sentir la fatigue, mélangée à un sentiment ridicule d’accomplissement.

Trois pas autour du pieu, y’a pas à dire, t’es un boss, Stan.

– Je peux essayer tout seul ?

– Tout seul ? Si vous voulez, mais je reste à côté de vous, on ne sait jamais.

Je sais que c’est prétentieux, mais je brûle soudain d’éprouver cette forme d’indépendance, de liberté, comme si j’allais pouvoir enfin me mettre à courir, à fuir loin de ce cauchemar et de cette réalité. Ou rester planté là en agitant les bras, comme un apprenti funambule du karma sur sa nouvelle ligne de vie.

Je parviens à faire quelques pas sans aucun support avant de m’accrocher de nouveau à la kiné.

– Je marche, commenté-je malgré moi.

– Oui, je vois ça, sourit Isabelle. Mais ça serait plus simple avec les béquilles, je vais vous montrer.

– Non, attendez, encore quelques pas comme ça.

– Bon, si vous voulez on va ensemble jusqu’à la fenêtre. Je vais vous tenir au cas où… Là, allez-y doucement.

Dans la main de cette femme qui me montre le chemin, je marche pas à pas vers la lumière du jour, investi de ce nouveau corps fragile. Je me concentre quelques secondes sur la sensation d’espoir qui traverse mes veines, sans réfléchir, avant qu’elle se perde dans les tourments de ma conscience. Dehors, l’automne a coloré les arbres de nuances brunes et ocres qui s’agitent sous la grisaille le long de la route. Dans la cour au pied du bâtiment, des ambulances sont stationnées. L’une d’elles s’apprête à partir en attendant qu’un groupe de piétons libère le chemin.

– Bon, c’est l’automne, quoi ! s’exclame Isabelle en rompant le silence.

– Oui… murmuré-je.

Je retrouve mes pensées, chancelant sur mes cannes de serin.

– Allez, vous serez bientôt dehors, m’encourage-t-elle et vous reprendrez la course dans quelques mois, à peine… En attendant, on va marcher encore un petit peu… Vous vous sentez mieux ?

– Je ne peux pas dire que je me fais confiance, mais je retrouve petit à petit mon équilibre.

– Moi, je sens que vous avez envie de vous battre, c’est ce qu’il faut.

– Me battre contre moi-même…

– Contre vous-même si vous voulez, mais je préfère dire que vous vous battez pour vous, pas contre vous, vous voyez la nuance ?

Si seulement elle savait à quel point je la vois, la nuance, justement. Ma vie entière pour une autre, ça fait une sacrée nuance.

– Oui… Mais parfois c’est compliqué, me contenté-je de répondre en marchant vers le lit, ma main dans la sienne.

– C’est compliqué, mais c’est pourtant la seule façon de s’en sortir. Il y a tellement de choses qui peuvent être contre vous dans le monde qu’il vaut mieux être son propre allié, croyez-moi.

Je m’assois sur le bord du lit, soulagé de m’accorder une pause.

– Encore faut-il savoir qui on est pour avoir envie de se battre pour soi.

– Oui, peut-être… Enfin je ne sais pas si beaucoup de gens savent vraiment qui ils sont, au fond d’eux.

Isabelle plonge ses yeux dans les miens, avec le même regard que tout à l’heure, la même fenêtre ouverte sur une vulnérabilité intérieure.

– Vous cherchez à me dire quelque chose, monsieur Blanchard ? demande-t-elle doucement.

Je soutiens son regard en silence. Je sens soudain monter l’envie de tout lui raconter, le réveil, Stanislas, Rémi, Nelly, ma vie d’avant, l’envie de me délester du poids trop lourd que je porte et de le laisser tomber dans le puit de ses pupilles… Mais les mots se coincent dans les affres sinueuses de cette folie, dans les conduits du doute, dans les replis de la honte, dans le labyrinthe de mes pensées avant d’atteindre ma bouche.

– Si vous avez besoin de parler, ajoute-t-elle, je connais quelqu’un de très bien, en ville. C’est un ami à moi. Si vous voulez je l’appellerai…

Je me contente d’un merci avant qu’elle ne referme le hublot de son intimité.

– Bon, on va passer aux béquilles, cette fois ! Vous avez déjà marché avec des cannes anglaises ?

– Oui, après une entorse de la cheville, il y a quelques années.

– Ok, c’est déjà ça. Mettez-vous de nouveau debout, on va les régler à votre taille. Vous dépassez les un mètre quatre-vingt, non ?

Juste avant qu’un « non » ne sorte de ma bouche, je me rappelle in extremis que je suis dans le corps Rémi et sa taille précise s’impose à ma mémoire.

– Oui, un quatre-vingt-deux pour être exact.

– C’est bien ce que je pensais. Mettez votre bras droit sur l’appui en serrant la poignée. Redressez-vous… Nickel, elles sont parfaites. Allez, on va gambader dans la chambre. Je vous fais suivre le goutte à goutte. Avancez doucement en privilégiant d’abord l’appui sur le genou gauche pour commencer.

Cette fois, je marche « tout seul », avec un peu plus d’assurance. La sensation de serrer la poignée des béquilles me donne l’impression de m’accrocher littéralement à la vie. Mais je mesure aussi dans mes mouvements patauds le chemin qu’il reste à parcourir… Je me concentre sur cette petite victoire avant de me perdre une nouvelle fois dans mes réflexions.

– Vous voyez, vous allez bientôt pouvoir faire la course dans les couloirs ! Je vous préviens, la compétition est rude, plaisante-t-elle pour détendre l’atmosphère.

Est-ce que je reprendrai la course comme Rémi si je répare son corps ? Ton corps, Stan.

– C’est bon, vous pouvez revenir… Allongez-vous sur le lit. On va vérifier la flexion et je vais vous montrer un exercice qu’il faudra faire le plus souvent possible à partir d’aujourd’hui.

Elle abaisse le matelas de quelques centimètres à l’aide de la télécommande et m’aide à retirer l’attelle.

– Allez-y, pliez votre genou droit au maximum, mais sans forcer…

– Vous voyez, vous dépassez même les 90°, c’est super ! Vous n’avez pas mal ?

– Non, ça va.

– Et si j’appuie un peu pour forcer la flexion ?

– Ah oui, là, je le sens… Ah…

– Il va falloir aussi travailler la flexion. Le but c’est que vous retrouviez une mobilité totale et sans douleur d’ici à trois semaines… Bon et l’exercice maintenant. C’est très simple. Allongez vos jambes en les tendant au maximum. Maintenant, ramenez la pointe de votre pied droit vers vous pour faire décoller votre talon du lit. C’est ce qu’on appelle une contraction statique du quadriceps. Vous restez six secondes en l’air puis vous reposez pour six secondes. Et vous alternez avec la jambe gauche, ça lui fera du bien aussi. Et vous enchaînez comme ça des séries de dix à vingt mouvements avec quelques minutes de repos entre chaque répétition. Et vous faites ça le plus souvent possible quand vous êtes allongé, en complément de la marche avec l’attelle, d’accord ?

– Oui, j’ai compris.

– Quand vous le sentirez, vous pourrez aussi faire des mini-squats, dos au mur avec les béquilles, à trente degrés environ… Bon, en tout cas on a bien avancé, aujourd’hui. Maintenant vous pouvez commencer à vous déplacer, c’est bon pour le moral, ça, non ?

– Oui, c’est vrai.

Je ne sais pas si j’en ferai un athlète, mais j’arriverai au moins à me dépatouiller avec ce grand corps de rouquin. S’il n’y avait que ça…

– Bon, bah je vais vous laisser pour aujourd’hui. Vous avez les béquilles, vous avez les exercices, vous avez la niaque, y’a plus qu’à, monsieur Blanchard ! J’irai voir le docteur Frankin cet après-midi pour lui parler de vos progrès et de votre sortie, d’accord ?

– Oui. Merci beaucoup, Isabelle. J’apprécie vraiment ce que vous faites pour moi…

– C’est gentil, mais vous allez me revoir, rassurez-vous. Et je peux même vous dire que vous ne m’aimerez pas trop quand je vous ferai faire vos étirements. Là, c’était notre première séance, je n’allais quand même pas vous traumatiser tout de suite.

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