Scanner les âmes

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– Monsieur Blanchard ? Vous avez terminé ? Tout va bien ?

Je suis Rémi Blanchard… Tout le monde le dit. Tout le monde le croit.

– Oui, je me lave les mains, finis-je par articuler.

Je rince. Je ferme le robinet. Je me sèche avec la serviette. Je m’écarte de l’émail et décoince mes béquilles pour installer mes bras dessus. Je lève les yeux. Mon reflet me fixe de ses yeux verts énigmatiques. Qui es-tu, Rémi ?

Je me tourne vers la porte et j’avance vers la lumière.

– C’est super de vous voir marcher, monsieur Blanchard, commente Selma.

– Oui, merci, acquiescé-je.

J’atteins le bord du lit.

– Vous voulez que je vous aide à vous réinstaller ?

– C’est gentil, mais je vais essayer de le faire tout seul… Par contre les béquilles…

– Donnez, je vais les poser à côté.

Je donne les béquilles à Selma et je me tourne, les fesses contre le lit. Je pose les paumes sur le matelas, je bascule en arrière et je pousse comme je peux sur mes bras chétifs. Victoire. Sans grande effusion.

– C’est bien, vous faites déjà des progrès.

Je bascule mes jambes et me réinstalle dans mes draps. Suis-je Rémi ?

– Le brancardier ne devrait pas tarder à arriver. En attendant je vais changer votre goutte à goutte, m’indique Selma, en m’adressant un sourire céruléen.

Je lui rends machinalement un rictus pendant qu’elle s’affaire.

Suis-je vraiment Rémi ? Depuis le début ? Pas seulement son enveloppe, pas seulement son corps, mais son esprit aussi ? Je dérive lentement… Je perçois la force de cette explication rationnelle, qui m’attire comme un insecte vers la flamme, comme un marin perdu dans la tempête vers le chant de la sirène…

– Hé, salut Selma ! Ça roule ?

– Bonjour Kiko, ça va…

– Ah c’est monsieur Blanchard, le coma de la réa… Bonjour, vous vous souvenez de moi ? Kiko.

– Oui, bonjour Kiko.

– Bon alors, Selma, quand est-ce qu’on déjeune ensemble ?

– Je sais pas Kiko… Demain ça va être compliqué, peut-être après-demain, il faut que je voie avec Carole.

– OK… Je passerai te faire un coucou, alors. Je m’accroche, tu vois.

– Oui, je vois… En attendant il faut l’amener au scanner, tu m’aides à l’installer ?

Kiko déplace le brancard à côté du lit.

– Bon, vous savez ce qu’il faut faire, maintenant. Laissez-vous glisser, monsieur Blanchard.

Me laisser glisser… D’un lit vers un autre, d’un corps vers un autre. D’un nom vers un autre.

– Voilà, impeccable ! Hé bien on va pouvoir y aller, alors…

Comme cela semble facile, évident, rassurant. Mais alors, pourquoi je résiste ? Pourquoi j’ai mal ? Pourquoi je ne me souviens pas ?

– À tout à l’heure, Selma ! lance Kiko, tandis que nous quittons la chambre sous les deux soleils bleus de l’infirmière pharaonne.

En position semi-assise je vois défiler le couloir, insensible aux remarques du brancardier, au passage fugace du personnel, aux regards des autres patients. Nous empruntons l’ascenseur pour descendre dans les tréfonds du monde comme je plonge dans les abysses de ma conscience, là où la révolte gronde. À nouveau des couloirs. Des virages. De la lumière. Une porte. Des blouses blanches.

Je réponds aux questions. Je suis les instructions. Ce corps connaît les convenances. Je me retrouve allongé sur une table. Je ne bouge pas tandis qu’elle coulisse en arrière.

Au-dessus de mon crâne, l’anneau blanc. Cet œil transcendant qui va m’irradier, sonder chaque repli de mon cerveau, à la recherche de la vérité. Des voix s’adressent à moi depuis les haut-parleurs. Je retiens mon souffle comme on se prépare au jugement suprême, celui qui trie les âmes des Rémi et les âmes des Stan… La table coulisse de nouveau.

Qu’a vu l’œil tout au fond ? Qu’a-t-il effacé ?

Je sonde à mon tour… Le feu brûle toujours. Le feu d’une vie entière. Le feu de souvenirs. Le feu d’un amour. Le feu d’une amitié. Les braises de ces rêves finiront-elles par s’éteindre ? Les brumes de ce mirage improbable par se dissiper ? Les lésions de mon crâne percutant le béton par se réparer ? Je redeviendrais le fils. Je redeviendrais l’amant. Je redeviendrais le père. Je redeviendrais l’homme. Je redeviendrais Rémi ?

Je reprends place sur le brancard. Nous quittons les serviteurs du cyclope blanc. Les couloirs défilent. L’ascenseur élève à nouveau nos âmes vers les étages supérieurs. Du fond de mes entrailles, j’entends hurler mes souvenirs où le roi de la raison, cruel et implacable, les a enfermés. Mon cœur se tord de douleurs. Le monarque reste insensible au requiem de leurs plaintes.

Dans le gris de cette fin d’après-midi d’automne, je regagne ma chambre 317 et mon lit. Me voilà seul.

Dois-je exulter de joie ? Pousser des soupirs de soulagement ? Non. Pas encore. Pas tant que le goût amer de la trahison coule dans ma gorge. Je résiste aux terribles lamentations qui me parviennent encore des cachots défendus. Pardon Stan…

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