Chapitre 2

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 Du bout du doigt, il ramène la pièce vers le bord de la table puis surélève l'index pour en effleurer la surface contreplaquée. Commence alors une translation très progressive en direction de la pièce de monnaie. Au fur et à mesure que son doigt s’en rapproche, la tension monte, crescendo. Elle en deviendrait presque palpable, amplifiée par les répétitions auxquelles nous avons assisté. Car nous savons déjà ce qui va se produire. Chaque spectateur, ici, dans cette salle, connaît ce tour, ses enchaînements, ses effets et sa chute, maintes fois répétée, sans jamais être déjouée.

 Là. C’est en cet instant bien précis qu’il va entrer en contact avec la pièce sans pour autant la toucher. Il la survole, juste pour en frôler la face et poursuit avec détermination un mouvement imperceptible. Parti de sa gauche, son doigt progresse dans l’autre sens, millimètre par millimètre, sans variation aucune; pas même un tremblement. Le geste, d’une lenteur extatique, entraîne irrémédiablement le spectateur à poursuivre la scène, à ne plus pouvoir la quitter, forcé de constater le phénomène incompréhensible qui s’impose à tous et se répète à nouveau sous nos yeux : la disparition progressive de la pièce dans l’ombre de son doigt.

 À mi-parcours, son index recouvre une partie de l’objet. L’autre est encore visible, mais plus pour longtemps. Les yeux rivés sur cet euro sorti de nulle part, le maestro nous plonge dans une éclipse, un événement dont la pesanteur nous aspire inexorablement dans l’infime espace qui demeure entre ce bout de métal et sa peau, au-dessus des étoiles, des États, de ces microscopiques reliefs gravés dans l’argent et en deçà des sillons uniques, magnétiques, de son doigt. Face à l’immensité de ces quelques dixièmes de millimètre, il est facile de se perdre dans cet infiniment petit.

 Dans ce laps de temps, chacun comprend que sa proximité avec le tour n’y changera rien. La distance, aussi infime soit-elle, demeure trop importante pour que l’on voie, que l’on comprenne les rouages de cette étrange mécanique. L’une des mes voisines semble avoir résisté à la ruse hypnotique et s’approche davantage, en silence pour s’accroupir, l’œil au ras de la table et le nez à quelques centimètres du phénomène.

— « Non, mais elle disparaît vraiment ! Elle disparaît ! Il ne touche pas la pièce, mais elle s’évapore. Ça se produit quand son ombre la recouvre !! » constate-t-elle, impuissante.

— Chut ! Une collègue, derrière elle, lui fait une petite tape sur l’épaule. Son sourire léger, ses yeux concentrés sur le tour sont à l’image du reste de l’assemblée : un auditoire captif, conquis.

La femme se relève, réajuste ses lunettes, sa blouse blanche puis se replace en silence au milieu des siens. Elle reprend le point de concentration commun : le doigt du maître.

 Le jeune gaillard à mes côtés a-t-il perçu cette courte parenthèse ? Silencieux, les bras croisés, celui-ci ne laisse transparaître aucune émotion. Il reste immobile, comme en transe, les yeux rivés sur cet euro sorti de nulle part et qui, lentement, reprend sa place dans le néant. Anna, comme indiqué sur le badge de la femme à sa droite, aimerait sans doute y voir plus clair. Ses petits signes de tête la trahissent. Se refuse-telle d’y croire ou se résigne-t-elle à ne rien comprendre aux illusions qui se jouent devant elle ? Sa consœur, elle, est en pleine enquête : aux premières loges, elle suit méticuleusement les mouvements du prestidigitateur puis se penche brusquement pour voir ce qui pourrait se passer sous la table. Avant même de savoir si cette piste s’avère juste, sa réglette d’évaluation tombe de sa poche avant. Elle la ramasse alors précipitamment avant de se relever, déçue de ne pas avoir été au bout de son investigation, mais soulagée de ne pas avoir perturbé la séance, même s’il en fallait plus pour briser l’étrange communion qui règne dans l’assemblée. D’ailleurs, l’alarme du bipeur de la femme au stéthoscope ne fait aucun effet. Comme tous, elle suit religieusement les représentations depuis son entrée dans la chambre. Et bien qu’il s’agisse de la quatrième prestation exécutée à l’identique, la fidèle observatrice continue à être happée par le numéro. Adossée contre le lit depuis le début du premier tour, elle appuie nonchalamment sur son appareil sans le regarder, juste pour le faire taire avant de le ranger dans sa poche. Seule la jeune recrue derrière elle aura été gênée par le signal sonore. Sitôt éteint, l’observatrice reprend sa concentration sur ce qui se joue devant elle. Sourcils froncés, le regard sévère, elle porte de tout son poids son attention sur les gestes de l’illusionniste. Son teint rosé, amplifié par les reflets de sa blouse, illustre l’agacement face au mystère réitéré à chaque représentation. Dos à la porte, la dernière spectatrice s’est, elle aussi, laissée emporter par l’enchaînement du même numéro, sans prendre le temps de poser le plateau-repas qu’elle porte depuis cinq minutes. Quant au professeur Hosch, seul à ne pas être en surchaussures, il remonte ses binocles, partagé entre suivre ce numéro qu’il connaît pourtant par cœur et saisir le moindre signe de ma part.

 Alors je reprends mon analyse et continue à scruter les yeux de celui qui mène la danse. Ce prestidigitateur qui manie autant l’art du close-up que du mentalisme.

Pédro Benatar, P.Ben, selon son nom de scène. Mon mentor.

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