Inderlude

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Deux heures auparavant

Ils avaient déjà une heure de retard. Sasha regardait nerveusement par la fenêtre, prenant sur lui pour ne pas laisser sa colère déborder. Entre le zip de sa robe cassé, sa pilule qu'elle ne trouvait pas et le temps immense qu'elle avait passé dans la salle de bain, il avait eu envie d'enfoncer son poing dans le mur. La soirée de Noël était importante dans sa famille. Mais elle ne paraissait pas comprendre ça. Et comme un idiot, il l'avait laissé prendre la voiture. Elle prétendait connaître un raccourci vers Cannes. Mais ils se trouvaient à présent au milieu de nul part la soirée du réveillon.

— Tu sais au moins où on va ? s'agaça-t-il.

— Fais-moi confiance.

Elle était trop calme à son goˆut, il aurait voulu qu'elle se montre un peu plus concernée. Il l'aimait, il aimait énormément Gabrielle, mais il y avait des moments où il avait juste envie de lui gueuler dessus en espérant qu'elle comprenne. La route était si isolée qu'il n'y avait même pas de lampadaire. Seulement les phares qui illuminaient un goudron en piteux état. Il y avait une forêt à côté et Sasha n'avait qu'une peur, qu'un animal sauvage se heurte à leur carrosserie et qu'ils aient un accident. Personne ne les retrouverait ici, il se doutait même avoir du réseau.

Après cinq minutes de silence, la voiture s'arrêta. Il crut d'abord qu'ils étaient tombés en panne, mais s'aperçut après que c'était elle qui avait coupé le contact. Au moment où il s'apprêtait à protester, elle ouvrit la portière et s'engouffra dans la nuit.

— Gabri ! Qu'est-ce que tu fous ?

Une poignée de jurons franchit ses lèvres. Il détacha sa ceinture avec des gestes véhéments puis affronta l'air glacé de décembre. Les phares l'illuminèrent alors qu'il passait devant le véhicule. Il ne la voyait plus. Il n'entendait rien non plus.

— Gabri !

Il ne manquait plus que ça. L'irritation parcourut ses veines, il regarda autour de lui d'un air dépité. Il faisait froid. Il faisait nuit. Et sa petite-amie venait de disparaˆitre. Gelé, il s'enfonça dans la partie boisée en hurlant son nom. Sa voix se perdit dans l'immensité noire. Il s'arrêta un instant, essayant de réfléchir le plus posément possible.

Mais le bruit d'une crosse actionnée derrière sa tête le paralysa.

— Passons aux choses sérieuses, Rovel.

Ce n'était pas un fou psychopathe qui trainait dans la forêt. Pas un voleur qui demandait ses bijoux. C'était elle. Sa voix. Celle qui lui disait "je t'aime" dès le matin, quand son corps chaud se collait contre le sien.

— Retourne-toi.

Alors il se retourna. La lumière intense des phares leur parvenait légèrement. Des ombres recouvraient son visage, rendant son expression dangereuse. Son bras tendu, un pistolet dans sa main, pointée sur sa poitrine. Les épaules droites, aucune hésitation.

— Qu'est-ce que tu fais ? souffla-t-il.

— Ça ne se voit pas ?

Elle avait beau porter un masque impénétrable, sa voix parlait tout autrement.

— Gabri, arrête ça.

— Oh non, Sasha. Pas Gabri. Il n'y a aucune Gabri qui existe ici.

Ce fut comme si elle avait parlé chinois. Son visage se tordit en ce qui semblait être de la moquerie.

— Mon vrai nom est Elena. Elena Togen. J'ai grandi dans les services sociaux français, j'ai appris l'espagnol au collège puis un peu au lycée. Je suis une fille des bas-fonds, Sasha. Une fille que tu n'aurais même pas daigné regarder si je ne m'étais pas transformée en une garce déguisée.

— Pourquoi ?

Il y croyait à peine. Ça lui paraissait tellement irréel qu'il se serait cru dans un cauchemar, mais dans le sens le plus littéral du mot.

— Parce que j'ai besoin de cet argent.

Son regard passa de l'arme à elle. Elle ne tirerait pas. Pas après tout ce qu'ils avaient partagé, pas après ces semaines passées ensemble, à coucher tous les soirs dans le même lit, à s'embrasser toutes les cinq minutes. Il avait même demandé à sa sœur de partir pour elle. Son nom était Gabrielle Torella. Une espagnole étudiant en France. Ses mots n'étaient que mensonge.

— J'ai rencontré un garçon dans les services sociaux. Quelqu'un d'aussi brisé que moi. On a été plusieurs fois séparés, puis on s'est retrouvé à chaque fois. Les années ont passé et j'ai commencé à l'aimer. Il a crée son propre marché, s'est fait un nom, une renommée. Il est devenu une sorte de légende, quelqu'un qui n'abandonnerait jamais son premier rôle pour l'opportunité d'une vie meilleure. Mais j'ai gardé espoir. Et cet argent, je le voulais pour notre future maison. Notre famille.

Sous une lune pâle, ses yeux se mirent à briller.

— Je dois te tuer pour ça.

Deux mois de sa vie venaient de s'effondrer. Il la dévisagea, cette fille qu'il pensait connaître mieux que personne. Et il y vit un visage qu'il n'avait jamais aperçu auparavant.

— Comment s'appelle-t-il ? articula-t-il après un bref instant de silence.

Parce que c'était l'unique question qu'il se sentait capable de poser.

— Liam Restrie.

Une aiguille lui perça le coeur. Il en oublia l'arme pointée sur lui. Il en oublia le froid engourdissant. Il n'eut dans l'esprit que cet homme qui avait failli détruire sa sœur et lui prenait maintenant la fille qu'il aimait.

— Je dois le faire, tu comprends ? Pour la première fois, j'ai l'opportunité de vivre autre part que dans la rue, je veux la saisir. Et c'est l'unique moyen.

— Qui te donne cet argent ?

Sa main se mit légèrement à trembler.

— C'est moi qui ai versé du cyanure dans la bouteille d'Emma. C'est moi qui ai ordonné à la femme de ménage de Memphis d'inscrire son nom sur le Mur. C'est moi. Mais j'ai échoué, et je dois réparer mon erreur.

— Mais ce n'est pas toi qui est à l'origine du Mur.

Elle eut un petit rire.

— Non, bien sûr que non. Tout ça c'est une histoire qui ne me concerne pas. Il me paye, j'obéis. Il m'a demandé de te tuer, alors je vais te tuer.

Sa dernière phrase embruma ses pensées.

— Pourquoi Emma, et pourquoi moi ?

Son visage tomba dans une expression grave.

— Parce qu'il veut prendre à Philippe Rovel tout ce qu'il a de plus cher.

Il y eut un bref silence. Un temps que Sasha aurait pu utiliser pour essayer de comprendre, mais qui s'évanouit dans la nuit. Puis il y eut le tir. Un bam qui s'éleva au dessus de la cime des arbres et fit fuir tous les animaux aux alentours. Elena se reçut des gouttes de sang. Elle réalisa un pas en arrière, le bras secoué de tremblements. Les yeux de Sasha se recouvrirent d'un voile. Une tâche sombre s'étalait sous sa chemise, à moitié dissimulée par son manteau. Le temps qu'il baisse son menton pour contempler sa poitrine, ses jambes avaient déjà fléchi.

La vie s'échappa de son corps et il tomba. Il y eut un bruit sec quand il cogna le sol. Son visage s'enfonça dans l'herbe gelée. Ses pupilles étaient encore ouvertes. Elles fixaient la route. Avec l'espoir de la reprendre pour retrouver sa soeur. Sa famille. Toute sa clique engrossie par l'argent et la corruption.

Elle reprit doucement son souffle. C'était terminé, elle l'avait fait. Le plus dur était passé. Il fallait qu'elle pense à l'avenir, qu'elle ne se retourne pas. Qu'elle l'oublie lui, Sasha Rovel, celui face à qui elle avait fait semblant pendant deux mois. Elle se pencha vers son cadavre, plaça l'arme dans sa main. Puis elle soutira le téléphone de sa poche, le déverrouilla grâce au code qu'elle connaissait déjà. Elle cliqua sur la conversation avec sa sœur. Écrivit un bref message d'adieu, l'envoya, sortit de sa poche une chiffonnette pour nettoyer l'écran et le placer au même endroit. Elle fit la même chose avec l'arme, prenant bien soin de la caler entre les doigts de Sasha.

Puis, tout en reculant, elle composa le numéro de la police sur son propre téléphone. Quand une voix lui répondit, elle le fixait encore.

— Un suicide, prononça-t-elle d'une voix éteinte.

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