15. Emma

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Elle prit une grande inspiration et glissa sous la surface de l'eau. Son dos glissa sur la céramique blanche de la baignoire. Le silence aquatique emplit ses tympans. Elle ferma les yeux, se laissa tomber au fond. Ses membres s'immobilisèrent, seulement portés par le liquide. C'était calme. Isolé du monde, de la douleur, des larmes et de la mort. Il n'y avait rien qui puisse la toucher, ici. La chaleur de l'eau imprégna sa peau et ses organes. Elle qui n'avait pas arrêté de trembler de froid depuis des jours. 


De froid ou de peur. Quelle différence ?


Les battements de son coeur frappaient sa poitrine avec ardeur, comme s'il cherchait à en sortir. Ses poumons se rétrécirent et l'envie de reprendre de l'oxygène la saisit.


Mais elle ne remonta pas à la surface.


Elle était si bien dans sa bulle. À l'abri. Le réconfort de l'eau chaude l'attirait dans le fond et abattait un poids immense sur elle. Ne remonte pas. Meurt avec moi, semblait lui murmurer les mouvements aquatiques. Je te protègerai. Son corps s'allourdit tandis que ses poumons hurlaient à l'aide. 


Elle n'avait plus de force. Elle coulait.


Mais la question était : voulait-elle remonter ?


Soudain, une prise s'enroula autour de son coude et la tira en avant. Le contact de l'air froid lui fit mal. Elle faillit crier en inspirant, presque choquée par ce brusque changement de température. Elle frotta violemment ses yeux, le corps secoué de spasmes. Simon était agenouillé à côté de la baignoire, une manche de son sweat remontée et le regard incandescent.


— Je t'interdis de faire ça.


Elle renifla et essuya les gouttes qui dégoulinaient de son visage. 


— Je n'ai rien fait.


— Arrête ça tout de suite. Tu veux quoi, que tes parents enterrent leur deuxième enfant à quelques jours d'intervalle ? 


Une soudaine nausée lui remonta. Oh, elle avait été si bien dans l'eau. L'air, le vide la rendait vulnérable. Trop légère, trop fragile, capable de se casser à tout moment. Elle avait remarqué la manière dont Liam l'avait scrutée. Comme s'il avait peur de la briser s'il la touchait. 


— Je vais bien. 


Simon voulut répliquer quelque chose mais se retint à temps. Il continua de la dévisager de longues minutes, alors qu'elle se mettait à trembler de froid. Il finit par se lever pour ramener la serviette, l'enroulant autour quand elle sortit de l'eau. Ses bras l'encerclèrent et la collèrent contre son torse. Emma contempla leur reflet flouté par la buée. Son visage posé sur son épaule, son corps maigre dans ses bras puissants. Il la fixait elle aussi à travers la glace. Un échange visuel indirect, pour des mots qu'ils n'osaient pas prononcer.


— Tu n'es pas obligé de rester ici, finit-elle par dire. L'atmosphère qui y règne est terrible, si tu pars je comprendrai. 


— Je suis ici parce que je veux être ici, murmura-t-il. Près de toi. 


Alors elle fondit en larmes. Parfois, c'était tout simplement trop. Les émotions se cognaient entre elles, ses pensées lui faisaient peur et son coeur craquait. Elle se répétait "il est mort, il est mort, il est mort" il ne reviendra pas, son frère avait disparu. Celui avec qui elle se bagarrait avec des coussins petite. Celui qui la prenait par la main lors des réceptions et l'entraînait dans le jardin pour jouer. Celui qui la laissait choisir les films, qui l'écoutait raconter sa journée, qui veillait sur elle, sans arrêt. Celui qui avait essayé de l'aider, qui s'était laissé repousser mais qui avait été le premier à la prendre dans ses bras à l'hôpital. 


Un hurlement déchirant s'échappa de ses lèvres. 


Il était parti.


Ses doigts touchèrent le carrelage froid. Elle jeta un coup d'œil dans le reflet et se vit au sol, à moitié effondrée dans les bras de Simon. Celui-ci caressait ses cheveux en lui murmurant des mots qu'elle ne comprit pas. Quand était-elle tombée ? Quand était-ce arrivé ?


— Je vais bien, déclara-t-elle d'une voix terriblement tremblante. Je vais bien.


Il lui ramena un pull et un legging et elle s'habilla, récupérant peu à peu sa contenance. Il ne fallait juste pas y penser. Se préoccuper d'une trace sur le lavabo. Par un trou dans la manche. Ou des nœuds dans les cheveux. À des détails insignifiants mais qui avaient le mérite de détourner l'attention. Simon fit lui-même la tresse avec ses cheveux trempés. Elle se concentra sur ses traits concentrés, ses doigts qui s'emmêlaient eux-même dans la tache, ce reflet qui lui renvoyait l'image d'eux deux côte à côte, se tenant debout malgré tout ce qui voulait l'entraîner à terre.


Au final, si elle ne s'était pas noyée, c'était uniquement grâce à lui.


Ses frères n'étaient pas dans la villa, leur oncle les avait prit avec lui pour quelques jours. Elle descendit dans le salon et vit ses parents assis sur le canapé, enlacés, et l'inspecteur de police face à eux. Celui-ci tourna son attention vers elle dès son apparition dans la pièce. Il ne la scrutait pas comme les autres. Il cherchait juste dans son regard un indice de son état, quelque chose qui parlerait à sa place. Et il trouva.


— Excusez-moi, dit-il à ses parents, je dois m'entretenir avec votre fille.


Sa mère écarquilla brusquement les yeux.


— Pourquoi ?


— Maman, intervint-elle, c'est bon.


Simon, qui avait une main posée dans le bas de son dos, la laissa partir avec l'agent de police. Elle le guida jusque dans la salle à manger et ferma la porte derrière elle. Il prit un instant pour observer les lieux, inspecter les lustres de cristal et les objets de collection mis en avant pour prouver combien les Rovel étaient riches. 


— Comment vas-tu ? 


— C'est vraiment une question ?


Il esquissa un sourire moqueur et croisa les bras sur son torse. 


— Tu as l'air de tenir le coup.


— Si vous préférez que je reste dans mon lit et que j'arrête de me nourrir ou de respirer, dites-le moi, fit-elle d'un air mauvais.


— Non, bien sûr que non. Mais j'ai connu une fille, il n'y a pas si longtemps, qui menaçait de s'écrouler au moindre mauvais vent. Je pensais te trouver dans un pire état.


— Vous m'avez connu à l'hôpital. Ce n'est pas une référence.


Elle tira un siège et s'y assit, déjà fatiguée de se tenir debout autant de temps. Elle était fatiguée pour tout. Marcher, manger, vivre. Il la pensait peut-être durcie, mais elle ne se tenait debout que par dépit. Et parce que Simon ne la laisserait jamais se morfondre sous les draps. 


— Avez-vous trouvé l'identité de Gabrielle ?


Même si elle posait la question, elle supposait un "oui", puis une série d'informations. Pourtant, il garda le silence. Il planta seulement son regard dans le sien avant de tirer une chaise face à elle et de s'installer à son tour. Il se massa furtivement le front, cherchant ses mots.


— Emma, je... ce nom que tu m'as donné, Gabrielle Torella. Elle est morte il y a dix ans.  


Elle eut besoin de plusieurs secondes pour comprendre ce qu'il venait de dire. Était-ce une blague ? Il avait l'air de bonne humeur aujourd'hui, c'était possible.


— Non.


Tout simplement. Il frotta ses lèvres, visiblement mal à l'aise.


— Ce n'est pas la première fois que ça nous arrive. De fausses identités basées sur des personnes décédées, ou parfois vivantes. Il suffit de choisir une personne d'âge adéquate et de changer la photo. 


— Vous vous êtes trompés de personne.


-Dans toute la région Sud de la France, il n'y avait que deux Gabrielle Torella. Une avait vingt-quatre ans et était de nationalité française. Une autre avait la double nationalité, française et espagnole. Une petite fille, née quelques années avant toi.


Elle plongea son visage dans ses mains. C'était un cauchemar. 


— Après cette découverte, nous avons rangé l'affaire de ton frère dans les meurtres. Et nous avons besoin de connaître le coupable. La coupable, dans ce cas là.


— Il ne s'est pas suicidé, murmura-t-elle.


— Non. Il ne s'est pas suicidé. C'est justement ce que j'étais en train d'annoncer à tes parents.


Une part d'elle fut soulagée. Elle aurait passé sa vie à savoir pourquoi son frère s'était donné la mort. Mais à présent, elle la passerait en poursuivant une identité cachée. Cette personne lui avait prit la vie d'une des personnes les plus chères à ses yeux, et s'il fallait qu'elle la tue elle-même, elle le ferait. C'était l'unique moyen de rendre justice à Sasha.


— Elle savait que je la soupçonnerais, réalisa-t-elle. Ou que quelqu'un la pointerait du doigt. 


Un goût amer se répandit dans sa bouche. Depuis le début, Gabrielle avait eu l'intention de l'assassiner. Elle avait parlé avec une meurtrière. Vécu sous le même toit qu'une meurtrière. Laissé son frère aimer une meurtrière. La menace était partout. 

Partout, partout, partout. Son cœur s'emballa. Elle revit les photos, les clichés d'elle et William, d'elle et Simon, dans les moments les plus intimes. Chaque jour, chaque minute, en tout lieu. Quelqu'un pouvait sortir une arme et tirer. Elle tomberait, suffoquerait, mourrait. Comme Sasha.

Aussi simple que ça.


— Emma !


Elle cligna plusieurs fois des yeux. L'inspecteur se trouvait devant elle, les mains dans les siennes, essayant de la ramener sur terre. Il ne la lâcha pas, pas même quand elle acquiesça légèrement pour lui signifier que tout allait bien. Il finit par s'agenouiller, inspectant la moindre parcelle de son visage.


— Nous allons retrouver cette fille. Je te le promets. 


— Et après ?


Il fronça les sourcils.


— Quoi après ?


— Que se passera-t-il quand vous l'aurez retrouvée ?


— Elle sera jugée. Condamnée. 


Elle retira ses mains des siennes. 


— Ça ne suffit pas.


Elle se leva et gagna la porte. Mais sa voix l'arrêta.


— J'ai résolu de nombreuses enquêtes tu sais. J'ai vu la rage transformer des gens en monstre. Des gens qui avaient perdu un être cher, comme toi, par la faute de quelqu'un d'autre. Certains ont voulu sauter les barrières pour étrangler l'assassin, lui faire du mal, voire le tuer. Mais alors, que se serait-il passé si je les avais laissé faire ? Qui aurait été meurtrier ? Le coupable, la victime ? Ou les deux ? 


— L'un serait meurtrier pour la bonne cause.


— Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise cause devant le fait d'ôter une vie. Que ce soit par pur plaisir ou par vengeance, ça porte le même nom. Je te dis ça pour te protéger. Je sais ce que tu as en tête, je sais que tu vas tout tenter pour retrouver cette fille et venger ton frère. Mais tu es jeune, et tu as toute une vie devant toi. Tu as mal maintenant, mais dans vingt, trente ans, ce ne seront que des blessures enfouies.


Elle eut un petit rire sec.


— Avez-vous perdu quelqu'un que vous aimez, inspecteur ? 


Son visage se referma. Il garda le silence.


— Bien, fit-elle avec une certaine satisfaction. Nous en reparlerons quand vous aurez enterré un être cher.


Elle sortit de la pièce dans un silence glacial. Des voix lui parvinrent depuis le salon. Avec surprise, elle reconnut celle de William. Le fait qu'il se soit invité de lui-même l'agaça. Il aurait pu l'appeler. La prévenir. 


Mais elle ne se souvint pas avoir regardé son téléphone depuis les funérailles. 


Il parlait avec son père, et elle fut étonnée de trouver Erwin à ses côtés. Celui-ci fit immédiatement volte-face et vint la serrer contre lui dès qu'elle fut assez près. Son effusion l'étouffa. Les larmes jaillirent de ses yeux contre sa volonté, sans qu'elle n'ait rien demandé. Elle regarda William par-dessus son épaule, malgré sa vue floutée. Il s'était tu. Son père s'en alla, conscient de se trouver dans un moment qui ne le concernait pas. 


— Je t'ai appelé des millions de fois, dit Erwin d'une voix douce en se détachant. Je commençais à m'inquiéter.


Elle sécha rapidement ses larmes. Qu'aurait-il pu lui arriver de plus terrible que ce qui la frappait maintenant ? 


— Je vais bien. 


Peut-être que le répéter l'aiderait à s'en convaincre. Mais Erwin lui fit bien comprendre qu'il n'y croyait pas.


— J'ai entendu dire que Simon était avec toi.


— Oui. Il est en haut si tu veux le voir.


— Non, c'était juste pour savoir.


Il paraissait soulagé de savoir que quelqu'un était là pour elle. Après plusieurs secondes à lui toucher les mains, à chercher en elle la quelconque trace d'un désespoir silencieux, il se décala pour lui permettre de parler à William. Dans son costume noir impeccable, il avait l'air en parfaite forme. Puissant. Son visage était froid. Elle ne le prit pas personnellement. Elle savait ce qu'il s'injectait dans les veines. 


Aucun des deux ne savait quoi dire.


Finalement, il décida de lancer la conversation.


— Je suis désolé pou...


Mais Simon débarqua à ce moment là et son regard noir ne lui permit pas de continuer. 


— Éloigne-toi d'elle. La dernière chose dont elle a besoin, c'est te voir.


— Eh oh, l'arrêta Erwin avec colère, c'est moi qui lui ai proposé de venir. Il a autant le droit de lui parler que toi et moi. 


— Il gagnera ce droit quand il arrêtera de toujours vouloir me la prendre. 


Elle aurait pu se révolter contre le fait qu'il parlait d'elle comme si elle était un objet, mais au fond, ça ne l'étonnait pas venant de lui. La jalousie lui faisait dire des choses qu'il ne pensait pas vraiment. Et puis elle était fatiguée de toutes ces querelles, elles lui paraissaient tellement insignifiantes à présent.


— Pauvre con, cracha William. J'étais là pour elle bien avant que tu ne t'incrustes dans le groupe. 


Par instinct de protection, il glissa une main sur sa taille. Au moment où elle ouvrit la bouche pour lui demander d'ignorer ses mots et d'aller dans sa chambre, il répliqua : 


— Les choses changent, au cas où tu n'avais pas remarqué. Et je refuse qu'un junkie doublé d'un tombeur s'entretienne avec ma...


Les mains de William s'emparèrent brusquement du col de Simon. Elle sursauta et s'écarta, ne s'étant pas attendue à autant de rapidité.


— Vas-y, répète ça connard.


— C'est bon, arrête ! ordonna Erwin en posant une main sur son épaule. Lâche-le.


Mais Simon choisit la provocation et lui jeta un sourire moqueur.


— Cogne-moi, je t'en prie. Il y a un flic dans la pièce d'à côté qui adorerait savoir pourquoi tes pupilles sont dilatées. 


— Putain mais c'est quoi ton problème ? s'énerva William en le secouant à moitié. Tu veux vraiment mon poing dans ta gueule, c'est ça ? 


— William, j'ai dit arrête, insista Erwin. 


Il jetait des coups d'œil nerveux vers Emma. Celle-ci observait. Calmement. Pour elle, ils n'étaient que deux gamins se disputant puérilement. Qu'ils se détruisent la face s'ils en avaient envie, elle ne soignerait aucun d'eux. 


— Avant d'ouvrir ta grande gueule, reprit William d'un ton un peu plus maîtrisé, souviens-toi que techniquement, c'est moi son petit-ami.


Le Mur. Elle l'avait presque oublié.


— Devoir se raccrocher à deux pauvres noms sur quelques briques c'est pathétique mec.


— C'est toi le souillon ici, cracha-t-il en le repoussant violemment. Ça me dégoûte de la voir avec un gars miteux comme toi. 


Erwin soupira de soulagement et poussa William vers la sortie. Celui-ci ne se fit pas attendre et disparut dans le couloir. Simon raccommodait son sweat tandis qu'Erwin s'approchait d'elle.


— Je suis désolé, fit-il, contrit. 


— Tu n'as pas à t'excuser. Il perd les pédales, tout le monde le sait.


Un fait qui la désolait. Mais s'en préoccuper reviendrait à ajouter un poids sur ses épaules. Peut-être que dans quelques semaines, elle serait capable de le retrouver et de l'obliger à arrêter. Mais pour l'instant, la disparition de Sasha lui ˆotait toute humanité. Elle n'avait pas d'énergie pour autre chose.


— Ouais, dit-il d'un air gêné. Enfin bref. Pense à regarder tes messages, Madden a cherché à t'appeler et Lucas aussi.


— Je ne peux p...


— S'il te plaît. Je tiendrai Madden au courant si tu veux, mais Lucas veut savoir comment tu vas et Raven aussi. Ne t'isole pas. On est là, il ne faut pas que tu l'oublies.


— Je ne l'oublie pas. 


— Bien.


Il l'enlaça une dernière fois, déposa un baiser sur son front et s'en alla. Simon avait l'air en colère.


— Je le croise une nouvelle fois et je lui explose la cervelle.


— Si tu veux, souffla-t-elle en levant les yeux au ciel.


Elle monta dans la chambre et se réfugia sous ses draps. La chaleur du tissu lui rappela celle de l'eau. Son plongeon dans le liquide, sa réticence à remonter à la surface. Le matelas s'affaissa quand Simon s'assit à ses côtés. Elle lui fit dos, n'ayant pas la force de se retourner.


— Je sais que tu tiens à lui, mais j'aimerais que tu l'évites. Il est en train de plonger et je n'ai pas envie que... que ça ait une mauvaise influence sur toi.


Elle ne répondit rien. Elle ferma juste les yeux et se laissa porter par les battements douloureux de son corps, le poids qui écrasait sa poitrine, des souvenirs se superposant dans un esprit. Le visage de Sasha qui lui apparaissait comme si elle venait juste de le voir. Elle resta dans la même position toute l'après-midi.


Mais elle ne s'endormit pas.


Vers dix-neuf heures, Simon lui proposa de se préparer pour le dîner, mais elle refusa de bouger. Elle ne pouvait pas manger. Pas maintenant. Quand elle le lui annonça, il s'énerva un peu, ayant remarqué qu'elle n'avait que très peu mangé depuis plusieurs jours. Mais il n'insista pas. Il avait peur de la blesser. La briser plus qu'elle ne l'était déjà. 


Le fait qu'il abandonne si rapidement lui donna envie de pleurer.


Elle l'entendit descendre, étouffa son cri dans son coussin. C'était peut-être contradictoire, mais elle aurait aimé qu'il se batte un peu plus. Qu'il ne la considère pas comme une cause perdue. Cependant, elle ne dut pas être si discrète, parce qu'il réapparut quelques minutes après et la rejoignit dans le lit, la serrant fort contre elle.


— J'ai dit à tes parents que tu ne dînerais pas avec eux, l'informa-t-elle dans un murmure.


Il était descendu juste pour ça. Le soulagement la parcourut dans un frisson. Elle s'abandonna dans ses bras et put enfin dormir. 


Thimothé et Diego revinrent le lendemain matin de chez leur oncle. L'adolescent avait les yeux injectés de sang mais s'efforçait de rester conventionnel avec ses parents. Diego avait plus de mal. Il n'arrêtait pas de pleurer, répétant inlassablement que Sasha lui manquait. Et il fixait la porte comme si leur frère allait apparaître, tout sourire aux lèvres, prêt à lui ébouriffer les cheveux et lui demander comment s'était passé sa journée. 


À elle aussi il lui manquait.


Son père, quant à lui, agissait étrangement. Il regardait partout autour de lui comme s'il se sentait menacé. Il avait les mains posées sur les épaules de Diego et refusait de le laisser partir. Puis il annonça vouloir aller à l'église. Emma s'apprêtait à déserter, n'ayant jamais aimé les mensonges de cette institution, mais il voulut qu'ils y aillent tous. Sa mère réussit à s'extirper à la dernière minute, prétendant un mal de tête terrible. Désespérée, Emma chercha également une excuse mais Thimothé lui jeta un regard si suppliant qu'elle finit par obéir. Simon, qui ne voulait pas s'immiscer dans leurs affaires familiales, resta dans la villa. 


Avignon, pour avoir été un des noyaux religieux dans l'histoire, possédait un grand patrimoine traditionnel. La cathédrale était bien entretenue, avec des bougies de chaque côté du transept, des tableaux spectaculaires, certains sortis du Palais des Papes lui-même. Emma fut surprise par l'humidité et le froid. Elle resserra les pans de son manteau, déjà mal à l'aise. Ce n'était pas son lieu de prédilection. L'austérité de la religion chrétienne lui faisait plus peur qu'autre chose. Elle voyait cette croyance comme un vide immense dans lequel se jetaient des milliers de personnes. Les paroles de prêtres étaient des mensonges à ses yeux, comme les histoires que l'on racontait aux enfants pour leur rendre le monde plus beau. Mais son père observait l'altar comme s'il était sa salvation. Et elle n'eut pas le cœur à briser son illusion. Chacun trouvait sa consolation dans quelque chose. 


— Je vais rester là, chuchota-t-elle quand ses frères furent emmenés vers les bancs de prière. 


Son père se retourna avec un regard incandescent.


— Tu viens.


— Je n'en ai pas envie.


Sa voix s'éleva au-dessus de sa tête et résonna partout dans l'édifice. Elle eut l'impression d'avoir prononcé des mots interdits. Il agrippa brusquement son bras et la tira dans l'allée. 


— Papa ! s'exclama-t-elle à voix basse. Lâche-moi !


Le bruit sec de la gifle se répéta plusieurs fois contre les murs froids. Sa joue brûla. Son regard se posa sur le Christ en croix, entouré d'un soleil doré. Brûlait-il, lui aussi ? Connaissait-il la douleur, ce fils de Dieu ? Comprenait-il vraiment les peines qu'il prenait tant de soin à guérir ? 


— Rends hommage à ton frère, ordonna son père d'une voix dure.


— Je peux lui rendre hommage autrement qu'en priant.


Il tenait toujours son bras. Ses doigts s'enfoncèrent dans sa peau. Elle grimaça légèrement, chercha à se dégager mais il la retint. La douleur vieillissait ses traits, la colère aussi. Pensait-il vraiment que s'agenouiller et prier allait le libérer de sa souffrance ? Était-ce cet espoir vain qui poussait les gens à se réconforter dans la religion ?


— Tu vas lui rendre hommage comme moi je te dis de lui rendre hommage. Et nous allons prier pour que plus rien n'arrive à notre famille. Tu comprends ça ? Plus rien.


Elle le dévisagea. Il avait peur, ça crevait les yeux. Peur de voir un autre de ses enfants disparaître. Peur de devoir pleurer la perte de quelqu'un d'autre. Oh, s'il savait. Depuis la mort de Leila, elle ne connaissait que ça.


— Ce qui arrivera ou non ne dépend pas d'une croyance infondée. 


Sa main s'abattit dans sa nuque et la poussa vers le banc. Elle échappa un cri quand ses genoux cognèrent le bois. Thimothé attrapa instantanément sa main. Il avait peur lui aussi. Mais pas pour la même raison.


— Je ne te demande pas d'y croire.


Son père la lâcha enfin et prit sa place à côté de Diego. Sa joue lui faisait mal. La stupidité de la situation l'agaçait. Mais la terreur de son père la mortifiait. Elle releva ses yeux débordant de larmes vers l'altar. Ce Christ si grandiose, qu'avait-il fait pour elle jusque-là ? Pour lui on érigeait des monuments entiers, pour lui on tuait, on torturait, on sacrifiait, mais s'il n'existait pas ? Et si tant de sang avait été versé pour du néant ? 


— Notre père qui êtes aux cieux, commença son père. Que ton nom soit sanctifié.


Elle joignit ses mains tandis qu'une larme roulait sur sa joue. Thimothé s'accrocha à son poignet.


— Que ton règne vienne. 


La lumière du jour se déversait à travers les vitraux. Des rayons à peine visibles, affaiblis. L'espoir d'un jour meilleur mourait entre ses murs épais. 


— Que ta volonté soit faite, sur la terre comme au ciel.


Elle ferma les yeux. Le reste de la prière s'évanouit. L'obscurité l'envahit. Il n'existait pas de Paradis. Pas de monde idyllique dans lequel l'âme reposait. Pas de vie après la mort. Seulement l'oubli. Le corps qui pourrissait sous la terre, loin du ciel, là où l'esprit était censé s'élever. Les os qui se fracturaient. Les vers qui mangeaient la chair. Et la personne que nous avions aimé toute notre vie, celle qui avait veillé sur nous pendant tant d'années devenait un cadavre en décomposition. C'était ça la dure réalité.


Mais peu de gens osaient vraiment y penser.


— Emma, souffla Thimothé d'une voix chargée de sanglots. Je veux partir.


Ses paupières se rouvrirent. 


— Amen, termina son père.


— Amen, murmura-t-elle à son tour.


Son frère lui jeta un regard désespéré. Elle aurait voulu avoir assez de courage pour se lever et partir. Prendre Thimothé avec elle, voire Diego. Les éloigner de cette folie subite.


Mais tout comme Sasha se décomposait sous terre, Emma se détériorait de son vivant. Peut-être finirait-elle par prier pour son propre salut. En guise d'ultime réconfort. Est-ce que ce Christ si étincelant s'en montrerait satisfait ? 


— Emma, appela une deuxième fois Thimothé, secouant légèrement son bras.


Prier. Pour l'éternité, pour la vie, pour supplier la mort de venir la chercher. Peu importait. 


Il fallait juste prier.


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