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 Âpre, fétide et iodée, une odeur répond à ma question. Devant la porte de la cuisine baigne une large flaque… Mes pensées vont aussitôt vers les couleurs chatoyantes des carreaux de ciments. Nul doute qu’elles n’apprécieront pas une telle acidité. Je lève un court instant les yeux au ciel. Vite, que cet après-midi se termine… Armée de ma serpillère, je commence à nettoyer le méfait, totalement confuse. Pourquoi ce bonhomme s’est-il lâché, pourquoi ne porte t-il pas de changes s’il est incontinent et où se trouvent les toilettes du rez-de-chaussée ?

 — Bah j’tavais demandé les chiottes et toi tu t’es barrée hein ! beugle l’ancien depuis son canapé.

 Je plisse les lèvres. Dans mon imaginaire, Jacques Brel avait mieux vieilli.

 — Je suis désolée Monsieur, je crois qu’il y a eu un malentendu, dis-je en essayant de ne pas prendre de faux-airs de chien battu.

 Le bonhomme agite les mains comme un beau diable. Sans doute cherche t-il ses mots… Bon, ce n’est pas que je ne veux pas l’aider, mais si chacune de mes paroles le fait sortir de ses gonds, je ferais peut-être mieux de me taire.

 — Et la poubelle à Mamie ? T’as retrouvé la poubelle à Mamie ?

 Mes yeux lorgnent un instant sur la tâche sombre de sa robe de chambre. Ce monsieur aurait besoin d’être changé… Mon sang se glace. J’avais déjà effectué quelques toilettes lors d’un séjour avec des personnes porteuses de handicap, mais m’occuper de ce petit vieux, cela me paraît au-dessus de mes moyens.

 — Eh oh, j’te cause l’abrutie !

 La colère me pique le nez, accompagnée d’une pointe de chagrin, et je serre très fort mes doigts autour de mon balai. Mon regard se dirige vers la pendule. Il est quatorze heures et je n’ai pour l’instant nettoyé que des WC inutilisés… Tu parles d’une femme de ménage efficace ! Mettant mes émotions de côté, je m’attache à clarifier les choses avec mon client.

 — Monsieur, je suis ici pour vous accompagner dans vos tâches d’entretien. Indiquez moi s’il vous plaît ce que vous attendez de moi et où je peux trouver la poubelle que je dois sortir.

 Le vieux se met à trépigner comme un bébé affamé devant une assiette de purée trop chaude. De nouveaux remugles s’échappent de son vêtement et me voilà à tirer au coeur pour de bon. Dans un geste des plus répugnants, il me saisit par le bras et m’emmène jusqu’à la petite porte au fond du couloir, celle qui semble donner sur le jardin. J’abaisse la poignée comme une automate. Mes mains se sont mises à trembler. Jamais je n’oserai revenir ici et jamais je n’oserai demander à ma responsable de me voir assigner une autre famille…

 Le petit corps de mon client vibre autant que le mien alors qu’il tend son index vers le fond du jardin en friche, là où à l’ombre de plusieurs arbres centenaires, on aperçoit une cabane. Je pousse un petit soupir. Bien sûr, à cette époque toutes les maisons étaient aménagées de la sorte… Si M. Godot vit ici depuis son plus jeune âge, il ne s’est peut-être pas défait de cette habitude.

 — La poubelle à Mamie, tu comprends ? Il faut ramener la poubelle à Mamie !

 Je me tourne de nouveau vers lui. Dans ses yeux brillent l’ombre de la nostalgie. Que de souvenirs doivent s’emmêler au fond de ce cerveau qui a sans doute déjà tant vu, tant vécu… J’apaise aussitôt ma colère. Si un jour j’atteins cet âge, je ne voudrais pas qu’on me traite avec mépris et impatience, mais bien qu’on s’accorde avec ce que je suis encore capable de faire et de raisonner.

 — Je vais chercher la poubelle et je reviens Monsieur.

 Mes baskets foulent les hautes herbes du jardin et je me délecte de la brise fraîche. Dans une flaque d’eau, j’aperçois le reflet de la maison. Et dire qu’il m’aura fallu connaître une telle puanteur pour apprendre à savourer quelque chose d’aussi simple que la caresse du vent ! J’en emplis mes poumons et me laisse aller à un peu de bonne humeur. Je fais le plus beau métier du monde : accompagner les gens dans le besoin là où d’autres s’amusent à créer des empires sur le dos des ignorants.

 Soudain, une odeur infecte me prend au nez. Mais quand je dis infecte, c’est vraiment infecte. Je porte mes mains à mon ventre dont les entrailles sont en train de se tordre. Mes lèvres se mettent à trembler. Mes yeux scannent quelques instants le jardin à la recherche d’une crotte de chien avariée ou une proie que le chat aurait oublié. Je me rends alors compte que cette ignominie semble émaner du vent lui-même, comme si toute la ville de Tours baignait dans cette pestilence… Je me pince le nez et ouvre la porte de la cabane. Nul doute que la fétide odeur trouve son origine ici. Cet endroit non plus ne doit pas être nettoyé toutes les décennies…

 Mes doigts se figent sur la porte, une sensation glacée parcourt mon échine et mes dents se mettent à claquer. Un pied se tient devant moi. Chaussé d’une sandalette vernie comme les vielles dames aiment en porter l’été… Et puis ce n’est pas qu’un pied. Il y a un mollet aussi. Enfin, ce qu’il en reste. Deux gros genoux cagneux, Deux énormes cuisses aussi creuses que les platanes du parc des Prébendes. Et ce ventre mangé par les larves, ce visage dont il ne subsiste que des orbites et des cartilages… Autour de ce qui devait être l’oreille, une bijou ancien, tout en mosaïque… Liquéfiée, je recule sur mes jambes raidies. Derrière moi, le vieillard beugle.

 — Alors Mamie a rentré la poubelle ?

 Mes yeux s’écarquillent de terreur à mesure que je prends conscience de la situation ubuesque dans laquelle je me trouve. N’écoutant plus que mon instinct, je fonce à toute vitesse vers la maison pour attraper manteau et sac à main. J’adresse un regard déçu aux mosaïques. C’est certain, plus jamais je ne voudrais entendre parler d’Art Déco ! Vite je sors de la maison et me laisse choir sur le trottoir. J’ai oublié de fermer la porte mais tant pis, le petit vieux ne me courra pas après ! Je prends une inspiration et ferme les yeux. Le vent me suggère un frisson et une larme perle au coin de mon oeil. J’aurais tant voulu fondre en sanglots mais je suis encore trop sous le choc…

 Rassemblant ce qu’il me reste de courage, je compose le 17 et balbutie quelques paroles à mon interlocuteur. Non, je ne sais pas qui est cette femme, ni depuis combien de temps elle est là, encore moins pourquoi c’est moi la femme de ménage qui la découvre… Quelques minutes plus tard, je raccroche et me laisse aller aux larmes. J’attrape un pan de mon tablier pour essuyer mes yeux, n’osant penser aux cauchemars qui seront les miens pour les semaines et mois à venir…

 Une voiture se stationne juste face à moi. Une femme en descend. La cinquantaine élégante et le chignon bien relevé. Elle me lance un regard sévère auquel je répond par un froncement de sourcils. Mon après-midi a été suffisamment compliquée comme cela, alors je lui saurais gré de ne pas me reluquer avec un tel dédain !

 — Eh bien alors ? braille t-elle. Qu’est-ce que vous fichez ? Vous n’avez pas les clés ? À cette heure-ci il serait temps de s’en inquiéter !

 Mes yeux clignent un bref instant puis se dirigent vers les façades des maisons. De belles bâtisses Art Déco, autant de portes identiques accolées, le numéro 48 et le numéro 50…

 Je m’étais trompée de porte.

 Foutue étourderie !

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