Chapitre 4.3 - Sans filet
Le transport s’éloigne et Lesya est immobile, sur le parking vide. Ses hommes la regardent, interrogatifs. Il y a une confusion dans son esprit. Pas exactement, son corps fonctionne, autonome, mais sa tête est éteinte. Les stimulus sensoriels continuent d’affluer, identiques à une bouillie d’informations.
Et si je tentais de prendre plus de contrôle ?
Je me laisse couler en elle, notre vision s’éclaircit, je découvre le sentiment de l’air sur sa peau. Je décide de regarder autour et je constate que ses pupilles suivent ma volonté. Puis-je en faire plus ?
— Lava ? Est-ce...
Olek est interrompu par deux détonations. Son radar à danger réagit, pas de sifflement, c’est un tir d’artillerie ami, nous sommes en sécurité. Son retour m’a écrasé, elle a le contrôle, mais je suis toujours discrètement là. J’ai gagné du terrain. Elle aperçoit Olek, Taras, Sviat et Andriy et se demande où elle est. Kostiantynivka, la base opérationnelle avancée du bataillon. C’est reparti.
— Buvez et mangez. Occupez-vous du matériel. Je vais aux nouvelles.
Elle jette son sac sur une épaule et quitte le petit groupe. Si proche du front, tout le camp est éclaté, étalé. Lesya le connaît, elle n’hésite pas et se dirige tout droit vers un grand bâtiment industriel. Passé la sentinelle qui la salue, elle oblique à droite, vers un escalier menant au sous-sol. Un panneau indique « Antenne chirurgicale ».
Elle pénètre dans un large couloir, des lits sont alignés de part et d’autre. L’odeur est un mélange d’antiseptique et de sang. Des infirmiers livides sous la lumière des leds accrochées au plafond se déplacent.
Elle hait cet endroit.
Elle jette son sac contre un mur et se débarrasse de son arme. Pas très réglementaire, mais cela n’a aucune importance.
Sans observer les blessés, elle se dirige droit vers le personnel médical. Le feu éternel de sa colère se colore de peur. Celle de reconnaître un camarade ou un ami. Elle interpelle une femme qui se retourne, un médecin. Une capitaine qu’elle connaît de vue.
— Capitaine, sergent Vovchenko.
Elle veut se mettre au garde-à-vous, mais la médecin l’arrête d’un geste las de la main.
— C’est bon, repos. Je n’ai pas le temps. Que désires-tu ?
— Je viens pour un statut, soldat Shevchenko, 2e compagnie, 3e…
Une micro-expression sur le visage de l'officier et les mots s’évanouissent dans sa bouche.
— Je suis désolé Sergent, nous n’avons rien pu faire, il n’a pas survécu au transport.
La mâchoire de Lesya se serre, douloureusement. Elle fixe le sol deux secondes et se reprend.
— Je n’ai pas de nouvelles du lieutenant…
La médecin soupire.
— Lesya. Le lieutenant Lytvynenko vient d’être évacué. Blessures sérieuses. Il ne reviendra pas. On m’a dit qu’un obus est tombé en plein dans la tranchée, il a eu plus de chance que ses deux camarades…
Elle lui serre le bras.
— Vous êtes la seule sous-officière de la section encore en état, sergent. Je ne sais pas si je dois vous féliciter. Je dois y aller, prend soin de toi Lesya.
Le capitaine lui tourne le dos et s’éloigne avec un infirmier.
Je pense à Altyna, à son énergie qui change le monde. Et Lesya, l’autre face de la pièce, une humanité en ruine. Qui est la plus forte finalement ? Je comprends que vivre dans l’instant ne veut rien dire. Les mortels vivent à crédit de leur espérance. Et il n’en reste pas une once dans son cœur. Est-ce la raison pour laquelle je suis là ?
Lesya est immobile. Le monde autour d’elle s’active.
Encore une fois, il suffit de le refaire encore une fois, et de continuer.
Elle sort son téléphone. Contacts. Mykola Byron Shevchenko. Supprimer. Confirmer.
Elle ferme les yeux, ralentit sa respiration. Autour, des infirmiers lui demandent de dégager du chemin, mais personne ne la bouscule. Elle finit par se retirer, attrape son sac, son AK et remet son casque sur la tête. Je devine qu’elle se dirige vers la cantine où elle espère y trouver ses hommes.
Installée à une table, son escouade mange en silence. Elle s’avance, ils s’interrompent et leurs visages s’assombrissent. Son esprit s’est effacé. Elle commence par détendre ses mâchoires, elle est comme amputée de l’intérieur, toutes ses émotions enterrées au fond d’elle.
— J’ai le statut de Mykola. Il n’a pas survécu au transport.
Andriy nous regarde. Olek baisse les yeux sur sa gamelle. Taras crispe un poing et finit par envoyer son assiette de bortsch au sol d’un geste. Tout le réfectoire se tourne vers eux. La discipline est stricte, il est interdit de faire du bruit, mais personne ne se permet de remarques.
— Ce n’est pas le seul, le lieutenant est gravement blessé et le sergent Melnyk est hors service. Terminez de manger, allez préparer le départ. Je vais faire le rapport de section et me débrouiller pour qu’on nous sorte de là. Rassemblement dans le sous-sol de la salle des machines, ne vous éloignez pas.
Elle échange un regard avec chacun de ses hommes. Andriy hoche la tête. L’atmosphère est étouffante, elle s’échappe.
Son attention est concentrée sur sa respiration, elle zigzague entre les bâtiments. Inspirer, expirer, une fois après l’autre et l’on recommence.
Un couloir et un nouvel escalier. Cette fois, elle pose son arme dans un râtelier avant de passer la garde. Nous traversons un grand passage bordé de bureaux et d’opérateurs. Sur les écrans, des cartes et des images de drones exposent la ligne de front en direct. La salle d’opération puis une porte au fond avec un panneau : État-major de conduite — major Levko. Elle est fermée, Lesya frappe. Une voix à l'intérieur l’invite à entrer. Elle découvre deux hommes. Le major et un autre officier, son badge indique un lieutenant du GUR, le service de renseignement.
— Sergent Vovchenko, 2e compagnie. Je viens au rapport, le lieutenant Lytvynenko est hors combat, je…
Le major l’interrompt d’un geste.
— Repos. C’est bon, je suis au courant pour le lieutenant. J’espère qu’il se remettra. Melnyk est déjà venu faire un rapport, cet idiot avec son bras cassé.
Il se tait, Lesya hésite, doit-elle prendre congé ? Son commandant plisse les paupières, et jette un coup d’œil au lieutenant.
— En fait, vous tombez bien Vovchenko ! Lieutenant, je vous présente le sergent Lava. Ce qu’il y a de meilleur dans mon bataillon. Sergent, je pense que vous pouvez être d’une grande aide !
L’officier du renseignement la salue avec curiosité. C’est un bel homme d’une trentaine d’années. Ses lunettes, son visage aux traits fins, lui donnent un air intellectuel. Il contraste avec le Major, avec ses traits tirés et bouffis sous sa barbe.
Lesya traite lentement l’information, sa figure se renfrogne alors qu’elle anticipe la suite. Elle souhaiterait lui hurler : Je m’en fous, laissez-moi tranquille !
— Approchez, sergent.
Sur la table, une grande carte et une tablette. La crispation qui envahit sa poitrine s’amplifie à chaque pas. Elle sent ses mains secouées d’un nouveau tremblement, elle les cache dans son dos.
Elle ne veut pas.
— Sauf votre respect major, mon escouade a besoin de repos, les hommes attendent…
— Sergent. Je connais le sacrifice que vous et vos hommes endurez. Mais nous avons un problème plus urgent.
La frustration s’échappe comme une nuée d’aiguilles, une oppression douloureuse dans le torse. Elle broie ses doigts, sa gorge se colore.
— Permettez-moi d’insister, major.
Le ton est sec et le volume trop élevé, elle se contient avec peine. Le major hausse la voix.
— Gardez votre sang froid bon dieu. Vos objections sont notées. Malheureusement, vous êtes la seule sous-officier compétente dans tout ce foutu camp.
Son visage s’adoucit et il soupire en massant les tempes.
— Lieutenant, expliquez-lui.
L’officier avance d’un pas, indifférent à l’échange tendu qui s’est déroulé.
— Tout d’abord, ce briefing et cette mission sont confidentiels. Entendu ?
Leysa hoche la tête en évitant son regard.
— Pour faire court, nous avons perdu un prototype de drone sur le terrain. Les Russes utilisent un véhicule de brouillage, il n’est pas possible de déclencher l’autodestruction. Il est primordial de le récupérer ou de détruire son unité centrale.
Il pointe une position sur la carte, dans la banlieue ouest de Toretsk.
— Vous serez déployés ici à la tombée de la nuit. Ensuite vous longerez la voie de chemin de fer sur environ 800 m. Le drone est quelque part par là.
Il saisit la tablette, et expose la vue satellite. Il zoom sur la zone, coincée entre les rails et un quartier de maison, un grand terrain vague et une petite forêt. Le territoire montre des stigmates d’intenses combats et bombardements. Lesya secoue la tête.
— C’est de la folie ! major ! Vous voulez m’envoyer moi et mes 4 hommes, chercher à l’aveugle, en… en plein sur la ligne de front ?
Le lieutenant continu, imperturbable.
— La récupération de ce drone est une priorité absolue pour l’État-Major, à tout prix.
J’ai le sentiment que les yeux de Lesya vont sortir de leur orbite. Le major le remarque aussi et intervient.
— Lesya, nous vous affectons quatre recrues supplémentaires pour renforcer votre escouade.
Elle explose.
— C’est une mission suicide ! Mes hommes sont à bout, et vous me collez quatre bleus ? Vous voulez que j’en fasse quoi ? Des boucliers ?
Le Major tape du poing.
— Taisez-vous, sergent ! Vous dépassez les bornes !
Le lieutenant est visiblement déstabilisé par l’absence de respect hiérarchique, il regarde, interrogatif, le chef du bataillon qui s’adresse à lui.
— Laissez-nous, lieutenant.
Celui-ci jette un dernier coup d’œil à Lesya avant de sortir et de refermer la porte.
— Sergent, par respect pour votre engagement, il n’y aura pas de suite à votre comportement inacceptable. Préparez vos hommes et reposez-vous. Départ à 18 h. C’est un ordre. Compris ?
Nos tempes pulsent, notre front brûle. Elle grogne entre ses dents.
— À vos ordres.
Les deux soldats restent un moment à se jauger. Les épaules du vieil officier se détendent.
— Sergent, votre dossier est exceptionnel, revenez en un seul morceau et je vous recommande pour le grade de Lieutenant. Rompez.
Lesya salut et se tourne. Son esprit est empli de pensées meurtrières. Elle imagine le bruit mat de la balle qui frappe le torse du major. Il tomberait comme une merde au sol.
Elle ouvre la porte du bureau et se retrouve nez à nez avec l’officier du renseignement. Elle le gratifie d’un salut minimaliste, moins, et elle ignorait sa présence. Mais elle ne peut pas faire deux pas avant qu’il ne la rappelle.
— Sergent Vovchenko !
Elle clôt les yeux et s’immobilise avant de répondre sans se retourner.
— Lieutenant ?
Il avance et se place à ses côtés.
— Vos règles d’engagement pour cette mission sont simples. Votre unique objectif est le drone. Coûte que coûte.
Il jette un coup d’œil autour de lui avant de reprendre plus bas.
— Vous n’avez pas le temps de faire de prisonniers… Mais soyez discrets. L’état-major ne veut pas de vidéo d’exécutions aux infos. Compris ?
Elle plisse les yeux. Elle observe le jeune officier. Ce ne sont que des mots dans sa bouche ? Coûte que coûte ? Mais qu’est-ce que ça lui coûte à lui ? À eux ?
— C’est compris.
Elle fait un pas avant de cracher par terre. Le message est clair.
Son escouade est réunie dans une grande cave au milieu d’autres unités. Une forte odeur de transpiration, de crasse et de pieds saisit le nez dans ce dortoir improvisé. Ses hommes sont allongés, le dos appuyé sur leur sac. Sviat remonte son arme, après l’avoir nettoyée. Olek somnole. Andriy se lève et la rejoint.
— Alors ? On se tire ?
Un simple regard suffit pour souffler son illusion.
— Le major a une mission pour nous. Il doit nous envoyer quatre nouveaux.
— Ils sont là, mais ils ne sont que trois.
Il désigne trois soldats qui discutent avec Taras. Lesya hausse les épaules.
— Bon, il vaut mieux trois boulets que quatre.
D’une oreille, elle entend une recrue faire une remarque à Taras.
— … C’est elle le sergent Lava ? On l’appelle comme ça parce qu’elle est chaude ?
Andriy se fige, mais Taras répond.
— Ouais, c’est exactement ça. Tente ta chance, tu verras.
Il lui claque l’épaule. Lesya fait pivoter sa tête lentement. L’hilarité du jeune soldat se dissout face à l’expression de sa supérieure. Elle ordonne :
— Rassemblement.
Olek se réveille en sursaut. Ils s’alignent au garde-à-vous.
— Repos. Bon. Mauvaise nouvelle, la rotation est annulée. On a besoin de nous.
Ses hommes commencent à râler.
— Silence ! Réapprovisionnez-vous le plus vite possible et dormez. Dépars ce soir à 1800.
— On va où ? intervient Olek.
— Je vous brieferai in situ.
Elle s’approche des nouveaux et se place devant le curieux. Elle le détaille lentement.
— Ton nom ?
— Yuri, Sergent.
Elle pose sa main sur sa poitrine, glisse ses doigts sous le gilet, en douceur. Elle le fixe, le jeune homme tente un sourire. Sans crier gare, elle le secoue et hurle.
— Yuri, ton gilet est trop lâche… Ta trousse de secours est à droite, t’es droitier ? Comment vas-tu faire le garrot, imbécile ? Tu crois que tu es ici pour te taper des filles ? Ce soir, je ne te donne pas deux heures pour crever comme une merde. Pour l’instant, c’est ce que tu es. T’as dix minutes pour que tout soit parfait. Si tu n’es pas prêt, je te jure que je te plante la mitrailleuse de Taras dans le cul et je te secoue comme un drapeau pour attirer les Russes. Compris ?
— Oui serg…
— Ta gueule, exécution. Et vous, c’est pareil !
Les trois recrues se précipitent vers leur paquetage. Elle les regarde détaler et finit par faire un clin d’œil à Taras.
Dans son sac, elle retrouve des sous-vêtements plus ou moins propres et sa trousse de toilette, un petit savon, une brosse à dents et un mini tube de dentifrice. Dans la caisse commune à côté de la sortie, elle récupère une serviette, rêche et humide.
La base est installée dans une usine, les vestiaires du personnel sont équipés de douche. Des vraies douches avec de l’eau chaude. Une goutte de réconfort au milieu de la nuit noire. Les locaux sont vides. Elle se déshabille et se regarde dans le miroir de l’évier. Une brûlure sur le cou, des bleus qui tapissent ses bras, ses jambes et ses cheveux, gras et aplatis par le casque.
Elle rentre dans une cabine et se place sous le jet.
Je sens son esprit se détendre un peu, et je constate que suis enfermée, mise en quarantaine. Je n’ai pas remarqué, aveuglée par l’environnement hostile et la volonté de Lesya de survivre. Elle n’a pas uniquement enterré ses émotions, elle se cache à elle-même. Je me demande si elle a déjà tué la vraie Lesya, n'abandonnant que des bribes à l’ennemi ou si elle tente de se préserver. L’eau chaude continue de couler, un luxe absurde dans ce champ de ruine. Elle commence à se savonner. Ses pieds sont noir, les ongles écrasés par la chaussure, son épilation laisse à désirer. Elle frotte furieusement. Elle remonte jusqu’à son entrejambe. Sa colère la crispe. Elle se penche et observe son sexe. Elle glisse deux doigts sur les bords des lèvres et tend la peau, exposant la chaire rouge. Peut-elle évacuer la pression, ressentir quelque chose ?
Elle commence à se caresser mécaniquement, d’abord le clitoris. Elle se concentre sur ses gestes, sur son sexe, rien ne se passe. Elle essaie d’enfoncer son majeur, mais la sécheresse rend la pénétration douloureuse. La frustration se transforme en rage alors que sa main est prise de tremblement. Elle frappe la porte de la cabine, les larmes aux yeux.
Je ne peux plus rester simple spectatrice. Cette autotorture, ce désespoir brut… c’est insupportable. Je concentre toute ma volonté, non pas pour avoir le contrôle, mais pour partager. Je pousse contre les murs de sa prison intérieure avec le souvenir d’Altyna. La chaleur d’un orgasme, sans honte et sans peur. Je ne lui envoie pas une image, mais une vibration de plaisir, une étincelle de vie dans sa nécropole.
Lesya se cambre sous le choc. Une sensation oubliée la submerge. Le contact de sa propre main n’est plus une friction, mais une caresse. L’acte mécanique se transforme. L’orgasme qui la saisit est une déferlante, un spasme violent qui lui arrache le souffle et la vide de tout force. Mais cette fois, ce n’est pas seulement une purge. C’est une brèche.
Épuisée, elle glisse le long du mur et s’effondre sur le sol de la douche, le corps secoué de sanglots profonds, rauques, libérateurs. Elle ne pleure pas Mykola ou sa mission suicide. Elle pleure la vraie Lesya, celle qu’elle a enfermée et évitée.
Assise, elle laisse l’eau alors qu’elle fixe les catelles, la tête appuyée sur ses genoux. Elle entend la porte des vestiaires, la réalité la rattrape. Le temps est compté.
Sa serviette est trop petite, elle peut à peine la tenir devant elle, bloquée au-dessus de sa poitrine par son bras. Elle soupire et ouvre la cabine. En sortant, elle se retrouve face à Andriy, torse nu. Leurs regards se croisent, un cligne des yeux avant de baisser la tête. Il a vu.
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