Ma période dorée

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Le sentiment le plus anxiogène dans ce trip ? L'attente. Attendre que le dealer débarque enfin à l'adresse et surtout à l'heure prévue. Car il est naturellement toujours en retard.


Vers 20h, j'avais envoyé via WhatsApp : "Salut, dispo MD?". "Adresse et code stp", répond une certaine Alice. "4 rue d'Assas 75006 Paris. A4198. Combien de temps?". "OK, 40 minutes". Deux heures plus tard, la fameuse Alice, surnom évident donné sur WhatsApp montrant une photo d'une femme sexy jouant avec des billets violets me soulage. "7 minutes". Là, je sais que la Marie Denise arrivera sur le champ. Je serai défoncé dans une heure. Mes potes aussi.


Nous sommes le 21 mai 2016. C'est ma période dorée et mon anniversaire à minuit. Je revenais de loin car j'avais disjoncté à la fin de mon adolescence et mis le feu à une poubelle dans un dortoir de l'Université du Vermont aux USA. Décision du juge ? Un mois de prison dans un état mignon, mais glacial. J'y reviendrai bien-sûr.


Á 24 ans, les pièces du puzzle semblaient bien coordonnées. Je venais de décrocher ma licence en journalisme, j'étais stagiaire chez un site Internet de football (ma passion), je voyageais, je pratiquais plusieurs sports et, surtout, ma mère décida de prendre le risque de me laisser l'appartement de 45 m2 à rue d'Assas dans le 6ème arrondissement de la capitale, situé impeccablement entre la gare Montparnasse et le jardin du Luxembourg. J'avais vécu trois années plutôt solides avec ma maman. 


Je picolais néanmoins presque quotidiennement, mais j'évitais de rentrer torché à la maison. Vous allez vite le comprendre, l'alcool a martyrisé ma vie, fonctionnant comme un moteur empoisonné. 


En 2016, on commençait à peine à me traiter d'alcoolique ou toxico. Sereine, Domi s'est envolée rejoindre mon papa bulgare dirigeant d'une chaîne de télévision à Sofia. J'étais aux anges, mes nombreux fidèles proches aussi. Mais on s'intoxiquait. C'était inévitable dans ce chaleureux logement du premier étage riche de commodités : douche italienne, salon spacieux séparé d'un rideau qui emmène vers un lit royal et même un feu de cheminée. Et le plus plaisant dans tout ça ? Le soleil n'entre que timidement dire bonjour. 



Je me sentais si bien chez moi, mais j'ai horreur de la solitude. Bon, là c'est l'occasion de souffler sur les 24 bougies. C'est approuvable d'inviter une dizaine d'amis, potes et connaissances. Et j'exalte quand les amis de mes amis se réunissent.


Mais pourquoi prendre de la 3,4-méthylènedioxy-N-méthylamphétamine? Pourquoi ne pas se contenter de l'alcool et la marijuana? Je vais vous dire pourquoi. Parce que la MD, c'est génial. Si génial que j’ai entamé ce livre à l'hôpital psychiatrique de Sainte-Anne et que je l’ai bouclé dans un centre de rééducation transdisciplinaire après avoir chuté ou sauté de plus de cinq mètres totalement intoxiqué le 23 novembre 2023. Aucun souvenir, aucune idée de l’adresse de l’accident mais de lourdes conséquences : fracture sévère de la cheville, des vertèbres et des poignets. Trois opérations subies et l’obligation de se déplacer en fauteuil roulant jusqu’en mars 2024 car je ne peux pas prendre appui avec le pied plâtré.

Les urgences, les réanimations, les cures de désintoxication, les cellules de dégrisement, la prison, les bagarres, les vols et la psychiatrie, je les ai expérimentés trop souvent. J'ai mal à la tête. Mais ce chapitre est censé se focaliser sur la période la plus lumineuse de ma vie. Donc revenons à cette nuit du samedi au dimanche 22 mai 2016.

Les choses marchaient bien car je fréquentais les fréquentables. Ce soir-là, il y a Andrea, 23 ans, étudiant brillant gréco-allemand et plurilingue. Lui, il ne touche pas à la drogue forte et boit du vin rouge noblement. Mon garde-du-corps de luxe. Il y a Gautier, perdu professionnellement en 2016. Mon ami d'enfance, artiste incompris que j'ai rencontré au lycée français de Sofia. Mais aussi mon camarade éternel de beuverie. Introverti, timide, susceptible, méfiant, intelligent et pieds sur terre, il ne comprend toujours pas son charme si immense et discret à la fois ainsi que son art de la répartie. Notre amitié s'est transformée au fil des années, devenant remarquablement saine en 2023. En soirée, Jo boit vite pour enfin socialiser et hésite avec la MD mais fini par craquer. Il y a Niki, Bulgare pur et dur, hôte d'accueil aimant s'enivrer. Viril, macho, il ne parle que de nanas, lance des sujets de conversation parfois absurdes et pour la MD, il craquera aussi.


Il y a ses trois meilleurs amis vivant Issy-les-Moulineaux (92), Willi, Abdel et Sami. Eux, se contenteront de la vodka. Il y a Gabriel et Hugo, 22 ans, jumeaux, bobos ashkénazes du quartier de Montmartre. Je les ai découverts à l'ESJ Paris (École Supérieure de journalisme). Je qualifierai le premier de conservateur philosophe et le deuxième de rock 'n' roller rêveur. Mais mes deux amis ont des difficultés psychiques. Surtout Hugo, diagnostiqué schizophrène. Ils n'ont jamais testé une drogue forte, ils le feront ce soir.


Et les filles dans tout ça ? C'est la raison pour laquelle 2016 restera 2016. Un bel appartement haussmannien, magnifiquement situé dans la ville de l'amour assure forcément euphorie et sécurité. Je ne dis pas que les Polonaises, Italiennes ou Bulgares n'étaient intéressées que par le confort, la fête et les psychotropes ; mais, étrangement, quand ma mère m'a expulsé de Montparnasse début 2019, plus aucune fille n'a posé un orteil dans mes futurs logements bien moins glamour. Il n'y a pas que ça bien entendu. Je buvais trop, ça saoulait tout le monde.

Ce soir-là, on retrouve la petite amie polonaise de Gabriel, Anastasia, une ravissante brunette étudiante à Erasmus. Les deux peuvent remercier le site de rencontre Tinder. 


Et je dis merci aussi car se mêlent à la fête deux compatriotes d'Ana : Grazyna, passionnée de musique classique, potentiel mannequin, ambitieuse à fort caractère, dangereusement belle et maigre ; et Agnieszka, la fille qui a fait trembler mon cœur. Je suis tombé amoureux de cette blonde, pulpeuse, au tempérament des années soviétiques dès nos premiers regards dans un bus nous emmenant à Noirmoutier. Mais moi avec les femmes, je suis nul. Donc MD obligatoire. Anastasia en prendra pour la première fois. Mais Grazyna et Agnieszka préfèrent la cocaïne. Trop chère pour elles. 


Il n'y aura donc qu'un seul gramme de MD pour accompagner les cinq bouteilles de vin rouge et deux Absolut. Pour onze consommateurs modérés et un addict.


Il est 22h22 et Alice appelle sur WhatsApp. "Je suis en bas tu peux descendre". J'avais pourtant donné le code mais je ne préfère pas qu'il sonne à mon nom Stantchev. Il n'a aucune raison de savoir qui je suis. La seule mission est de descendre à l'entrée de l'immeuble, confirmer qu'il s'agit bien d'un gramme de molly et donner les cinquante euros au jeune mineur maghrébin et dire "merci et bon courage!". Parfois, c'est dehors, dans une Renault Clio noir que la transaction s'effectue.


Je suis beaucoup plus détendu, mais toujours paranoïaque que le dealer m'ait escroqué. Ah la paranoïa, tu adores me hanter ! C'est la dixième fois, au moins, que je pécho d'Alice et les cristaux de MDMA ne m'ont jamais déçu. Et pourtant, je stresse. Car au fond de moi bouille une rage et culpabilité de retoucher à ce produit toxique. Sans oublier l'argent, car je dépense tout dans l'alcool, la drogue ou le jeu. Normal que je sois aujourd'hui, en août 2023, sous curatelle renforcée.


Je remonte dans l'appartement, et je ne calcule même pas la réaction du groupe d'invités. Direction la cuisine, je sors une assiette grise et ma carte Navigo. J’écrase les cailloux blanchâtres aux allures de sucre enveloppés dans une petite feuille à rouler avec le Navigo sur l'assiette. Je les casse agressivement, mes potes ne sont pas aussi impatients. "Vazi, calmes-toi ! Il n'est même pas 23h, c'est mieux de prendre plus tard", me fait remarquer Gautier. Faut dire qu'il a déjà bu un pack de bière en fin d'après-midi.


Étrangement, quand je sais que je vais consommer de la D, je picole beaucoup moins ce qui explique pourquoi je suis le plus nerveux de l'appart. "C'est mieux de la prendre maintenant, ça met 45 minutes à monter on sera éclaté à minuit pour mon anniv", je réponds subtilement. En soirée D, je sais parler. "Il a raison", murmure sobrement Agnieszka avec son verre de rouge à la main. Quel plaisir d'entendre ça !


Le gramme de MD (0.9 max) est étalé sur l'assiette. On la divise en six. Anastasia, Gabriel, Hugo, Niki, Gautier et moi sommes prêts. Mais je suis le seul qui refuse la technique habituelle de prendre la MDMA en parachute (la poudre coincée dans une feuille à rouler). Je veux aller vite. Je teste la drogue sur mes gencives pour vérifier qu'il s'agit bien de molly. Et sur les gencives, la substance entre directement dans le sang, donc cette stratégie fonctionne. Puis je me fais un petit rail avec mon dernier billet de dix euros. Et pour finir, je rempli la MD dans un verre d'eau que je secoue avec une petite cuillère, avant d'avaler tout cul sec. "T'es un vrai drogué", me lâche Niki. 


Mais résultats des courses : la MD est déjà en train de monter dans mon cerveau, grâce à la voie sublinguale et au sniff. Les autres devront patienter au moins une demi-heure.


Elle fait effet, je suis enfin tranquillisé, mais j'attends la véritable montée ressentie par ingestion. Donc en vérité, on s'envolera tous au même moment à peu près. Sauf que je me sens déjà plus léger, confiant, heureux, communicatif et énergique. Trente minutes plus tard, je me regarde dans le miroir de la salle de bains. Mes pupilles sont dilatées. Je suis encore plus léger, attentif, détendu, vif, soulagé, euphorique, surmotivé, prêt à passer une superbe soirée. La montée de la Marie Denise est exaspérante, on entend notre cœur palpitée dans tous les sens. Mais dès que c'est le cerveau qui chavire, l'expérience devient féérique. 


Toujours dans les WC, en face de la glace, je me trouve magnifique. Je caresse mes cheveux, c'est un délice. La MD agit comme un gigantesque anti-dépresseur dopant. Elle libère la sérotonine (l'hormone du bonheur) et débloque les cinq sens. On voit plus grand et lumineux, l'odeur de la cigarette est réjouissante, tout ce que l'on touche paraît doux, le goût de la vodka passe crème et le plus extraordinaire réside dans l'ouïe. La musique s'avère indispensable sous MDMA. Je retourne donc dans le salon et je prends les commandes de la soirée. Armin Van Buren à fond, car c’est soit techno, house ou trance. Il est bientôt minuit. Andrea est calme, les trois amis à Niki rigolent beaucoup, Grazyna est au téléphone avec la Pologne, Agnieszka discute avec Anastasia qui - elle - est éclatée, les jumeaux se rassurent sur la descente ennuyeuse mais surmontable du lendemain et, comme à son habitude, Gautier est le seul qui n'a pas encore ressenti les effets. "J'ai rien", boude-t-il.


Il est minuit. J'ai 24 ans et mes parents m'appellent au téléphone. J'ai tellement confiance en moi que je ne crains pas l'appel alors que je suis sous l'emprise de la drogue. Et la conversation s'avère paisible et joyeuse. Gautier est enfin sur la lune. Alors lui, le plus drôle, c'est que ses yeux s'aplatissent contrairement aux miens si éveillées. La soirée est cool mais je ne fais aucun effort pour attirer Agnieszka. J'aime trop devenir le maître des lieux, limite narcissique en m'agglutinant aux enceintes. Agnieszka, je lui parle, mais toujours avec autrui. En même temps, nous ne sommes pas dans un palace. Mais c'est pour dire que la MD, chez moi, en boîte de nuit ou dans un bar, avec tout type de gens et de scénarios : c'est toujours la même histoire. La musique prend le dessus sur les filles. Et à la fin de la fiesta, je me sens presque libéré de me retrouver enfin seul avec du Booba dans mes écouteurs et une 8.6 à ma main. 


Pour cette soirée de mes 24 ans, elle se clôture entre mecs. Les Polonaises et les jumeaux sont partis vers trois heures du matin en Uber. Marco à quatre heures à pied. Avec Gautier, Niki et ses trois mousquetaires, nous rachetons une bouteille de Whisky et un pack de bières à l'épicerie. C'est le moment du rap en boucle et des grosses envies de reprendre de la D. On possède le bif Gautier Niki et moi mais, si on reconsommaient, on redescendrait vers 15h. Certes, un dimanche, donc tolérable, mais Gautier le raisonnable ferme la porte à cette possibilité. Tout le monde s'évapore vers les premiers métros parisiens. 


Je me retrouve seul avec dix euros, bourré sous MD. Et surtout avec un énième regret de n'avoir pas avancé un pion dans le projet Agnieszka. Je suis un poivrot bipolaire (le diagnostic ne sera posé qu'en 2022). Il est sept heures du matin. Je quitte l'appartement direction le Franprix. Il me faut ma bière de survie. Je refuse de dire au revoir à la D. Puis la teaze permet de calmer l’anxiété renaissante et de forcer le sommeil. Sauf que j'ai d'autres idées en tête. Boire pour danser dans les rues endormies du quartier. 


La descente de Marie – aux vibrations inconfortables de nostalgie, lassitude et agacement – est évitable en consommant de l’alcool avec modération afin de retrouver goût à la nourriture, au sommeil et à la vie. Sauf que ce mot – MODERATION – demeure introuvable dans mon dictionnaire. Au lieu de m’apaiser avec trois verres de rouge, j’effare les radars en descendant deux bouteilles de vin en autant d’heures. Et la fameuse descente double alors d’intensité, devenant infernale. Parfois, il  m’arrive de vivre un afterglow sympathique que l’on peut ressentir aux lendemains d’une prise de drogue forte. Je me sens alors curieusement léger et détendu. Mais trop souvent, j’enfonce ma sérotonine, tombée au plus bas, m’infligeant un K.O. émotionnel et ouvrant la porte à une anxiété générale, une fatigue pesante et une grosse perte de confiance. Je rêve alors d’une seule solution : reconsommer de la M.D.. Sauf que je suis toujours à zéro après une soirée. Je n’ai jamais été riche mais je vis comme le prince du sixième. Mon compte bancaire peine à surmo nter le découvert. Cela ne me prive pas de passer des vacances coûteuses grâce à papa dans des hôtels cinq étoiles après avoir voyagé en business class sur un fauteuil transformable en lit et avec alcool à volonté. Ou de me défoncer un jour sur deux. Il est plus facile de digérer un descente de Marie avec un soutien familial et économique.

 

Ce dimanche-là, il n'y aura pas de catastrophe. Je rentre me coucher vers midi. Finalement ce fut un anniversaire réussi, comme c'est souvent le cas. Sauf depuis 2019. Restons dans la période dorée. Je dirais plutôt argentée.

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