Covid chaotique

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À ma sortie de cure, il n’y a plus de Xanax sur mon ordonnance, mais je conserve mon antidépresseur et le zopiclone, que je commence à goûter en pleine journée. Un somnifère au soleil ? Oui, ça fonctionne, et l’euphorie est vraiment plaisante ! On se sent léger, comme après avoir gobé un immense Valium. La vision se modifie étrangement : tout paraît flou et net à la fois. C’est le calme, la confiance, la sécurité… sauf quand l’éthanol s’en mêle et transforme l’effet angélique en démoniaque. C’est la garantie des trous noirs et des risques de violence.

Sans surprise, j’ai consommé la boîte de quatorze zopiclone en trois jours. Résultat : un téléphone volé quelque part dans le nord de Paris. De nos jours, rien n’est plus rageant que de se retrouver sans smartphone. Et voilà que tombe le premier confinement… Sans bigo, impossible de joindre ma famille en Hongrie. J’écoute en boucle France Info dans mon studio, apprenant que le nombre de morts augmente furieusement. À 20h, les voisins applaudissent les soignants, les casseroles résonnent sous l’air d’Ave Maria.

Pour manger, je recevais des commandes surprises au studio. Le seul moyen de communiquer avec mes parents : le téléphone du livreur.

Les deux premières semaines du confinement sont une aubaine. J’arrête toutes substances, j’écris mes premières lignes et j’essaie de faire la paix avec moi-même, malgré cet événement historique. Je suis même convaincu d’avoir chopé le Covid : je repoussais tout ce qui était salé pour me goinfrer de crêpes. Mais rapidement, je commence à faire les cent pas, dans les limites de la réglementation. Règles que je piétinerai aussitôt.

On appelle les fumeurs de crack des clochards toxicos qui ne regardent que par terre pour trouver un caillou blanc. Je dérogeais à la règle. J’avais repris l’alcool grâce à la manche (les rares passants étaient plus généreux que d’ordinaire) et je me retrouvais à La Chapelle, la fameuse colline du crack.

C’est là que j’ai rencontré un psychopathe — voire un sociopathe — marocain juif, fasciné par la cocaïne basée. Mais il n’y avait pas que la drogue dans son viseur : les contacts, l’argent, il savait tout gérer. Et il m’a géré mentalement. Car le crack, honnêtement, je n’y adhère pas.

La méthode de consommation dans la rue est sale, la montée est puissante mais ne dure que quelques secondes. L’euphorie ne tient pas plus de dix minutes, puis la redescente est insupportable. Tellement que j’ai envisagé de me jeter d’un pont sur le périphérique.

« Vous pensez que je devrais sauter ? », ai-je demandé à un couple de passants.
— « Soyez sérieux, rentrez chez vous. »

Des paroles qui m’ont calmé.

Ce manipulateur menteur m’a fait vivre trois semaines d’enfer, mais riches en action. C’était la fin du confinement strict, on circulait plus facilement et j’avais dit stop à la bouteille. Mais le couvre-feu de 22h persistait. Isaac s’en fichait.

Un soir, on quitte le studio pour aller chercher une galette à dix balles. Une voiture de police nous arrête. On sort une attestation douteuse : « Sorti pour acheter des cigarettes. » Les flics rient, mais je ris moins quand ils m’annoncent que je suis recherché. Quoi ?! Isaac, cette vermine qui veut que je vole les bijoux de mes parents, repart libre. Il me demande même mon téléphone à deux balles. Je refuse. C’est mon seul lien avec mes proches.

Emmené au commissariat, je ne suis pas placé en garde à vue. Ironie du sort : je me retrouve au même endroit où, plusieurs mois plus tôt, j’avais aspergé les policiers de leur propre gaz lacrymogène alors qu’ils me fouillaient. Ne me demandez pas comment j’ai réussi à leur piquer la bombe. Résultat : six mois de sursis, une mâchoire cassée, et aucun souvenir.

« Eh, vous savez qu’il a gazé Karim ! », lance un flic au téléphone, mal à l’aise avec mon nom. Il appelle l’hôpital Lariboisière, d’où j’avais fugué après avoir évoqué des envies de suicide.

À cinq heures du matin, ils me déposent en bas de chez moi. Isaac rôde encore, en manque. Je monte les six étages. Stupeur : deux jeunes Moldaves dorment sur mon lit. Je m’effondre sur deux chaises. Épuisé, je m’endors comme un ours.

Le matin, les fauves se lèvent. Isaac, toujours absent, a appâté ces deux Moldaves. Pour se nourrir, mes parents ont négocié un accord avec le Carrefour City : 100 euros par semaine — mais pas d’alcool. Rageant. Après quinze jours sobres, j’avais envie d’une bière.

Les Moldaves profitent des courses, mais la communication est difficile. Ils parlent russe et roumain, avec un anglais quasi inexistant. La situation m’amuse. Ils veulent aller à l’ambassade moldave dans le 17e. On prend le bus, je leur montre Paris, mais je sens monter une tension — surtout de la part du "leader", l’autre reste amorphe.

À l’ambassade, un type habillé comme un touriste les reçoit. L’ambassadeur, apparemment. Il leur parle brièvement, puis me tend 10 euros. Dix euros ! De quoi boire.

Je les suis ensuite à Melun, où ils portent plainte pour vol et agression. Rien de concluant. Retour à Paris : Isaac nous accueille les bras ouverts. Mon studio, déjà en ruines (la porte a pris plusieurs coups de pied en état d’ivresse), est devenu un moulin.

L’aîné moldave s’agace, Isaac fait les cent pas à la recherche d’une dose, et l’autre squatte mon lit pendant des heures, en ligne avec sa famille. Le studio ne fait pas plus de 20 m². L’air devient irrespirable.

Isaac passe à la vitesse supérieure. Les Moldaves retrouvent des contacts et disparaissent temporairement. Je me retrouve sous l’emprise du psychopathe. Pour de l’alcool, je suis prêt à tout… même à vendre mon passeport sur la colline du crack, sous ses directives. Un drogué me frappe avec une ceinture. Je saigne, mais je ne ressens rien.

Isaac adore arnaquer les chauffeurs de taxi. Un jour, il m’embarque devant un hôtel trois étoiles. Je m’attends à une escroquerie. Mais non : il sort un smartphone volé de sa poche. Aïe. Il le revend 40 euros à Stalingrad (arnaque), moi je récupère quelques bières et trois bouffées de crack.

Mais je n’ai plus de papiers. Ni passeport, ni carte d’identité — volés juste avant le Covid. Pour rentrer : taxi, encore. Mais cette fois, le chauffeur repère mon immeuble et toque à la porte. Isaac, halluciné, me fait signe de me taire.

Après quelques minutes, la police se manifeste. « Police, ouvrez ! »

Vous n’allez pas me croire : Isaac, qui disait avoir un casier vierge, a disparu. Pieds nus, affaibli, j’ouvre la porte. En face de moi, une policière que je trouve toujours attirante, son collègue, et… le pauvre chauffeur.

— « Votre ami a offert une sacoche Lacoste au chauffeur. On en reste là. Mais si ça se reproduit, ce ne sera pas la même. »
— « Je suis désolé. J’ai des problèmes d’alcool, ça ne va pas du tout. »
— « Bon courage, monsieur. »

Techniquement, l’addiction n’excuse pas les délits — c’est même une circonstance aggravante. Mais pour moi, ça a joué en ma faveur.

Le lendemain, Isaac vole les cent euros de courses que mes parents m’ont attribués. Rusé, il choisit déjà la moitié des produits. Il est plus costaud, propose de porter les sacs. Je dois passer chez mes parents pour récupérer trois paquets de clopes au troisième étage. Il m’attend en bas. Quand je reviens : plus personne.

Plus de bouffe.

Je ne me donne même pas la peine de courir après lui. Un connard. Que dire à mes parents ?

Et le coup de grâce : de retour au studio, j’entends crier le Moldave dans la rue. Il a un œil au beurre noir. Son collègue a disparu avec mon manteau. Mieux vaut être deux affamés qu’un.

On se débrouille avec des aides humanitaires. Je trouve même un billet de 50 euros tombé de la poche d’un ouvrier.

Mais le Moldave devient lui aussi dangereux. Je trouve un couteau caché dans ma veste. On va à Pigalle. Il insulte des policiers. Puis il disparaît dans une rame. Je ne le reverrai jamais.

Enfin seul. Mais pauvre. Et en manque.

Je ressors faire la manche, boire, et je rencontre un Guinéen. Mais Souleymane ne m’aura pas gâté. Je cours vers les différentes cultures et nationalités encore dans le nord de la capitale après avoir fumé de la méthamphétamine depuis un bang dans un hall d’immeuble avec un inconnu (l’effet a tout de suite anéanti mon bourrage) que j’aborde ce jeune migrant, vêtu d’une couverture, le regard triste et perdu. Je l’hébergerai chez moi deux semaines mais, en échange, je souhaiterai qu’il contribue à faire la manche. Il passera ses journées, comme le Moldave, recroquevillé sur le lit en train de mater des séries africaines. «Il faut manger !», je tente comme je peux de le faire bouger. Avec lui, je me dis que le gagne-pain pourrait être plus simple. Faux. Je dois voler une bière au supermarché et on reçoit rarement des billets de cinq ou de dix. On mérite de se nourrir et, une semaine après le coup d’Isaac, on a de nouveau accès au Carrefour. Un soulagement… de quelques heures puisque Isaac réapparait au studio ! «Je suis désolé, ma mère m’a emmené à l’hôpital, elle ne veut plus que je me drogue». Du baratin. Le moulin se rempli à nouveau, le psychopathe semble amusé par la présence de Souleymane. Il se dit aussi que la technique de mendicité pourrait s’avérer fruiteuse.

Mais Isaac devient de plus en plus agressif, voire violent. Je commence à trembler de plus en plus sans alcool. Et je suis désespéré du manque de vie de mon nouvel invité. «Il faut le dégager, il ne sert à rien», me convainc Isaac. Alcoolisé et en colère, je pousse physiquement Souleymane hors du studio. Je ferme la porte de l’intérieur, seul moyen de se protéger. Il s’allonge sur le patio mais disparaitra. Je resterai plusieurs heures seul sans bouger de chez moi car Isaac était encore en mission. Et puis les jours et semaines défilent... je me sens enfin apaisé ! Je remplace la teaze par plus d’antidépresseurs. Je suis de nouveau sobre et quand Isaac retoque à la porte en m’amadouant : «J’ai une bouteille de whisky et du crack, ouvres-moi !», j’appelle mon père en haut-parleur qui me dit de composer le 17. Isaac quitte les lieux pour toujours.



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