De profundis
Demain, je vais mourir !
Je n’ai pas croisé la grande faucheuse, ce n’est pas une voyante qui me l’a prédit. Non, c’est mon chirurgien qui vient de me le confirmer :
« Monsieur, je ne vais pas vous mentir, j’ai tout essayé. Malheureusement, votre cœur ne tiendra pas plus de vingt-quatre heures. Ce serait un miracle si nous trouvions un greffon compatible dans ce délai ».
Que répondre quand ton corps te l’a déjà fait savoir, et que le cardiologue ne t’apprend rien ?
Je me pique d’écrire, alors je prends ma tablette – une façon comme une autre d’oublier –, je me connecte à scribay. Une Lyanna Stark y lance un défi, une idée me traverse l’esprit : que fait donc ici la mère du sinistre assassin de la khaleesi ? Mais si l’on ne peut reprocher aux enfants les crimes de leurs parents, je ne peux pas plus reprocher à une défunte le crime de son fils ; je m’enquiers dès lors du sujet de ce défi. Ô surprise, la revenante s’intéresse à nos dernières heures.
Humour noir, ou fatalité ? Qu’est-ce que je veux faire aujourd’hui ?
La vie, si j’ose dire, est ainsi faite, elle vous fait toujours un clin d’œil. Pour vous soutirer un sourire ou tourner le couteau dans la plaie.
Qu’est-ce que je veux faire aujourd’hui ?
Je serais tenté de répondre, ma préoccupation c’est surtout ce que je ne souhaite pas faire aujourd’hui. À savoir : mourir.
Mais la question est : qu’est-ce que je veux faire aujourd’hui ?
Faire l’amour ? Oui, faire l’amour, dans mon état l’épectase est quasiment garantie. La mort la plus désirable pour un homme, paraît-il. Non ! je ne pourrai jamais, comment peut-on, volontairement, faire cela ? Quelle horreur ! Imaginer le traumatisme de celle qui subit cette monstruosité vide mes corps caverneux.
Voir les neiges du Kilimandjaro ? Admirer le grand canyon ? Contempler le mont Fuji ? Me baigner dans les eaux des Maldives ? Plonger le long de la grande barrière de corail ? Naviguer sur le lac Titicaca ? Assister à une éruption du piton de la fournaise ou du volcan de la soufrière ? Marcher sur la grande muraille de Chine ? Répondre à ce défi, publier un texte qui obtiendra plus de mille « ♥ J’aime » sur scribay ?
Non, décidément tout cela est impossible !
Me rendre utile ? Vanité.
Bien avant Ulysse, déjà les hommes se laissaient charmer par les chants des sirènes, ils le font toujours.
J’ai eu la chance de naître dans un pays où la misère était moins dure qu’ailleurs, à une époque ou l’échelle sociable pouvait être gravie, les barreaux étaient espacés, et il manquait les plus hauts, mais l’ascension était possible. Puis avec le progrès, cette échelle fut remplacée par l’ascenseur social. Seuls problèmes, dans les HLM comme ses congénères il est toujours en panne et dans les bidonvilles et campements il n’y en a pas. Alors partout en Europe et aux états unis les sirènes chantent, comme elles chantèrent dans les années trente.
Dans les temps reculés, des mystiques eurent l’idée de faire passer sur la tête d’un bouc toutes les désobéissances, tous les péchés, toutes les fautes, avant de le chasser dans le désert. Dans les derniers siècles, les sirènes inventèrent la multiplication, ils désignent des millions de boucs émissaires. Ils en désigneront encore plus quand ceux dont les terres disparaîtront ou deviendront arides chercheront des refuges.
Je digresse, me diras-tu toi qui hantes les limbes, mais tu m’as posé une question, or je viens de faire ce que je désirais avant de te rejoindre. Si par miracle je réussis à convaincre une personne de mettre de la cire dans ses conduits auditifs ou de s’attacher au mât du navire de l’humanité, ma mort n’aura pas été vaine. A contrario, ma vanité dut-elle en souffrir, si tous étaient préalablement convaincus, tant mieux.
Maintenant, tu vas m’accompagner jusqu’à mon dernier instant.
Je mets un casque sur mes oreilles et je ferme les yeux, je me prépare à emprunter le chemin initiatique, mainte fois parcouru, d’Ommadawn. Œuvre enregistré par Mike Oldfield en 1975. Je vais mourir avec un regret : cette plateforme n’accepte pas les fichiers audio. Je lance la lecture de la part one…
… dix-huit minutes et trente secondes plus tard, mon cœur s’emballe, battements et extrasystoles mêlés, se synchronisent avec le rythme des percussions dont le volume décline en pente douce https://drive.google.com/uc?&id=1yUumMc-UwFyjJv6RP6eZHcpK8UEGMtbp
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