Programme Télépathie®
— Vyrian... Vyrian !
Le jeune chercheur tourna la tête pour déterminer la provenance de la voix, ou plutôt, de cette pensée. Son avatar chercha la silhouette féminine de Mère, l’intelligence artificielle en charge de leur survie. Lorsque la brume occultant son esprit disparut, il la trouva à ses côtés. Sa silhouette évanescente, sans cesse rechargée par l’évolution de son code, le ramena à la réalité : il était piégé.
Perdu dans ses souvenirs et dans ceux des survivants allongés non loin de lui, il en avait oublié le monde extérieur. Depuis le lancement du programme Télépathie®, le passé, le présent et le futur n'avaient plus de sens pour lui : ils se mélangeaient au gré des souvenirs et des projets lointains des rescapés. Sans point de repère, il lui était facile de perdre la notion du temps. Combien d’années s'étaient écoulées ? Une ? Dix ? Vingt ? Plus ?
L’intelligence artificielle se rapprocha de lui et sa voix robotique se fit plus insistante dans ce brouhaha de pensées.
— Cela fait six ans.
— Six… ans ?
— Oui, d’après le calendrier, vous avez trente-deux ans, bien que la transe protège votre corps du vieillissement. Vous n’en paraissez donc que vingt-six, comme lorsque vous étiez encore éveillé. Vous n’avez pas pris une ride.
L’avatar de Vyrian émit un petit sourire de circonstance et observa sa silhouette translucide, bien loin de la peau mate de son enveloppe charnelle. Il portait les mêmes habits depuis le début du programme Télépathie®. Ses baskets élimées, son jean délavé, sa blouse déboutonnée laissant apparaître le tee-shirt que lui avait offert sa fiancée. Alors que ses lèvres s’entrouvraient pour prononcer son nom et que son visage lui revenait en mémoire, il s'empressa de le chasser, éloignant par la même occasion la tristesse qui menaçait de le submerger et se focalisa sur l’instant présent.
Le scientifique n'avait jamais accordé une grande importance à son apparence physique, mais même en admettant que le temps n'avait pas d'emprise sur lui, ça ne changeait rien aux effets de l’inactivité : son corps bien que jeune devait être chétif et faible. Sa projection mentale serra les poings de frustration. Cette discussion ne faisait que lui renvoyer sa passivité forcée.
— Que pensez-vous des autres survivants ?
L'interrogation de Mère le surprit. Depuis qu'il se trouvait dans cette prison psychique, Vyrian ne se rappelait pas avoir déjà discuté avec elle. L'intelligence artificielle surveillait leurs constantes vitales et veillait à leur santé mentale. Elle s’assurait qu’aucun survivant ne développe de psychose ou de dépression, au risque de la propager. Mais en aucun cas, elle ne prenait part aux échanges.
Pour répondre à sa question, le captif se tourna vers les silhouettes diaphanes présentes tout autour de lui. Où qu'il pose le regard, elles étaient occupées à reproduire les scènes du quotidien. Il pouvait voir une fille faire de la corde à sauter, un groupe de personnes âgées jouer aux cartes, une femme accorder sa guitare. Toutes ces scènes étaient factices et ne servaient qu'à fuir la réalité.
— Vous savez très bien ce que je pense de cette bande de lâches.
— En quoi êtes-vous différent ?
Le scientifique secoua la tête à regret.
— Je ne suis pas différent.
— Alors pourquoi ne vous contentez-vous pas de revivre des moments qui vous sont chers ? Pourquoi rester en marge de cette société mnésique se complaisant dans le passé ?
Vyrian se laissa emporter et désigna ses compatriotes, mais dans son élan, son bras heurta la silhouette de l'intelligence artificielle et traversa son corps diaphane. Le phénomène accentua sa colère.
— C'était pas ce qui était prévu ! Ce programme a été lancé dans le but de lier les esprits. Nous devions réfléchir à nos erreurs et les corriger pour sauver la planète. Au lieu de quoi, ils se morfondent.
Impassible, l'IA lui rappela la réalité de la situation.
— Mais ce projet est un échec. Il a bien vite perdu sa fonction originelle et par manque de contrôle, les survivants se sont perdus dans leurs pensées, les partageant sans le vouloir. Tous sauf vous. Pourquoi lutter ?
— Parce que ce projet est tout ce qui nous reste ! On a déjà tout perdu une première fois, pourquoi vouloir se voiler la face et attendre la mort ?
Vyrian se rappela peu à peu son passé lointain et douloureux. Il revit les forces de la nature se déchaîner. Les océans se soulever, engloutissant des villes, rayant des îles de la carte. Le sol nu dégarni de toute végétation, les animaux morts, n'ayant pu se protéger à temps des pluies acides. Les corps s'amonceler dans les villes, tombes à ciel ouvert...
Le confinement avait été leur seule échappatoire. Mais tout cela aurait pu être évité, s’ils avaient pris soin de leur foyer. S'ils lui avaient accordé l'attention qu'elle méritait, la Terre serait toujours viable et eux n'auraient pas eu à se réfugier sous la surface.
Vyrian reprit, plus calme.
— Le programme Télépathie® est notre dernière chance. Alors pour répondre à votre question, si je ne suis pas comme eux, c'est parce que je n'ai pas perdu espoir. Je veux agir, ne plus être démuni comme j'ai pu l'être par le passé. Je veux changer les choses !
Le chercheur se passa la main dans les cheveux, gêné par cette révélation. Il ne pouvait rien faire et il en avait conscience. Cette discussion ne menait à rien.
— Vyrian Nantys, enseignant-chercheur en biologie, votre aide est requise.
Étonné, l’intéressé renvoya une image de lui-même haussant un sourcil. La peur et l’euphorie prirent possession de sa projection mentale dans une alternance de brouillage et d’illumination. Vyrian craignait la demande de l’intelligence artificielle, mais d'un autre côté, il espérait qu’il s’agisse de l'opportunité qu’il désirait tant. Plus que tout, il voulait agir. Il ne pouvait laisser passer une telle occasion, quelle qu’elle soit. D’une voix qu’il espérait déterminée, il répondit à Mère.
— En quoi puis-je vous aider ?
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