Chapitre 24 : Jeu de main, jeu de vilain
Avertissement : Ce chapitre évoque des violences familiales et maltraitances sur mineur.
- Pfoua, t'es blanche comme un cachet d'aspirine ma pauvre, me balance ma sœur sans ménagement.
J'aimerais répondre de ma plus belle répartie, mais que dire face à sa peau hâlée dosée à la perfection ? En toute saison, la mienne reste aussi blanche que la neige, imperturbable.
Ce teint blafard, je le tiens de ma Mémé. Je le porte avec fierté et non tel un fardeau. Pourtant, partout où je vais on ne cesse de me dire que je suis pâle. Comme si je ne l'avais pas remarqué ! Le plus surprenant, c’est que cela dérange davantage mon entourage que moi-même.
Récemment, j'ai lu dans un magazine que les remarques sur le physique, que l’on lance aussi naturellement qu’un “salut, ça va ?”, ne devraient être formulées que si le détail en question peut être modifié dans les minutes qui suivent. Sinon, celles-ci sont qualifiées de méchantes. Autant dire, que je ne peux rien faire face à la couleur de mon teint. Pourquoi, dans ce cas, mes sœurs ne cessent de me faire des critiques sur mon physique ? Ça me rappelle le commentaire de Nathalie, la dernière fois que je l'ai vue. Je jouais gaiement à lancer la balle à Nosfé, son labrador, lorsqu'elle m'a posé un regard accusateur :
- Ah, tu commences à avoir les hanches de ta mère. C'est héréditaire !
Quand j'y repense, ça veut dire quoi ça ?
Ou encore les innombrables fois où l'on m'a balancé " T'es aussi plate qu'une planche à repasser ! ".
Avec la confiance en moi que je n'ai pas, j'encaisse la remarque sans broncher, comme toujours.
Sabrina et moi, nous nous trouvons dans le petit appartement étudiant de Karim, qui se trouve en plein centre-ville. Celui-ci se compose d'une minuscule salle de bain à gauche de la porte d'entrée, un couloir donnant sur une pièce à vivre faisant office de : cuisine, salle à manger et salon, puis une chambre, séparée par un paravent.
Pour ma venue, le copain de ma soeur a déplié le clic-clac et c'est là que nous passons le plus clair de notre temps. Assis, à jouer à des jeux vidéos et à boire des litres et des litres de Coca Cola. Autant dire le rêve. Loin du tumulte de la maison, après la mésaventure de Noël.
Ce soir-là, une fois que Natacha eut claqué la porte, telle la violence d'un vent en pleine tempête, le silence s'est fait. Le repas s'est poursuivit dans la même atmosphère. Même la télévision qui d'habitude joue en fond, était éteinte. Seul le bruit des fourchettes entrechoquait les assiettes. J'ai toutefois remarqué les yeux au bord des larmes de ma mère et la mine déconfite de ma sœur Sabrina. Mon père semblait, fidèle à ses habitudes, bien loin de nous, peut-être avec une autre famille...Qui sait ? Puis, nous nous sommes échangés quelques cadeaux. À mon plus grand désarroi, ma mère m'a acheté le manteau que je ne lui avais surtout pas demandé. Une parka d'un autre temps mais surtout pas celui dans lequel je vis. Mais je n'ai rien dis, je ne voulais surtout pas lui rajouter une autre peine, enfin, pas ce soir là. Mon père, lui, ne s'est pas gêné lorsqu'il a entrouvert un paquet où se trouvait un pull affreusement laid. Il a levé les yeux au ciel, a soufflé sans même un merci. Ma mère n'a pas fait mieux lorsqu'elle a soulevé le couvercle d'une minuscule boîte où tronait piteusement un bijou en toc. Seule Sabrina s’en est à peu près bien sortie. Elle a obtenu ce qu’elle voulait : une palette de fards à paupières Chanel. Le genre de chose que j’ai envie de lui piquer sur-le-champ. Après ce désastre, nous avons chacun rejoint notre chambre.
Dans la mienne, m'attendait un texto d'Andréa. Un cadeau tout aussi pourri que ce vilain manteau que je me promets de ne jamais porter :
Coucou ma puce, Joyeux Noël ! Jspr que tout va bien pour toi. Moi c'est l'anarchiiie. Mes parents se sont engueulés et mon petit frère et moi sommes partis chez nos grands-parents. La semaine prochaine ça me paraît compliqué pour que tu viennes. Je suis désolée. On se verra à la rentrée. Kiss.
En tout cas, nous sommes sur le même bâteau. Nous ne savons pas bien où nous allons mais au moins nous sommes deux.
Ce jour-là, seul l’appel de Thomas a réussi à apaiser ma peine. Nous avons parlé plus d’une heure — pourtant, malgré son forfait l’illimité, j’ai mis fin à la conversation. C’était devenu trop, surtout après la promesse faite à Andie.
Le pouce massacrant le joystick, les yeux totalement omnibulés par le jeu vidéo, cet épisode me paraît loin désormais. Pour autant, il m'a laissé un goût amer. Le plus grave est que je commence à m'habituer à ce genre d'issues tragiques.
- Tu sais Marinette, commence Sabrina.
Un silence. Je lève un sourcil, interrogative.
- J'en ai beaucoup parlé avec Karim et ce n'est pas normal ce qu'il se passe chez nous. En étant loin, je me rends compte que la vie peut-être différente, lance ma sœur sans crier gare.
À ces mots, je reste de marbre. Elle et moi, n'avons jamais parlé de ces choses-là.
Elle poursuit son récit. Karim tout à côté.
— Tu te rappelles sûrement que Karim a été champion de France de boxe française, hein ? Alors le self-control, il maîtrise. Sans ça, ça ferait longtemps qu’il aurait collé son poing dans la gueule à ton père.
Elle marque une pause, prend une grande inspiration, comme pour amortir ce qu'elle s'apprête à dire.
— Surtout quand je lui ai avoué que ton père te…
Sa voix se fait plus grave. Je me raidis avant même de savoir ce qui va suivre.
— Qu’il te frappait. Presque tous les jours.
À chaque fois que je suis mal à l’aise, je sens mes joues s’embraser. Je rougis. À ces mots, les miens me manquent, même mes pensées se brouillent. Depuis tout ce temps… elle savait ? Du moins, elle pensait comme moi ? Après tout mon père ne s’en est nullement caché. Seulement, personne n’a jamais rien dit. Peu à peu, j'ai fini par croire que j’exagérais. Voire, parfois, que j’inventais.
Karim utilise mon mutisme pour rebondir :
- C'est vrai, ça me rend dingue de savoir ça ! Tout ça ! Savoir comment il vous traite, toi, ta soeur et votre mère ! Sache que tu peux venir ici, chez moi, quand tu veux.
Une boule énorme se forme dans ma gorge. Timidement et avec tout le poids du monde, je réponds :
- Merci Karim.
Soudain une question me traverse l'esprit. Une question que je me suis posée tant de fois. Ai-je été une enfant battue ? Ensuite, je repense à cette pub qui passait sans arrêt avant les dessins animés du matin : SOS ENFANTS BATTUS. Une fois, j'ai même hésité à appeler. Évidemment je me suis ravisée, me disant que ce n'était pas assez. Je n'étais pas non plus à l'article de la mort. Alors, pourquoi alerter ? J'avais 8 ans.
Cela me ramène inexorablement à mes soeurs. Elles qui m'ont raconté avoir vécu un véritable calvaire des années avant ma naissance. Bien plus terrible que ma propre existence m'ont t-elles dit. Au bout du compte, je n'ai plus du tout envisagé d'appeler. Quelle légitimité avais-je face à elle ? En tout cas, trop peu pour évoquer quoique ce soit. J'avais 9 ans.
Un autre souvenir remonte. Celui où j'ai compté tous les hématomes de mon jeune corps. Je m'étais déshabillée dans mon entièreté, avais pris soin de vérouiller la salle de bain et me suis plantée devant le miroir. De mon petit index, j'ai commencé à les énumérer ces bleus, parfois violets, plus ou moins gros. Il en y avait une cinquantaine. En avais-je assez ? Je me suis contortionnée, pour les voir et ai été surprise de leurs formes incongrues. J'avais 10 ans.
Puis ce jour, où il m'a attrapé par les cheveux et a frappé ma tête un nombre incalculable de fois contre le rebord de la table. Ce jour, où j'ai vu, à la volée, cette porte d'entrée s'ouvrir. La lumière. C'était ma soeur Elisabeth. Choquée elle avait supplié mon père d'arrêter. Enfin, quelqu'un allait être témoin ! Et... Rien. Seule, une tache rouge dans mon oeil droit que j'ai dû dissimuler tant bien que mal au collège. J'avais 11 ans.
Après ça, j'ai tout bonnement abandonné l'idée même d'en parler à quiconque. J'ai intégré que j'étais trop ou bien pas assez pour être frappée ainsi. En définitive, pas à la bonne place.
Brutalement, une interrogation survient. Bien plus acerbe que la précédente. Si ma soeur savait ou du moins nommait cette chose de la sorte. Pourquoi a t-elle laisser faire ? Encore pire, pourquoi m'a t-elle infligé la même chose de son côté ?
Sabrina doit sentir mon trouble puisqu'elle me dit :
- Je sais, je n'ai pas été tendre avec toi. J'ai même parfois été méchante. À vrai dire, tu ne m'a pas facilité la tâche. Tu étais un véritable petit monstre. J'attendais que tu me donnes de l'affection, mais tu n'en as jamais été capable. Regarde la fois où tu m'as mordu sous la poitrine, alors que je t'avais demandé un simple bisou.
- Non mais attends, j'avais quatre ans. Je m'en souviens à peine, je réponds sur la défensive.
- Ouais, mais quand même tu m'as marqué à vie. J'ai une cicatrice je te rappelle ! Puis... j'étais jalouse de toi.
- De moi ? Pourquoi ? je l'interroge abasourdie.
- À ton avis banane ?
La fumée me monte au nez. Qu'essaie t-elle de me dire ? Ca va être de ma faute maintenant !
- Bah non, accouche !
L'ancien champion de boxe se montre mal à l'aise tout à coup. Il est chez lui, cependant il ne sait plus où se mettre.
- Tu as un père et pas moi, s'emporte ma soeur.
Punaise, la perfide ! Elle utilise la carte du père.
Une réminiscence du passé s’impose une nouvelle fois à moi. Nous étions, Sabrina et moi, dans notre chambre. À cette période, nous partagions un lit superposé : moi en haut, elle en bas.
Je lui avais posé des questions sur son père — je devais avoir six ans. Je m’étais rendu compte qu’elle ne savait pas grand-chose. Déjà, en ce temps-là, on ne s’entendait pas. Elle ne me supportait pas. Résultat : je recevais des insultes et des baffes. Le cocktail idéal pour la détester. Aussi, l’occasion était parfaite pour utiliser cette vulnérabilité d’un père absent et lui dire que son paternel n’était qu’un con. En vérité, c’était juste un alcoolique qui dilapidait le peu d’argent qu’il avait dans les bars.
Comment je savais cela à mon âge ? Je ne sais pas. Ma famille ne m’a en aucun cas épargnée de l’effroyable vérité, quelle qu’elle soit. Sabrina n’avait rien dit. Elle avait simplement pleuré et s’était plainte auprès de notre mère. C’est la seule fois où ma mère m’a frappée. J’avais trouvé ça juste.
Depuis, nous n’avons plus jamais évoqué son père.
- D'accord, mais tu as maman, je poursuis. D'ailleurs, il n'y en a que pour toi. Elle ne sait pas prononcer mon prénom sans dire "Sab" avant "Marie". Tu es clairement sa préféré si cela peut te rassurer.
- Arrête ! Maman n'a pas de préférence. C'est simplement que je n'ai pas de père. Le tien ne m'a jamais considéré comme sa fille.
Elle s'interrompt un instant.
- J'en ai vraiment souffert...
Allez, la carte de la victime. La garce ! Je fulmine.
- Un père qui me donne des coups. C'est bien ce que tu viens de dire, non ? Tu crois que c'est mieux ?
- Non, j'avoue. Mais c'est un père tout de même !
Que dire ? C’est vrai. Dans l’histoire la plus triste, c’est elle qui gagne, non ? Je me tais. Ce qu’elle ne sait pas, à cet instant, c’est qu’elle vient d’ouvrir une plaie béante en moi. Une vérité que je n’étais pas prête à prononcer moi-même. Cela m’appartenait, et elle vient de lâcher ça avec une telle négligence. C’était mon histoire, pas la sienne. Va-t-on enfin me laisser m’exprimer librement ?
Quand j’y pense, elle excelle dans l’art de la manipulation : se poser en victime tout en glissant un reproche. Cette fois, ce n’est pas sur mon physique — miracle — mais sur mon comportement. Je ne suis pas démonstrative, c’est vrai. Mais comment offrir de l’amour quand on n’a reçu que des coups, des piques ? Je bougonne. J’ai envie d’exploser.
Mon pied s'agite nerveusement. Un va-et-vient incontrôlable qui trahit ma nervosité.
Sentant la tension grimper, Karim propose une partie de Monopoly. On accepte sans hésiter. Le temps d'un jeu, la hache de guerre est enterrée. Mais je sens en moi un volcan, qui lorsqu'il explosera fera de terribles ravages. La haine m'habite désormais. Impitoyable.
Le reste des vacances, je le passe avec eux. Même le Nouvel An. Pour la première fois de ma vie, ce n'est qu'un jour comme les autres.
C’est donc avec un enthousiasme inattendu que je reprends le chemin de l’école… et de mon enquête !

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