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En arrivant en ville, la voiture fut rapidement stoppée par une foule compacte, emplissant les rues et les ruelles, marchant à pas lents, avec des flambeaux, arborant des banderoles affichant des slogans : « Je ne veux pas travailler ! », « Le travail tue », « La liberté c’est pas travailler », « Non à l’esclavage ».

Des visages fermés et sombres exprimant une rancœur haineuse, celle d’un peuple abandonné à son sort par ses élites et qui ne sachant où aller, sans le moindre idéal, s’en allait dans le mur. Cette population maternée par des gouvernants paternalistes dogmatiques de gauche, vaccinés, confinée, payée pour rester à la maison, n’était plus qu’une revendication.

On pressentait qu’il fallait faire quelque chose, mais quoi ? Alors, on manifestait parce qu’on en avait gros et qu’il n’y avait plus personne à qui se plaindre et qui disait ce qu’il fallait faire. Les médecins n’étaient plus là ! Le pivot de la société Française s'était barré ! Plus moyen d’avoir un rendez-vous sur Doctolib, les plate-formes saturées, les appels sans réponse même au sacro-saint 15 !

Sylvie regardait avec effarement ce spectacle incroyable, elle balbutia :

— Mais c’est quoi tout ça ? D’où ils sortent ?

— Marche aux flambeaux… contre la réforme des retraites, où un truc du genre, on ne sait plus à force. Quand ils ne manifestent pas en journée, ils le font le soir.

Englué dans la foule, il fallut abandonner l’auto mais à peine descendu, un mouvement se fit, une rumeur enfla :

— C’est Doc !

— Le Doc !

— Un docteur ? Où !

— Il y a un toubib !

— Un rendez-vous ! Je veux un rendez-vous !

— Soignez-moi !

— Je suis malade !

— Docteur !

— Prenez mon enfant ! Elle est malade !

Des bras innombrables s’emparèrent du Doc et le tirèrent. « Emporté par la foule qui nous traîne et nous entraîne… » La chanson célèbre revenait à la conscience du Doc qui ne se débattait pas, pressentant l’inexorable et l’inéluctable. Sylvie terrifiée tenta de le rejoindre mais se voyait repoussée, rejetée, jetée comme un fétu de paille par une force terrifiante. Ces gens harassés par le non-travail avaient l’énergie du désespoir.

— Doc ! Doc ! Hé Doc ! cria-t-elle.

— C’est foutu Sylvie ! Je suis foutu… Sauve-toi, sauve ta peau ! Quand j’aurais consulté tout ce monde, je serai mort d’épuisement… Vidé de ma substance. C’est mon destin. Témoigne Sylvie, que ma mort ne soit pas vaine. Raconte ce que tu as vu !

Un grondement de plus en plus fort se faisait entendre.

— Un arrêt de travail, docteur ! Donnez-nous un arrêt de travail !

— Sauvez-moi !

— Je souffre trop ! Docteur !

— Regardez, c’est quoi ça ? C’est grave ?

Mais la belle Sylvie ne l’entendait pas de cette oreille. Se résigner ? Abandonner la lutte ? Capituler ? Pas Suisse, ça ! Méprisable !

— Doc, arrête tes conneries ! Sauve-toi !

— Non, j’y arriverai pas. Je suis foutu. On est en France, bordel ! On échappe pas à la génétique. C’est dans nos gènes nationaux.

Ce peuple, melting-pot méditerranéeo-africain n'avait rien en commun, ni la religion, ni les valeurs, ni les gouts et les couleurs, sauf la frénésie médicale et le besoin viscéral d'arret maladie. Et aussi l'aversion profonde au travail. Mais pouvait-on le lui reprocher ? Pouvait-on ?

Cette résignation du Doc, c’était la même qui avait plongé la France dans la défaite en 1940. C’en était trop pour Sylvie qui se hissa sur une poubelle jaune (emballages).

— Doc, espèce de lâche ! T’a rien dans le pantalon ! Tout dans la tchatche !

Cela fit bouillir Doc, il devint écarlate.

— Tu me dis quoi ? Moi lâche ? Un type de mon calibre ?

— Oui !

— Attends un peu, petite salope Suisse, je vais te baiser à la hussarde !

— Bah viens ! Je t’attends ! fanfaronna la brunette.

Dans un sursaut terrible, Doc se débattit comme un beau diable. Mais c’était le chant du cygne. Le mal était déjà trop profond. Des enfants morveux, nez coulant, éternuant, fiévreux s’agrippaient avec leurs petites mains sales et faisaient des bisous baveux et hautement contaminants.

Doc en jeta quelques uns qui rebondirent dans la foule mais la nasse se referma avec encore plus de force, l’entraînant inexorablement vers la maison médicale en ruine, portes arrachés, interphone vandalisé. Le dernier médecin avait dû être extrait par la gendarmerie et escorté à sa voiture.

Sylvie se passa la main sur le front. Elle murmura :

— Ils vont le tuer ! Il n’en sortira pas vivant… Il est foutu.

Que faire ? Le désarroi lui serrait le cœur. Elle entendit soudain des jappements. C’était Pif, juché sur le toit de la voiture du Doc. Tout excité, il aboyait et la regardait. Elle se fraya un chemin vers lui. Elle ne pouvait plus rien pour Doc, mais au moins, elle ne laisserait pas tomber ce pauvre animal innocent.

En arrivant à sa portée, il sauta du toit et se mit à détaler.

— Pif, revient ! Pif. Mais où va ce foutu cabot ?

Elle leva les yeux et l’église monumentale s’imposa à elle. Pif, s’élançait vers le lieu saint situé à une centaine de mètres, par une ruelle assez dégagée, car personne n’allait demander le secours de la religion, on avait trop discrédité le corps sacerdotal avec les histoires d'enfants de choeur et de couilles talquées. Le drame des fakes-news... ou pas.

C’était peut-être la solution se dit Sylvie. Elle s’élança à la suite du chien, n’oubliant pas de filmer sa cavalcade pour balancer les images sur le net plus tard, voilà qui, incontestablement ferait des vues et de la Youtube-money.

Le chien n’alla pas à la grande porte principale. Il bifurqua sur le côté du bâtiment, arriva à la façade mutilée par le bombardement et restaurée avec du béton. Il se dressa sur ses pattes arrière et de ses pattes avant fit jouer la poignée d’une petite porte qui livra passage. Le chien disparu aussitôt.

— Le filou sait ouvrir les portes, murmura Sylvie. Malin comme un singe.

Elle vérifia que son smartphone Samsung filmait bien la scène et fit un plan sur son visage. C’était trop cool ! Soudain, un remords la prit. Elle avait presque oublié Doc, jeté aux gémonies.

— Pff ! Il est probablement mort maintenant se dit-elle. Concentrons-nous sur les vivants. Soyons pragmatiques…

En entrant dans la sacristie, Sylvie se sentit mal. Sa conscience la tenaillait.

— Mort… Mort… Peut-être pas… Mais aussi, il est agaçant ce type, trop snob, trop sûr de lui, trop vieux, trop… trop tout !

Elle allait appeler Pif, mais se ravisa eut égard pour le lieu. Elle avança et passant une porte grinçante, entrouverte probablement par Pif, elle pénétra dans l’église déserte et silencieuse. Un silence de mort faisait un contraste terrible avec l’agitation de la rue et le lynchage du Doc.

N’importe qui de sensé, un Français quoi, aurait eu peur. Pas Sylvie. Des années d’entraînement intensif, stage commando-ferroviaire, avaient fait d’elle une Rambo fille, une Rambi-Heidi.

Elle continua d’avancer, hardi les petits, cherchant dans la lumière faible et tremblotantes des cierges à discerner la silhouette de Pif.

D’un geste précis du pouce elle alluma la torche de son smartphone-caméra au mépris de sa batterie. L’heure était grave.

Fatidique même.

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