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Sylvie marchait sans à coup, filmant avec son téléphone l’agitation sociale Française. Partout ce n’était que plaintes, reproches, réprobation, critiques acerbes. On en avait gros, mais comme jamais on n’avait eu gros. Même aux pires heures de la France quand on allait au Soldatenkino voir un film UFA ou déposer une lettre anonyme de dénonciation à la Kommandantur locale ce n’était pas à ce point ; c’est dire.

Avec son âme d’intellectuelle curieuse, Sylvie se prit au jeu et s’insérant dans la foule, commença à parler avec les ménagères de moins de cinquante ans, la véritable substance agissante du pays, les hommes étant relégués au rôle de mis en examen pour harcèlement ou autres crimes (on avait enrichi l’arsenal juridique pour l’occasion).

— C’est pour la réforme de la retraite que vous êtes dans la rue ? demanda la brunette.

— Les salauds de docteurs ! Nous sommes abandonnés ! C’est inhumain !

— Il me faut un arrêt ! L’école est en grève, qui va garder mes gosses !

— On avait chopé Doc, mais ce salaud s’est enfui ! Le lâche !

— Pour baiser toujours le premier, mais pour les arrêts, tintin !

— Tous des porcs, les hommes !

— Ouais, #balancetonporc ! Tous en taule ! De toute façon, ils servent à rien !

Le père Pain s’interposa :

— Allons mes enfants…

— Alors vous le curé… On sait ce que vous faites en douce…

— Ouais, c’est une honte !

— Mais enfin… De quoi parlez-vous ?

— Avec la pauvre mère Louise…

— Et la Suzanne !

— Satyre !

— C’est de la pure calomnie ! s’indigna le prêtre injustement accusé, Louise était trop vilaine même pour un coup vite fait.

Devant l’agitation qui s’envenimait car les femmes en groupe sont des furies, le curé s’éloigna prudemment. Sylvie le rejoignit.

— Père Pain, vous partez ?

— Oh oui… Vous les avez vu ? C’est peine perdu. Doc est foutu. Il n’en sortira pas vivant. Vous voyez, c’est un impie, mais je prierai pour son âme. Oui, je prierai.

— Mais enfin… Vous ne m’aiderez pas ? Il faut tout tenter !

— Il est déjà…

Il baissa les yeux en direction des tréfonds de la terre, siège des enfers, destination finale des mécréants.

— De toute façon, il y a le match PSG/OM à la télé… J’y cours. Allez l’OM ! Allez l’OM !

Sylvie éberluée resta comme une dinde farcie de connerie. Cela dépassait sa capacité à la nullitude. Elle décida qu’elle avait un devoir intellectuel et une pulsion purement féminine : la curiosité. Doc était-il mort ? Un docteur pouvait-il mourir ? Quelle tête faisait un Doc mort ?

Elle repartit dans la ville. Cette bonne marcheuse friande de vieilles pierres et de tourisme en profitait pour une bonne balade. Ne pas gâcher, telle était sa devise. C’était une femme sage (sic) et pas une sage-femme qui passe sa vie la tête dans le périnée des pondeuses.

Elle arriva au bâtiment principal de la cité : la domus medica. C’était une scène de guerre, une apocalypse. Les baies vitrées ruinées laissaient voleter les stores à lamelles au souffle éolien courroucé. Des papiers médicaux jonchaient le sol partout, des dossiers de patients se faisaient la malle emportant leurs misères dans l’oubli. Mais qui veut se rappeler ses maladies et infirmités ? Qui ?

Des gens pleuraient, un arrêt maladie froissé en main, d’autres se battaient, beaucoup s’invectivaient, tandis que les enfants jouaient au foot en criant et riant.

— Vous avez vu Doc ? demanda la Suissesse à la cantonnade.

— Doc? Le saligaud ! Il a saboté nos arrêts ! Regardez la date ! Il nous a arrêté pour l’année dernière !

— C’est un attentat ! s’exclama une honnête mère de famille.

— Vous savez ce qu’il a osé me dire ? C’est impensable ! fit une autre.

— Mais quoi ? s’alarma Sylvie.

— « Va bosser feignasse ! » À moi ! Avec mes trois enfants !

— C’est rien ça ! intervint une autre patiente. Moi il m’a balancé « va chier, tu l’auras pas ton irm ! »

— C’est inconcevable, souffla Sylvie de plus en plus consterné par Doc.

Son opinion pour cet homme était à présent au plus bas, elle en regrettait presque d’avoir eu un peu de compassion pour lui.

— Mais enfin pourquoi vous refuser une IRM ? Pourquoi une telle méchanceté ?

— Il est méchant Doc ! Il est méchant ! Il m’a dit textuellement « T’en a déjà eu trois pour rien ! Va bouger ton gros cul, t’auras plus mal au genou ! ».

— Ça c’est tout lui. C’est comme si je l’entendais ce salaud ! fit une rouquine, montrant un poing vengeur.

— Il ose tout, il se fout de tout ! C’est un monstre !

— Mais… Mais… C’est par mesure d’économie, non ? hasarda Sylvie qui comprenait de moins en moins ces Français.

— Peuh ! Il s’en fiche bien ! C’est pour nous emmerder ! Il ne nous aime pas !

— Il nous veut du mal !

— Oui, il veut notre peau ! Même quand il nous sauve, il nous hait !

— Oui, ça l’emmerde de nous sauver la peau, ça se voit !

— Il nous méprise comme tous les riches !

—Voilà ! approuva une bouffie.

La conscience de Sylvie était ébranlée. Cette pure intellectuelle de haut niveau tentait d’analyser la situation avec logique et méthode mais se cassait les dents sur les antagonismes patents. C’était le genre de femme qui préférait regarder un documentaire de quatre heures trente sur la dégénérescence plasturgique planétaire qu’un bon porno suivi d’une branlette explosive. C’est dire son niveau d’abstraction : elle était au sommet du genre humain.

— Ou peut-être, je dis bien peut-être, pour un motif écologique, l’économie d’énergie… tenta Sylvie, hésitante.

— Lui, l’écologie ? Il pisse dessus ma bonne dame !

— C’est que ça coûte cher quand même une IRM, alors quatre… Il voulait peut-être ménager votre bourse… poursuivit Sylvie, cela partait d’un bon sentiment.

— Mais c’est gratuit, voyons ! Vous sortez d’où ?

Le groupe de harpies frustrée et mal baisées (forcément, comment voulez-vous qu’un mec…) se tourna comme une seule femme vers la Suissesse. Des sourcils froncés et interrogateurs marquaient leurs visages désormais.

— Bah, je suis une touriste… Je viens de Suisse.

— Ah… c’est pour ça… se détendit l’assistance.

— Tout est gratuit ! On a la SECU ! On y a droit !

— Oui, c’est notre droit d’être soignés !

— On le vaut bien !

— Nous le valons bien ! clama le groupe.

Sylvie en était baba et resta pantelante, prête à gober les mouches.

— On le cherche partout. La ville est quadrillée, expliqua une femme avec bébé au bras pendouillant comme une nouille.

— On l’aura et il paiera ! renchérit une femme à lunettes.

— Salaud de Doc ! fit une bimbo contrariée.

Sylvie décida de ne pas s’attarder plus avec ces gens. Elle reprit sa route dans la ville. Elle arriva à l’avenue Gambetta et fit une petite halte à la grande brasserie pleine de monde attendant le début du match devant des chopines. Elle mangea la merguez régionale (AOC) avec délectation.

— Que des bonnes choses dedans ma petite dame, expliqua le serveur jovial.

— C’est du porc ?

— Du porc Français ! Le meilleur !

— Et cet arrière-goût… C’est étrange…

— Ça c’est la recette locale… On y met du sanglier.

— Du sanglier ? C’est dingue !

— Du bon, écrabouillé sur les pare-chocs des voitures, avec les moucherons et toutes les bestioles de la route. C’est plus goûtu !

— Ah mais…

— Vous comprenez, ils pullulent en ce moment alors on roule dessus, forcément. Mais c’est du cent pour cent, naturel !

— Vu qu’on roule bourrés… Bam ! rigola gros Lucien.

— Allez l’OM ! fit son compère petit Louis.

— Lulu, ta gueule ! Commence pas à faire peur aux touristes !

— Mais quoi ? C’est la vérité !

— Personne ne roule bourré ma petite dame. Pour les sangliers… Je ne me prononce pas, fit le serveur en apparté..

C'était un homme qui visiblement, avait fait des études et ne manquait pas d’humour, ce qui plut à Sylvie. Dégustant son en-cas, elle s’extasia devant cette inventivité culinaire en fin gourmet qu’elle était. Il fallait bien reconnaître que la France était très largement en avance sur la Suisse dans ce domaine. Et encore n’avait-elle pas goûté le célèbre kebab Conchois truffé au pain d’épice, un délice absolu.

Elle regarda la première mi-temps et décida qu’il était temps de rentrer, l'OM allait gagner et elle aimait trop le PSG. Mais pour aller où ? Ses affaires étaient restées dans la voiture du Doc qu’elle ne saurait pas retrouver, elle n’avait pas de chambre d’hôtel, que faire ?

Elle décida de retourner à l’église voir le père Pain. Il saurait la dépanner assurément.

Elle partit donc de la brasserie dans la nuit et rebroussa chemin. Un moment elle craignit d’avoir perdu sa route dans ces rues tristes et mornes de province, mais le clocher émergea comme par miracle, des toits et la rassura. Les voies du seigneur sont... Elle se hâta.

Elle poussa le lourd battant de la porte et pénétra dans le sanctuaire. Un spectacle ahurissant l’attendait.

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