Chapitre 2
« Sans nos ancêtres, notre monde serait différent. »
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Attablée seule, je gardais le regard rivé sur ma soupe sans jamais porter une quelconque attention aux autres Ahgolah qui discutaient entre eux bruyamment. Bien que mes oreilles sifflaient et qu’une migraine se préparait, je restais là à supporter leur présence, tant la faim me tenaillait.
— Enfin je te trouve, Qorwyn.
Je levai le nez vers Jun qui prenait place face à moi, un sourire incurvant ses fines lèvres. Je poussai un soupir de lassitude et me détournai pour boire une gorgée de ma soupe, les épaules tendues.
— Tu devrais arrêter de t’isoler, poursuivit-il. Tu sais, tous les Ahgolah ne sont pas des rustres.
— Tu es probablement le seul à avoir, ne serait-ce, qu’un minimum de tenue, je dois l’avouer, soufflai-je. Mais ça ne t’autorise pas à te joindre à moi sans me demander mon autorisation.
Nullement perturbé par mes propos, Jun esquissa un sourire moqueur avant d’apporter son bol à ses lèvres, son regard bleu rivé sur moi. Un autre soupir m’échappa tandis que baissais le nez pour contempler le potage à la couleur verdâtre et au goût infâme.
— Je sais que tu tolères ma présence, bien que tu ne veuilles pas l’avouer, ajouta Jun en m’envoyant un clin d’œil. Dis-moi, ça fait quoi ? Trois ans pratiquement que tu as rejoint la Guilde ? Et depuis toutes ces années, tu n’as jamais essayé de te mêler aux autres Ahgolah. Pourquoi ?
Je plongeai ma cuillère dans la soupe pour la remuer, perdue dans mes pensées. Jun pencha la tête sur le côté et fronça les sourcils en constatant que je gardais obstinément les lèvres closes. Il passa une main dans ses cheveux bruns dans l’espoir vain de les remettre en ordre.
— Tu ne vas pas me répondre, pas vrai ?
— Tu n’as pas autre chose à faire ? sifflai-je. Regarde, tes amis te font signe. Rejoins-les.
Il tourna la tête vers la table en bois où étaient assiégés trois hommes à l’air mauvais. L’un d’entre eux fit un signe à Jun pour qu’il les rejoigne, tandis qu’un autre riait à gorge déployée en tapant du poing.
— Tu pourrais te joindre à nous, tu sais ? s’enquit Jun.
— Sans façon, répliquai-je. Vas-y, avant qu’il ne brise la table en tapant dessus comme un sauvage.
Jun hésita et, à ma plus grande surprise, il secoua la tête dans leur direction et replongea ses yeux dans les miens. Silencieusement, il coupa un morceau de son pain qu’il me tendit en affichant un léger sourire.
— Qu’il la brise, dans ce cas. Allez, mange.
Je roulai des yeux et saisis le morceau qu’il me tendait en ravalant un sourire amusé.
— Tu me fais constamment le coup, Jun. Tu ne devrais pas rester avec la faible femme que je suis, au risque d’être à ton tour jugé.
— La faible femme ? répéta-t-il. Tu es bien plus forte que la plupart des hommes ici présents.
Malgré moi, un sourire peignit mon visage. Sourire qui n’échappa pas à Jun. Son regard pétilla un peu plus alors qu’il secouait la tête, amusé.
Si je rencontrais des difficultés pour me rapprocher des autres Chasseurs, j’arrivais pourtant à apprécier la présence de Jun. Il existait des personnes dans ce bas monde qui brillait par leur présence. Il était une lumière étincelante au cœur de ces charognards.
Mais qu’arrivait-il à la lumière quand les nuages persistaient ?
Je me remis à manger en ignorant les autres Ahgolah qui, parfois, nous jetèrent des coups d’œil, probablement agacés par le fait que Jun, pour la énième fois, soupe avec moi.
Bientôt, je quittai la salle à manger, le menton fièrement levé et le nez plissé. L’odeur de l’alcool se confondait avec celle de la sueur, mais aussi du potager. Je traversai la pièce en contournant parfois des tables en bois, sans jamais croiser un seul regard.
Jun avait raison. Tous les Ahgolah n’étaient pas des rustres. Il en était la preuve, bien que je ne voulais pas l’avouer.
Enfin, les nombreuses voix se turent pour laisser place au bruit de mes pas dans ce long couloir où des colonnes en bois se dressaient de chaque côté pour atteindre le plafond brun. Le parquet grinçait à chacun de mes mouvements tandis qu’un léger rayon lumineux traversait la fenêtre pour illuminer faiblement le lieu en provoquant un nuage de poussière. Je rejoignis bientôt un escalier pour rejoindre l’étage menant aux dortoirs.
Je me retrouvai bien vite dans ma piaule. Je rejoignis mon lit en baldaquin pour m’asseoir sur les draps en fourrure avant de détailler brièvement la pièce, la tête lourde. Attenante à ma propre salle de bain, la chambre était assez spacieuse pour moi seule. Une armoire se tenait près de la grande fenêtre qui donnait sur un petit balcon, recouverte d’un long rideau blanc qui virevoltait parfois en rythme avec la brise du vent. Une cheminée éteinte était accolée au mur en bois, juste à côté de ma petite bibliothèque où mes livres étaient rangés dans l’ordre. Un tapis recouvrait le parquet et prenait la poussière. Le mur était orné de parchemins dédiés aux Ahgolah, mais aussi d’amures, et de tableaux dérobés à mes compères.
Je me laissai retomber sur le dos, les paupières lourdes.
Lorsque l’on devenait un Ahgolah, on rejoignait La Guilde. Nous y vivions gratuitement, et, en contrepartie, la moitié de la monnaie que nous obtenions après une mission revenaient à notre Commandant. Si certains s’étaient d’abord offusqués de cette règle, ils avaient fini par accepter.
Ce qui me semblait logique. Nous étions logés, nourris, et nous ne perdions pas tout notre argent.
La vie au sein de La Guilde était particulière. Parfois, nous devions faire des missions par équipes, pendant que d’autres fois, nous les faisions en solitaire, ce qui m’arrangeait.
Les missions étaient constamment différentes. Parfois, il fallait chasser de proies faciles, d’autres fois, il fallait traquer les Voluks, des hommes considérés comme des Dieux…
Nous avions déjà réussi à en achever plus d’une fois, mais ils étaient rusés. Combien étaient-ils ? Personne ne le savait. Ces hommes avaient une force colossale, mais aussi des pouvoirs titanesques. Les plus forts d’entre eux, d’après les dires, parvenaient à se transformer totalement en véritables Dragons, mais ça ne rendait pas pour autant les autres moins redoutables.
Si j’avais rejoint les Ahgolah, c’était justement pour me débarrasser une bonne fois pour toutes de ces monstres qui détruisaient nos forêts, nos villes, notre bétail. La haine que je ressentais à leur égard était ce qui m’avait permis de résister pendant toutes ces années, c’était grâce à cette rancœur que j’avais continué de me battre pour rejoindre La Guilde.
Je fermai les paupières, lessivée par cette journée de chasse.
***
— Je veux que vous formiez des groupes pour la traque du Voluk qui semble rôder près du village. Il a détruit à lui tout seul une ferme à proximité. Il ne reste plus rien, annonça notre Commandant, Uth.
Il bomba fièrement le torse, les mains croisées dans son dos, et le menton levé dans une position de supériorité. Son regard mordoré se promena sur la rangée que l’on formait avec les autres Ahgolah avant qu’il ne pince sévèrement ses lèvres.
— Je vais donc annoncer vos groupes, ajouta-t-il d’une voix froide.
Je le dévisageai, le menton fièrement levé. Ses cheveux, coupés courts, étaient d’une couleur blonde, tandis qu’une barbe recouvrait sa mâchoire. Ses yeux gris semblaient constamment froids, ce qui lui donnait un air intimidant, malgré sa taille qui n’avoisinait pas le mètre 80.
Pourtant, même s’il n’était pas considéré comme quelqu’un de grand, à la différence de la plupart des Ahgolah, il dégageait une prestance écrasante, probablement à cause de sa carrure massive, ou bien à cause de la balafre qui s’étendait le long de son nez jusqu’à sa joue droite.
Il forma donc les groupes avant de braquer son regard sur moi. Je ne cillai pas. Il fronça les sourcils avant qu’il ne porte son attention sur Sahrot. Mes muscles se tendirent d’appréhension.
— Qorwyn, tu feras équipe avec Sahrot.
Un frisson de dégoût dévala mon échine. Je lançai un coup d’œil à Sahrot qui me toisa froidement, la mâchoire serrée.
Le Commandant nous désigna à chacun un endroit où l’on chercherait le Voluk, puis nous congédia pour que l’on se prépare pour la traque.
— Tu n’as pas intérêt à me ralentir, Qorwyn, est-ce clair ? me siffla Sahrot lorsque je passai près de lui.
J’arquai un sourcil avant d’afficher un sourire mauvais, le sang bouillonnant dans mes veines et le cœur battant à tout rompre. Je m’approchai de lui en affrontant son regard, les poings serrés.
— Tu as peur que je sois à la traîne et que tu t’égares, seul, dans cette forêt ? lui demandai-je. Ne t’en fais pas, mon agneau, Qorwyn est là pour te tenir compagnie. Le vilain Dragon ne te fera pas de mal.
— Je le jure au nom de tous les Dieux, espèce de catin, que tu vas le regretter, cracha-t-il. J’espère sincèrement que ce Voluk aura ta peau.
Mon rictus s’intensifia lorsqu’il s’approcha de moi, l’air meurtrier. Je penchai la tête sur le côté en ignorant son haleine fétide, et je posai ma main sur son épaule, les muscles tremblants de colère. Sa mâchoire tressauta suite à mon contact. Je savais qu’il se contenait pour ne pas m’asséner un coup.
Seulement, je voulais qu’il explose, ainsi, je pourrais me défouler sur lui…
— Si ce Voluk parvient à avoir ma peau, penses-tu sincèrement pouvoir y échapper ? Oh, Sahrot, que tu es naïf… Si je dois y passer, ça sera après toi, et uniquement après toi. Tu ne m’arrives même pas à la cheville, et tu le sais.
— Espèce de…
— De ? l’interrompis-je. Catin ? Écoute, je sais que ton vocabulaire est extrêmement limité, mais par pitié, fais un effort, tu peux y parvenir, tu penses ?
Il se recula brusquement, le visage écarlate, ce qui m’arracha un rire mauvais. Avant qu’il ne puisse ajouter quoi que ce soit, je tournai les talons pour me diriger vers La Guilde afin de me préparer, sous le regard noir des amis de Sahrot.
Après une douche, j’enfilai un haut gris à manches longues s’étendant jusqu’au bas de ma taille, puis un pantalon souple de la même couleur pour ne pas me limiter dans mes gestes, surmonté de bottes remontant pratiquement jusqu’aux genoux.
Je mis ensuite mon armure brune protégeant ma poitrine et mon ventre avant d’achever mon travail en enfilant la cape des Ahgolah que je fis maintenir grâce à la broche formant un dragon.
Je me contemplai dans mon miroir et soutins mon regard marron, le visage marqué par des cernes qui accompagnaient les quelques balafres creusant ma chair, ainsi que mes taches de rousseur. J’assemblai mes cheveux d’un blond vénitien en plusieurs tresses, avant d’enfiler deux bracelets d’armure, puis saupoudrai ma peau de khôl sur les yeux, je dessinai un Heaume de Awe sur le front, et traçai une ligne épaisse partant bas de mes lèvres jusqu’au menton.
Si on dessinait des symboles sur notre visage, c’était par respect pour nos ancêtres, mais aussi pour nous démarquer des autres Chasseurs. Le noir était la couleur des Ahgolah, si certains prétendaient que ce teint était synonyme de mort, de chagrin, nous, nous préférions nous dire que c’était la représentation de la puissance.
Le Heaume de Awe aurait permis à nos ancêtres de vaincre la peur, c’était le symbole de la force. De l’invincibilité. Oui, ce dessin permettait d’imposer la crainte. Et, à chacune de mes traques, je me maquillais de ce signe pour me rappeler constamment que les anciens étaient toujours présents, là, près de nous.
Je respectais les traditions, car sans elles, les choses ne seraient pas comme elles étaient actuellement. Sans nos ancêtres, notre monde serait différent.
Au fond, devions-nous leur en être reconnaissant, ou les blâmer ? S’ils nous avaient laissé leur force et leur courage, ils nous avaient aussi laissé des ennemis redoutables, et des craintes infondées. Oui, ils avaient laissé derrière eux un monde dangereux.
Avant de quitter ma chambre, je saisis mon bouclier orné du même dragon que ma broche, et attrapai mon épée que je rangeai dans son fourreau ceinturé à ma taille.
Même si je n’étais pas enchantée de faire équipe avec Sahrot, je me consolais en me répétant que j’allais traquer un Voluk.
Oui, je le traquerai avant de lui retirer la vie.
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