Une nuit de folie (+18)

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Ce chapitre a été réécrit avec l'aide de J. Atarashi et Anne-Cécile B que je remercie. Elles ont su trouver les mots qui me faisaient défaut.



Le déplacement depuis le bungalow du directeur vers celui de leur hôte fut une épreuve. L’officière n’était pas habituée à ce type de tenue. De plus, l’obscurité n’aidait pas les deux femmes à voir où elles mettaient les pieds… même si Ambroisine semblait moins handicapée.


— Capitaine, ne traînez pas, nous allons être en retard !

— J’aimerais bien vous y voir, vous ! Ces jupons pèsent un âne mort : j’chuis pas habituée à porter autant, moi !


Cependant, ses efforts furent quelque peu récompensés. En effet, si l’ingénieur se montra poli et accueillant, il ne manqua pas de les complimenter pour leurs tenues. Hélas, les deux jeunes femmes découvrirent rapidement qu’il adorait s’écouter parler. Une fois lancé, il fut très difficile, sinon impossible, d’interrompre sa logorrhée. Il leur raconta son enfance en Alsace, puis comment sa famille avait fui la région après son annexion par l’empire allemand, leurs difficultés à leur arrivée à la capitale avant la spectaculaire remontée de leurs affaires, une fois émigrés en Algérie. Ce succès était surtout dû à l’entregent et au bagout de Monsieur son père.


Par chance, on apportait le plat de résistance : un jeune pécari[1] cuit à la broche, à la façon d’un cochon de lait. Ce répit fut accueilli avec soulagement par les deux invitées ; mais il fut de courte durée car, le ti punch servi en apéritif et le bon vin arrosant ce repas aidant, le blondinet se remit à soliloquer sur son passé étincelant. S’ensuivit donc un long monologue sur son entrée à l’école des Mines de Paris, après une brillante scolarité dans les établissements prestigieux de la ville. Puis son recrutement par la Compagnie, au sein de laquelle il avait rapidement gravi les échelons, autant par ses capacités de travail que grâce aux relations de sa famille. Si ce discours était abrutissant, il ne validait pas les suppositions de l’ancien légionnaire, ni ne venait étayer celles de la fille de général. Tout juste pouvait-on deviner que les dents de l’ingénieur avaient profondément rayé maints parquets et qu’aucun n’avait encore réussi à les élimer.


Malgré sa générosité verbale, le nouveau patron ne leur avait rien dévoilé de son jeu, pas même un mince indice qui put les guider. Cependant, avant de les laisser rentrer, il leur avait répété qu’il les emmènerait sur les lieux du drame, le lendemain, avant de leur faire visiter des placers en cours d’exploitation. Charlotte et Ambroisine avaient donc à peine quitté la demeure du pédant blondinet qu’elles échangèrent un regard complice. Les deux jeunes femmes avaient manifestement vécu ce dîner comme une punition. Nul besoin de mots pour traduire leur ressenti, elles partageaient le même avis sur le mirliflore alsacien. Seule la qualité des mets locaux et du bordeaux avait incité l’officière à faire bonne figure. La jeune aristocrate, rompue aux mondanités les plus ennuyeuses, l’avait aussi soutenue par des regards encourageants et quelques coups de coude ou de pied.


La nuit s'annonçait douce et tiède. Toutes deux rentraient d’un bon pas, sans échanger de mots. Une légère brise, inattendue si loin à l'intérieur des terres, vint faire frémir leur poitrine. Charlotte frissonna. Le contact du vent sur ses épaules à moitié dénudées éveillait en elle une délicieuse sensation de bien-être. Elle se surprit à caresser ses bras. Une douce langueur l'envahit. C'était comme si la brise s'insinuait en elle, pénétrait sa peau et réveillait ses sens. Était-ce cette robe somptueuse qui l'ensorcelait ainsi ? Ce soir elle était ... Carmen. Et elle n'avait aucune envie d'aller dormir !


Lorsqu’Ambroisine prit congé d’elle, la marinette se dirigea jusqu’à la petite pièce où logeait Tribois. La lumière brillait encore sous la porte, comme une invitation à entrer. Si elle osait ? Lentement, elle poussa l’huis et jeta un œil dans la pièce. L’homme ne dormait pas encore. Il s’affairait à astiquer les armes – elles avaient pu être récupérées sans leurs munitions, laissées sous bonne garde – et graissait méticuleusement le canon de sa carabine, assis sur son lit, les jambes écartées. En l'apercevant, Charlotte se sentit défaillir. On aurait dit un guerrier fourbissant ses armes avant l'ultime bataille. Il émanait de lui une force, une virilité si tangible, si compacte qu'on aurait pu la toucher du doigt.


Allez, ma cocotte, dégoujine-toi un peu ! se tança-t-elle avant d’entrer sans même prévenir. L’ancien soldat releva la tête, croisant son regard. La surprise qu'elle y lut fit très vite place à une étincelle d'intérêt. Elle sut instantanément que la partie était gagnée. Mais lui crut qu’il pouvait encore cacher son jeu :


— C’est quoi c’costume, Marinette ?

— Ça te plait ? sourit-elle, en tournant sur elle-même.

— Disons que… j’sont pas ben habitué.

— Quoi ? T’aimes pas ? se renfrogna-t-elle. T’es pourtant le premier à râler quand j’chuis en uniforme !

— C’est pas ça ! C’est juste que je m’attendais pas à tevoir accoutrée comme ça. Mais, t’es ben jolie… Vraiment très jolie !

— Ah ! se rengorgea-t-elle. Mais du coup, j’chuis pas trop habituée nan plus. Tu peux m’enlever deux-trois boutons pour que je puisse mieux respirer ?

— Tu perds pas l’Nord !

— Oh Tribois, fais pas ton timide, bon sang ! C’est que deux-trois boutons dans le dos !


Et pour le forcer, elle se planta devant lui et présenta l’arrière de sa robe. La tête tournée vers lui, elle lui souriait tout en l’invitant du regard. Plutôt ravi, le baroudeur se levait lorsqu’elle reprit la parole :


— Par contre, essuie-toi les mains avant, p’tit pian !

— Écoutez-la faire sa mijaurée, maugréa-t-il, en s’exécutant.

— Je te rappelle que cette robe n’est pas à moi !

— Pourquoi qu’t’as pas demandé à Mad’moiselle, alors ?


Si seulement, elle avait pu le lui dire ! Charlotte préféra cependant rester discrète à ce sujet :


— Ne sois pas ridicule, mon p’tit aymara[2]. Ouh, oui ! C’est mieux ! soupira-t-elle en écartant le haut du corset pour dévoiler un peu plus sa poitrine, tout en se tournant à nouveau vers son partenaire.


Celui-ci la regardait, presqu’interdit. Cet homme qui avait bravé tant de dangers semblait pétrifié. Jusque-là, il n’avait pu que deviner ses formes. Cette découverte le chamboulait et attirait son regard. Charlotte étouffa un hoquètement de rire, mais ne put s’empêcher d’esquisser un sourire sarcastique. Délicatement, elle passa ses mains derrière son cou et lui caressa langoureusement la nuque. Une douce chaleur envahit alors le corps de l’ancien militaire.


— Qu’est-ce qui se passe ? On dirait qu’euj te fais peur ? chuchota-t-elle doucement.

— Non c’est pas ça, balbutia-t-il en mettant ses mains contre son ventre, comme s’il voulait la maintenir à distance.

— Alors prends-moi dans tes bras et serre-moi contre toi, grand Lolo.


Un peu gauchement car il n’avait pas l’habitude que ses conquêtes fissent le premier pas, il saisit les hanches de l’officière, qui roulèrent doucement alors qu’elle se collait à lui. Elle posa ensuite sa tête parfumée contre son torse musclé. Les odeurs vinrent chatouiller le nez aquilin de Tribois ; ces douces et voluptueuses fragrances, couplées au contact du corps fluet de Charlotte, l'enivrèrent rapidement. Sa moustache dorée tressaillit, son visage buriné se détendit avec la vague de plaisir qui déferlait en lui. Toutefois, il souhaitait contenir ses manières rustres : s’il avait eu peu d’égard pour les prostituées populeuses fréquentées par le passé, la jeune femme lovée contre lui méritait le meilleur.


Avec retenue, ses mains prirent place dans le creux des reins de sa compagne. Puis l’une d’elle se mit à parcourir avec ferveur son dos, suscitant un frisson qui se propagea telle une onde électrique. Elle gloussa de plaisir en fermant les yeux et tenta de se plaquer davantage contre son amant. Elle sentait le désir monter et, en descendant avec malice ses mains, fit tomber les bretelles du baroudeur. Puis elle commença à déboutonner sa chemise. Elle l'agrippa ensuite vigoureusement pour la sortir du pantalon, puis l’envoyer choir sur le parquet.


— Dégrafe le reste de mon corselet ! susurra-t-elle d’une voix suave, toute à son affaire.


Le cœur du légionnaire s'accéléra. Avec des gestes empressés, il défit les derniers boutons de la robe, puis le laçage de la gaine. Il glissa ensuite ses doigts sous les épaules et bientôt, la tenue glissa au sol, suivie, plus lourdement, par le corset, véritable instrument de torture des élégantes. Leurs ventres nus se rejoignirent enfin. Charlotte s'immobilisa un instant, sa peau douce et halée prenait la mesure de celle brute et tannée de Tribois. Elle se rapprocha encore et écarta doucement son entrejambe. Son pubis reposait maintenant sur la cuisse de son homme. Il avança subtilement sa jambe, accentua la pression de ses mains dans son dos. Elle ferma les yeux, poussa un soupir. Tous deux restèrent de longues secondes immobiles. Le temps s'était arrêté. Plus rien n'existait autour d'eux.


Il sentit les hanches de la jeune femme s'animer. C'était à peine perceptible, mais elles ondulaient doucement. C'était si lent, si léger, si subtil qu'il lui fallut un moment pour s'en rendre compte. Le doute, pourtant, n'était plus permis : le mouvement allait en s'amplifiant. C'était comme une danse lancinante et langoureuse, bientôt effectuée sans aucune retenue. Fou de désir, il posa ses lèvres sur ses tempes, sur son front, puis sur ses joues tendres. Elle se hissa alors sur la pointe des pieds et colla sa bouche contre la sienne, lui maintenant la tête avec ses mains. Leurs langues se cherchèrent pour se trouver enfin, s'entremêlèrent dans un ballet excitant, tandis que leurs lèvres se pressaient, alimentant leur désir. Elle le sentit durcir contre son ventre et ne put réprimer un mouvement de recul :


— Ôte-moi d’un doute, mon légionnaire du Strahl : t’as pas la chtouille, au moins ?

— Non, t’inquiète, ça s’serait vu depuis l’temps.

— Alors reviens par-là, mon salaud, on a déjà trop attendu ! sourit-elle avant de l’embrasser à nouveau.


Elle déboutonna son pantalon et son caleçon puis s'en débarrassa d'un geste, tandis que son chéri faisait glisser son jupon. Il ne pouvait plus cacher maintenant à quel point il la désirait. Elle referma sa main sur son sexe. Il était dur comme le bois fer. Elle ne résista pas lorsque, d'autorité, il l’allongea sur le lit. Pourtant, elle lui prit doucement la tête et la guida entre ses cuisses. Elle frémit lorsque les douces moustaches frôlèrent sa peau. Au contact des lèvres sur son sexe, elle se cambra en gémissant. Son ventre était en feu. Déjà, Tribois la fouillait de sa langue. Dieu que c'était bon ! Le regard fiévreux et mi-clos, elle s'abandonna, vaincue, serrant par moment le drap rêche de ses poings. Elle finit par l'appeler dans un souffle :


— Prends-moi maintenant, joli boug bandit[3].


De l’autre côté du cabanon de luxe, Ambroisine peinait à trouver le sommeil. Ses pires craintes s’étaient révélées exactes. Il lui restait peu de temps avant que la nouvelle ne s’ébruitât et que sa réputation ne s’en trouvât ruinée à jamais. Qu’avait-elle fait à Cupidon pour mériter ainsi une telle disgrâce ? Et surtout, que penserait son père de cette seconde mésaventure nuptiale ? La première passait aisément pour un mauvais coup du sort… mais ce nouvel échec n’était-il pas le signe d’un acharnement du mauvais œil ? Le général la répudierait-il à cause de cette poisse qui la poursuivait ? Que ferait-elle alors, privée du soutien familial, d’argent et de mari, précédée par cette aura de veuve noire partout où elle irait ? Un abîme de malheur et d’incertitudes s’ouvrait à ses pieds. En équilibre au bord de ce sombre précipice, il ne manquait pas grand-chose pour qu’elle y tombât et s’y perdît à jamais.


Bien que ses yeux la piquassent et sa raison lui commandât de dormir, ses pénibles réflexions la maintenaient éveillée. Bientôt vinrent s’y mêler les cris de jouissance que poussait Charlotte et les coups de boutoirs des montants du lit contre la paroi de la pièce. Ils se propageaient par et à travers les minces cloisons de bois. Imaginer cette femme qu’elle adulait et qui l’avait rejetée accéder à ce bonheur refusé, la foudroyait. L’impression d’être maudite en amour, condamnée à ne jamais le connaître sinon par l’intermédiaire des expériences d’autrui, l’envahit et la submergea. Ne supportant plus les bruits à peine étouffés du coït, la jeune blonde enfouit sa tête sous les oreillers pour leur échapper. En vain...


Des larmes de rage lui brûlaient les joues, la colère lui chauffait les tempes et sa gorge se raclait à chaque sanglot. Qu’elle n’eût pas les mêmes chances que les autres passait encore. Mais était-on obligée de le lui rappeler avec tant d’insolence et de façon aussi ostentatoire ? Ses compagnons ne pouvaient-ils pas tenir leur rang et respecter sa détresse. Ne pouvaient-ils pas s’ébattre avec silence et dignité, comme on lui avait toujours appris à se tenir ? Exaspérée, elle se leva et, à moitié accroupie, le corps crispé par la douleur, le visage complètement déformé, elle se mit à hurler contre les deux trublions. Le cri rauque, expression en un vague borborygme de toutes ses remontrances et ressentiments, déchira l’air moite de la nuit.


— Merde ! J’crois qu’on a daravaillé Mad’moiselle, s’interrompit Tribois, le visage soudain grave.

— C’est bon, l’est temps qu’elle grandisse, la bézote. L’en verra d’autre, haleta Charlotte en souriant, avant de plaquer à nouveau sa bouche contre celle de son partenaire.



[1] Il s’agit d’une sorte de sanglier. Il en existe deux sous-espèces, qui se distinguent par la position de poils blancs : l’une en collier (pakira), l’autre sous le menton (kochon bwa ou pingo).


[2] Poisson local carnivore, vivant dans les fleuves et rivières.


[3] Sacré bandit

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