Une nuit en forêt

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La nuit s’était à nouveau installée, rendant les sous-bois totalement impénétrables. La lumière de la Lune ne filtrait pas à travers l’épaisse canopée. Les sons devenaient angoissants. Rugissements des prédateurs, cris d’alarmes de leurs potentielles proies, gargouillement des batraciens en rut, crissement des insectes, jusqu’au craquement des végétaux… tout s’emmêlait en une indescriptible symphonie savamment orchestrée. Les uns donnaient le rythme, les autres le thème. Parfois, un soliste puissant se détachait de la mélodie de fond pour une improvisation stridente. Ce concert était le Deguelo[1] de la vie sauvage, d’un environnement qui voulait rappeler sa force et son indomptabilité, sa fierté de n’avoir jamais été dominé, aussi.


Durant leur trajet depuis le village désolé, Charlotte et Tribois avaient eu le temps de s’interroger sur leur déambulation dans la forêt. La statue les avait-elle ramenés sur ces lieux maudits ? L’ancien légionnaire était prêt à s’en convaincre. Des légendes, il en existait dans son Berry natal. Et en Afrique, il en avait entendu d’autres. Pour lui, il devait y en avoir quelques-unes d’à moitié vraies dans le lot. Pour l’officière, les choses étaient plus complexes à appréhender. Selon ses connaissances, un objet en bois ne pouvait pas influencer une boussole. Sinon, comment auraient fait les navigateurs des temps héroïques de la navigation à voile ? Ses réflexions troublantes avaient le mérite de forcer son esprit à penser à autre chose. Assise dans le hamac, elle était plongée dans ses pensées et ne faisait pas attention à son compagnon.


Des végétaux bruissèrent : un impressionnant serpent, descendu de son arbre, passa à proximité du bivouac. Charlotte frissonna en l’entendant. Elle bondit lorsque la Marlin de Tribois tonna. Cela lui rappela les évènements de la veille et de l’après-midi, elle craignit de revivre ces scènes de cauchemars. Surprise, la pauvre bête, un honnête boa qui ne faisait que tenter sa chance pour aller chasser, sursauta. Sous l’impact, son cimier canin s'éleva, comme si le reptile, dans un dernier geste chevaleresque, se dressait pour toiser son adversaire. Encore animé d’un réflexe de survie ou mû par des spasmes de stress, le corps sinueux se contorsionna un instant sur place, avant de s’immobiliser.


— T’es pas un peu malade, dis ! gronda l’officière.

— On est au moins certain d’avoir à bouffer c’soir ! claironna le baroudeur, fier de son tir.

— Tu pouvais pas l’égorger, nan ? J’vais encore revoir les tueries !

— D’la ! S’il était vrineux[2] ?

— Éloigne ce moustre eud mei ! Et trouve un moyen pour t’faire pardonner.


La jeune femme se jeta de nouveau dans le hamac récupéré sur les oyacoulets tués. L’affreuse odeur du camp n’avait pas eu le temps d’imprégner le tissu mais les scènes d’horreurs revenaient tout de même torturer l’esprit de son occupante. Le coup de feu ou la toile de coton écarlate la ramenaient à ces terribles combats. Elle n’aurait su dire lequel avait déclenché la remontée de ses sinistres souvenirs. Les larmes lui embuaient déjà la vue tandis que la cacophonie des cris raisonnait dans sa tête, comme amplifiée par un écho crânien. Pour se changer les idées, elle entreprit d’examiner en détail les autres objets ramassés près des cadavres.


Le butin était mince, mais valait mieux que rien : outre la toile de couchage, deux haches, quelques morceaux d’écorce et un récipient empli d’un liquide visqueux jaune. Sur le coup, ils n’avaient rien qui pût les prémunir de l’ennemi le plus sournois que la jungle puisse abriter : le moustique. Dès la tombée de l’obscurité, comme sortis de nulle part, les frêles insectes avaient assailli les deux bannis. La lueur du foyer semblait davantage les attirer. Les gestes étaient donc rythmés par les claques que chacun s’infligeait afin d’éviter les attaques. Piquée par la curiosité, l’officière finit par renifler le petit contenant, alors que Tribois dépeçait sa victime.


J’me demande si c’liquide est pas d’l’huile de carapa ? Ce produit était en effet utilisé par les amérindiens pour se protéger des infâmes suceurs de sang volants. Connaissant mal l’odeur, elle trempa son doigt et goûta. L’amertume manqua de la faire vomir et elle grimaça. Le doute n’était cependant plus permis. Rassurée, la jeune femme commença à étaler l’onguent ambré sur ses joues, en les massant. Ces gestes lui rappelaient ceux de la toilette et s’allièrent au pouvoir décontractant de la substance. Elle se détendit et refoula ses sombres pensées, pour se glisser dans un illusoire cocon de bien-être. Peut-être entrait-elle en plein déni, mais elle s’en fichait. Elle quitta ainsi la réalité et se mit à chantonner ce qui lui venaient à l’esprit, tout en étalant la mixture sur sa peau. Entraîné par la douce mélopée de sa bien-aimée, l’ancien légionnaire se mit à fredonner Le Boudin. Il était arrivé au troisième couplet, lorsque Charlotte sauta à terre et couvrit sa voix :


— Tiens voilà un bon soin, voilà un bon soin, voilà un bon soin,

  Contre les mouch’, les taons et les maringouins,

  Ils aim’ pas comm’ ça pue, Ils aim’ pas comm’ ça pue,

  Tu les verras jamais plus !

  Ils aim’ pas comm’ ça pue, Ils aim’ pas comm’ ça pue,

  Tu les verras jamais plus !


Et pour ponctuer sa performance, elle passa son index sur l’arête du nez de son compagnon, y laissant une traînée dorée. Ce dernier la regarda ahuri, puis, finalement, lui sourit.


— Je croyais qu’tu voulais pas voir l’serpent. Pas vrai ?

— La vision de ta pauvre margoulette toute boursoufflée me serait bien plus insupportable encore ! minauda-t-elle. Asteure, c’est presque un gros saucisson.

— Ben merci, Marinette !

— Je parlais du bestiau ! Pfffff... Berdailleux ! C’te réputation qu’tu m’fais. Tu permets au moins que je t’enduise d’huile pendant qu’tu termines ta préparation, maître coq ?

— Si ça fait qu’ces ch’tits m’foutent la paix, vas-y. Mais arrête avec tes surnoms d’basse-cour !

— Vieux rabat-joie, le maître coq, c’est l’cuisinier sur les navires ! Autant dire que c’est un personnage très important du bord.


Avec délicatesse, la jeune femme s’agenouilla près de lui et commença à traiter son visage buriné. Elle sentait l’aspect rugueux de sa peau, le piquant de sa barbe naissante, les sillons dessinés par les ridules et les bosses urticantes des premières piqures de la soirée. La moustache, au contraire, se présentait comme un îlot de douceur. Puis, elle passa au torse, que la chemise ouverte découvrait. Ses doigts s'y engouffrèrent et commençèrent à caresser le corps velu. La fermeté des pectoraux lui procura une délicieuse sensation de sécurité. Sa paume vibra au rythme des battements du cœur de son partenaire qui s’accéléraient. Le désir ne montait pas qu’en elle. Elle feula de plaisir et se colla contre le dos de l’ancien légionnaire, posant sa tête sur son omoplate. Elle se rappela un proverbe bosch, entendu d’un ancien amant : « pour une personne qui meurt, il faut une femme qui jouit ». Et si l’antidote se trouvait là ? De douces caresses, s gestes étaient passés à des mouvements plus fébriles, presque pressants, comme s’il fallait qu’elle le possède tout de suite, sans autre forme de procès.


— ‘Tention, faut qu’j’embroche la bête ! lança Tribois, en se dégageant de son étreinte.

— Déjà ? Marcel ! Espèce de s…

— Je parlais du bestiau ! Pfffff... Estuberlu ! C’te réputation qu’tu m’fais… se moqua-t-il.


Charlotte siffla méchamment. Cette subite rupture avait tout gâché. Elle ne se sentait pas coupée dans son élan mais frustrée, privée d’un bonheur pourtant promis. Mais il ne s’en soucia pas et continua de disposer les tronçons le long d’une longue branche. Ayant déjà fiché deux bâtons en forme de fourches de part et d’autre du brasier, il disposa la broche dessus. Il se retourna enfin vers sa compagne en désignant les détritus de sa préparation :


— Faut enterrer tout ça fissa.

— Ça peut pas attendre ? implora son amante d’une voix abrupte.

— Tu crois qu’les fauves, y vont attendre, toi ?

La jeune femme se contenta de grogner d’impatience et d’impuissance. Il lui semblait que son compagnon jouait avec elle, à la manière d’un bourreau sadique.

— En c’cas on s’dépêche de s’débarrasser d’ces merdes-là, acheva-t-il avec autorité en la poussant légèrement.


De mauvaise grâce, l’officière se força à emballer dans la peau du serpent, ses viscères et sa tête éclatée autour desquelles une bande d’insectes bourdonnaient bruyamment. Pour manipuler cette dernière, elle dut prendre énormément sur elle et faire plusieurs tentatives avant d’arriver à la toucher du bout des doigts. Tout appétit semblait maintenant évanoui. Les images infernales menaçaient même de revenir. Charlotte maudit son compagnon. Pendant ce temps, accroupi peu à l’écart, il creusait résolument le sol avec une des haches de pierre. Une fois le ballot achevé, bien qu’au bord de la nausée, la capitaine vint le déposer près du trou en formation. Elle remplaça ensuite son compagnon, dont les bras non protégés subissaient toujours les assauts des moustiques, furieux ou vexés d’avoir été privés d’une grande partie de leur garde-manger. Ils se relayèrent ainsi plusieurs fois, jusqu’à ce qu’une profondeur satisfaisante soit atteinte. Pendant que l’un grattait la terre, l’autre surveillait les alentours.


Lorsque les déchets furent enterrés, Tribois se rapprocha de Charlotte et passa ses bras autour d’elle. Ses mains se posèrent directement sur son abdomen et la ramenèrent contre son corps musclé. La jeune femme soupira de plaisir et de soulagement en sentant la vague de chaleur bienfaisante irradier son dos. Malgré la tâche peu ragoutante qu’ils venaient d’effectuer, leur désir n’était nullement retombé ni oublié. Comme pour lui confirmer cela, une des mains du gaillard remonta vers sa poitrine gonflée et entreprit d’agréable caresses. Ces affectueux attouchements provoquèrent une ondulation des reins de la petite brune contre le pubis de son amoureux et l’émission de rauques vagissements de plaisir. Elle se retourna et, avec des gestes vifs, presque précipités, tenta de déshabiller son partenaire. Cette fois, elle ne le laisserait pas s’échapper avant d’avoir obtenu ce qu’elle voulait.


— Mo gran tig-marké, piké mo lò-la ![3] gronda-t-elle, les dents serrées.



[1] El toque a Degüelo est un air de tambours et trompette signifiant pas de quartier. Lors du siège de fort d’Alamo, en février-mars 1836, il fut joué durant plusieurs jours par l’armée mexicaine aux assiégés texans. On connait surtout la version (imaginaire) composée à la fin des années 1950 pour les westerns Rio Bravo et The Alamo.

[2] Terme berrichon signifiant venimeux.

[3] Mon grand jaguar, prends-moi là !

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