Le mariage

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5 décembre 1900

Le retour à Saint-Laurent-du-Maroni et à la civilisation fut un soulagement. Même s’il ne durait que trois semaines, le voyage avait été plus éprouvant qu’à l’aller. Le niveau du fleuve avait encore baissé et il avait parfois fallu porter la pirogue. Si Ambroisine avait parfois aidé et encouragé l’équipage dans cette rude tâche, Schlippendorf, lui, s’était surtout distingué par son mauvais allant et ses invectives. L’ingénieur était pressé. Sitôt arrivé, il avait arrangé une entrevue avec le commandant supérieur du Maroni pour officialiser l’union entre la jeune femme et le duc ; le lendemain, le couple de notables prendrait le caboteur pour l’ouverture du testament. Alors qu’elle tenait dans ses mains le certificat de mariage arraché à l’aumônier du camp d’exploitation, elle se rappela combien il avait été difficile de convaincre le vieil homme.

Le religieux n’avait pas été dupe. Il avait bien vu que le succulent souper et la débauche de vins qu’on lui servait n’étaient pas anodines. En bon épicurien, il avait goûté à ce qui se présentait. Mais il était trop vieux renard pour se laisser tenter par l’alcool. Malgré des pommettes et un nez perpétuellement rouges, des traits creusés par les années passées au grand air et sous des climats difficiles, l’homme de Dieu n’était en rien porté sur la boisson. Sa tête nue, sa soutane crème de tissu grossier, son crucifix en bois et ses sandales aux lanières maintes fois recousues renvoyaient l’image d’un être frugal, loin des tentations.

— Mes enfants, s’était-il offusqué en comprenant ce qu’on lui demandait, vous me demandez de mentir devant Dieu !

— Âllons, mon Père, il ne s’âgit pâs de mentir, simplement d’officiâliser la volonté de notre regretté duc de Solmignihac, avait tenté le directeur-adjoint.

— Mon fils, si le Tout-Puissant l’a rappelé en son royaume avant que l’affaire ne se fasse, c’est probablement qu’il avait un autre projet pour lui et sa jeune compagne ! Je ne peux aller à l’encontre de la volonté du Seigneur.

— Mon Père, si le Seigneur est amour, il vous pardonnera certainement cet acte… avait enchaîné la jeune femme.

— Âh ! sottises que tout çâ ! s’était mis à pester leur hôte. La science montre pârfaitement que l‘on n’â pâs besoin de cette chimère pour expliquer le monde : Lâplâce l’â d’âilleurs très bien expliqué devant Napoléon.

— Mon Fils, cessez de blasphémer ! Vos scientifiques ne font que découvrir une infime part des vérités cachées de notre monde. Ils ne font qu’entrevoir les voies que notre Seigneur à lui-même tracées.

— Ce serait donc Dieu qui aurait soufflé ses équâtions à Newton ou Mâxwell ? Bâliverne, que cette fâdâise.

— Maximilien, arrêtez ! gronda Ambroisine, en tapant du poing sur la table. Mon Père, pardonnez ses offenses, cet homme pense que la science est la seule voie qui émancipera l’homme et lui apportera le progrès.

— Et est-ce grâce à Dieu que nous avons toutes ces mâchines qui nous permettent d’économiser hommes et chevaux, toutes créâtures de votre Seigneur ? Non ! C’est bien grâce à la science. C’est également elle qui permet de guérir des mâlâdies jusqu’ici incurâbles. Âlors ârrêtons de perdre notre temps avec ces contes pour enfant, tout juste bons à âliéner les imbéciles.

— Il faut croire que le vin vous a tourné la tête, mon Fils ! Car les équations de vos savants nous enseignent-elles comment fut conçu le monde ? Non, pour cela nous devons nous en remettre au Livre. Du reste, bon nombre de peuplades que j’ai connues en portant la parole des Évangiles dans notre empire ont pareil mythe fondateur. Ce n’est certainement pas un hasard.

L’ingénieur semblait très énervé. Sa compagne avait senti qu’il s’en faudrait de peu pour qu’il ne se mît à menacer l’homme d’église. Il lui avait paru évident que son compagnon, en brusquant l’invité, ne parviendrait pas à le faire signer l’important papier. Plus Schlippendorf s’ingéniait à ridiculiser les croyances du vieil homme, plus celui-ci se refermait. La blonde devait donc reprendre le dessus et trouver une faille dans la carapace de leur interlocuteur.

— Certes ! Mais, tout ceci nous éloigne de mon mariage avec monsieur le Duc, avait-elle repris agacée. Nous avons besoin que vous officialisiez cette union, mon Père.

— Comprenez que je ne peux accéder à votre requête, mon Enfant. Je ne puis vous unir avec un mort, ni même faire un faux certificat antidaté.

— Il ne s’agit pas d’antidater le document. Il se trouve juste que, dans votre registre paroissial, vous avez erronément indiqué une date de décès, que vous avez ensuite rectifiée lorsque vous vous êtes rendu compte de votre erreur…

— Dieu tout puissant ! Mais vous êtes plus machiavélique que cet infâme blasphémateur qui a essayé d’user de manière grossière pour s’attirer mes faveurs ! La damnation éternelle vous attend, sachez-le !

— Il m’a été raconté… oh ! ce ne sont probablement que de viles calomnies, mais… vous savez comment sont les gens ! Enfin toujours est-il que parmi vos ouailles, se trouverait quelques jeunes femmes dont les faveurs ne vous laisseraient pas insensibles…

— Enfin mon Enfant, mais qui vous a raconté pareils boniments !? Vous n’êtes là que depuis quelques jours à peine, on aura voulu se jouer de vous.

— Oui, je vous le concède, je suis parfois très naïve.

— Et c’est bien malheureux, mais c’est hélas le propre des jeunes femmes de votre âge… avait enchaîné le curé, avec une fausse compassion.

— Ainsi, vous comprendrez que, si je n’ai pas ce certificat de mariage, il se trouvera certainement quelqu’un, à Cayenne ou Saint-Laurent, pour m’embobiner et usurper les titres de propriété du duc. Peut-être même est-il déjà à l’œuvre !

— Mais que pouvons-nous y faire, si c’est la volonté de Dieu ?

— Croyez-vous sincèrement que notre Seigneur autoriserait un escroc à entourlouper une innocente jeune femme comme moi, qui le prie matin et soir et vit dans le strict respect des préceptes de la religion catholique ?

— Mon Enfant, les voies du Seigneur sont impénétrables !

Malgré les assauts, la forteresse n’avait montré aucun signe de faiblesse. Impossible d’avoir le prêtre aux sentiments. Il restait buté, borné, droit dans ses chaussures sans âge. Ni Ambroisine, ni le directeur-adjoint ne voyaient alors comment le faire plier. Il avait donc fallu le faire rompre… la jeune aristocrate en avait encore honte. Ce religieux incorruptible était une épée de Damoclès pour le couple d’usurpateurs. Eût-il été informé de la supercherie, qu’il y avait à craindre qu’il n’essayât de la dénoncer. Apôtre de la dynamite et de la poudre sans fumée, vif adorateur des solutions expéditives, l’ingénieur avait prêché pour la suppression définitive de l’encombrant religieux. Nul doute que le saint homme avait fait son temps sur Terre et devait, à présent, rejoindre son créateur.

Pour son malheur, leur cible vivait en simili-ermite, à l’écart des habitations et installations du camp. Seul un petit chemin menait à son austère cabanon enfoui dans la forêt. On retrouva ainsi le curé de la concession allongé sur son lit, le caleçon sur les chevilles, la bouche grande ouverte et auréolée de bleu, au milieu d’un visage pâle dont les yeux globuleux manifestaient l’effroi. La rumeur aidant, il ne fit aucun doute que le malheureux avait reçu une visiteuse peu recommandable, qui, son forfait accompli, avait ensuite pris la fuite en emportant la maigre recette de la paroisse. Et de cette mésaventure, un certificat de mariage apparut miraculeusement.

Le précieux sésame en main, ne restait qu’à convaincre le directeur du bagne, qui faisait également office de maire de Saint-Laurent. C’était tout l’enjeu de cette entrevue. Sanglé dans une vareuse de toile claire, le gras du cou enserré dans le col officier de son vêtement, l’édile se penchait sur le document. Sa main ajustait la distance entre son œil et le lorgnon d’un monocle cerclé d’or. Son épaisse moustache cachait sa bouche aux lèvres minces, ne laissant que ses larges sourcils broussailleux comme seule marque d’expressivité de son visage rondouillard. Son silence était angoissant. Cette atmosphère étouffante, tant à cause du climat que de l’impassibilité de leur interlocuteur, était amplifiée par le tic-tac régulier d’une pendulette de bureau.

Le ponte remit finalement le document sur les autres et rangea son instrument d’optique dans la poche de poitrine de sa veste. Puis il posa ses mains à plat sur son sous-main en cuir, encadrant le tas de feuilles de papier et fixa Ambroisine de son regard sévère :

— Et bien, Madame la duchesse de Solmignihac, je ne vois rien qui puisse s’opposer à ce que mes services enregistrent ce mariage. Je vous présente cependant mes plus sincères regrets pour votre la mort de votre époux. C’était un homme auquel Saint-Laurent et le royaume doivent beaucoup.

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