Retour au trou

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— Lieutenant Le Liépvre, que me vaut une si soudaine considération ?

Ambroisine avait posé sa question avec une pointe d’ironie. Le bureau de l’officier, bien qu’austère, n’en paraissait pas moins un endroit plus agréable pour y être interrogée que la salle glauque qu’elle avait connue jusque-là. Après avoir été habillée d’une simple robe de toile grise et jetée dans un cachot infesté de moustiques, la jeune femme ne s’attendait cependant pas à un tel traitement. Par ailleurs, elle n’avait pas digéré l’assassinat de sa compagne et s’était jurée de la venger. Elle ne cessait donc de manifester son hostilité envers la maréchaussée ou tout autre représentant des forces armées. Entre elle et ce monde, le divorce était consommé.

— Étant donné vos récentes mésaventures, cela nous a paru la moindre des choses.

— Vous auriez pu aussi me trouver des vêtements plus seyants ! Et m’éviter ce bouge infâme dans lequel vous m’avez emmurée.

— N’abusez pas trop ! Vous restée suspectée de meurtre avec préméditation.

— Je rappelle qu’il n’y a aucune preuve de cela ! objecta l’avocat qui venait de reprendre l’affaire. Rien ne justifie les mauvais traitements dont souffre ma cliente. Elle n'a pas tenté de s'évader, que je sache.

— Je vous rappelle, maître, qu’il n’y a aucune preuve de cela.

— Comme vous y allez ! Je confesse avoir abattu monsieur de Schlippendorf. Mais j’étais en état de légitime défense. Il me menaçait avec une arme à feu. Quant à...

— Ah ! Vous reconnaissez l’avoir tué ! Peut-être bientôt ne nierez-vous plus la préparation de ce crime.

— Mon pauvre ami ! Si j’avais prémédité mon geste, vous ne m’auriez point démasquée ! Quelle preuve avez-vous ?

— Cessez d’être insolente ! tonna le gendarme. C’est à vous de prouver que votre version des faits tient la route !

— Le juge appréciera que vous ayez des arguments aussi solides pour la faire condamner, railla l’avoué.

En face d’elle, l’enquêteur s’agaçait. Il serrait ses points et contractait sa mâchoire, tout en tentant de se dominer. Quelle différence avec la jeune femme piégée qu’il avait connue quelques semaines auparavant ?! Était-ce la même ? Physiquement, à n’en point douter ! Même si elle était amaigrie. Mais cet aplomb, cette impertinence ! Qu’est-ce qui lui avait permis de changer ainsi ? Le Liépvre laissa échapper un soupir d’irritation, alors que sa suspecte reprenait son monologue, sans se soucier de ses réactions :

— Certes, je ne saurais vous décrire l’arme de mon agresseur car il faisait trop sombre. Mais j’ai vu un reflet sur son canon. Et lorsque ce gredin l’a lâchée, elle est tombée lourdement sur le pont puis a plongé dans l’eau. Voilà pourquoi vous ne l’avez pas retrouvée. Mais j’ai un témoin !

— Un témoin ? Alors qu’il faisait nuit noire !? Voyez-vous ça !

— Il s’agit d’un certain Tiago, un indien qui travaillait pour votre collègue.

— Un indien ?! Dois-je vous rappeler que la plupart d’entre eux sont ivres-morts du matin au soir et n’ont pas assez de la nuit pour cuver ?

— Celui-ci n’est pas de cette espèce ! Je l’aurais senti si son haleine était avinée.

— Sauf si vous venez de l’inventer…

*

Le brigadier Mauduit maudissait son supérieur. Le forcer, lui, si près de la retraite, à se coltiner l’interrogatoire de cette hargneuse travestie et de son julot débonnaire ! Le vieux gendarme se demandait bien ce qui l’énervait le plus : les piques salées de la capitaine ou les sourires narquois de son acolyte. Relisant avec attention ses notes pour les mettre au propre, il réfléchissait à la meilleure tactique à adopter pour les faire parler. Il ne pouvait tout de même pas arrêter sa carrière sur un échec ! Quelques bribes de l’interrogatoires houleux lui revenaient :

— Nom d’un p’tit bonhomme à vapeur, comment voulez-vous qu’on ait passé les contrôles si nos papiers étaient détenus par ceux qui voulaient nous tuer ?

— Vous auriez pu tenter de vous expliquer, de montrer votre bonne foi…

— Koté sa ! Les gablous ne sont pas plus finauds qu’les galonnés.

— Attention, mademoiselle Levavasseur ! Vous risquez l’outrage.

— Bon, d’toute façon jusqu’à c’tte heure, on était mort, intervint Tribois. Et les morts, ça n’a pas b’soin d’papier, que j’sache.

— Justement, vous n’étiez pas morts ! Et votre histoire d’assassinat par une bande de mercenaires ne tient pas debout. Alors, pourquoi que vous avez fraudé ?

Devant la geôle, le préposé à leur garde comptait les heures. Mon Dieu que ces deux-là étaient impossibles ! La petite, surtout. Toujours à récriminer, à se plaindre et à crier. Quand donc son service devait-il se terminer ? Il consulta sa montre, vérifia qu’elle était bien remontée et la rangea vivement dans son gousset. Elle devait s’être liguée avec les deux prisonniers.

— Tri mil c’hast ! j’y crois toujours pas ! Se r’trouver au cachot alors qu’nos sommes innochents !

— Apaisse-toi donc, Marinette ! Tu radotes et tu tazonnes. Tu m’acabouis !

— Escuse-moi, mais je croyais n’n’avoir fini avec ses arrias ! J’chuis capitaine eud marine, ma place est su’ mon bateau. Pas dans c’cageot pourri !

— En ce cas, pourquoi t’as essayé d’pigner l’brigadier ?

— Nan mais, tu l’as entendu comme moi dire qu’on craquait avec nos histoires !

— D’la ! Tu crois qu’y savent c’qui s’passe là-bas ? Y s’en foutent, oui.

— C’est dingue, comme tu perds tout caractère rassurant sans tes flingues...

— Sacré loup-garou ! Faut qu’tu mettes tout à boucheton ! J’serais ben tranquille au bagne, tiens !

— Pour sûr, ça t’pend au nez depuis longtemps. Moi, j’ai déjà donné.

— Moi aussi ! Dix ans d’Légion, c’était pas brandouner.

— C’est c’qu’euj dis : t’as fait les mêmes saloperies et probablement qu’les cognes aussi.

— Amaise-toi, bon d’la ! C’est pas l’moment d’se jaspiner.

— C’est ça, fais comme toujours : fuis, espèce eud fallu !

La capitaine se recroquevilla dans un coin de sa cellule, le cœur empli de colère et les yeux, de larmes. La profonde injustice d’être enfermée à tort résonnait en écho à sa jeunesse, comme un passé facétieux prenant sa revanche sur son évasion. Depuis leur mise sous écrous, elle aurait aimé se réfugier dans les bras de son homme, se rassurer que ce n’était qu’un odieux cauchemar… Mais une part irraisonnée d’elle le tenait pour responsable de la situation. Après tout, n’avait-il pas emporté la décision d’aller à la gendarmerie plutôt que d’agir dans la clandestinité ? Philosophe, et bien qu’agacé et vexé, Tribois s’abstint de la tancer. Il voyait bien que sa compagne déprimait. Il aurait aimé comprendre, qu’elle se confiât à lui plutôt que de garder son secret pour elle et le laisser pourrir leur relation.

*

Avec ses multiples canons, l’aviso Amazone avait effectué une traversée sans incident. Il avait ensuite remonté le Maroni jusqu’à Saint-Laurent. Confiné dans sa cabine, Ambroisine avait pu apercevoir, depuis son hublot, le paysage presque familier du petit Paris. Un pincement au cœur lui avait arraché quelques larmes lorsque le toit de sa maison était apparu. Mais combien les hauts murs blancs du camp de la transportation lui paraissaient maintenant menaçants ! Même si on n’y accueillait pas les femmes, l’aristocrate déchue n’avait pu réprimer un frisson d’effroi lorsque le petit navire avait longé sa paroi occidentale. Elle avait même eu l’impression que le commandant avait fait ralentir exprès son bâtiment pour lui donner à réfléchir. En d’autres temps pas si lointain, elle eût été invitée à diner à sa table, peut-être même l’eût-il courtisée… Avec dépit, elle avait repensé à cette fameuse maxime de La Fontaine, apprise par cœur, chez les sœurs : Selon que vous serez puissants ou misérables, les jugements de cours vous feront blancs ou noirs. Mais la porte de sa prison s’était ouverte et le garde l’avait appelée pour qu’elle sorte.

Dehors, trois gendarmes, salacot blanc sur la tête et carabine à répétition à la bretelle, étaient déjà montés à sa rencontre. L’un d’eux portait un galon argenté disposé en chevron au bas des manches de sa vareuse bleu foncé et l’avait priée de suivre ses collègues « sans faire d’histoire ».

— Vous auriez pu m’éviter cette humiliation ! avait-elle protesté alors qu’on lui passait les poucières.

— Je regrette, mademoiselle, ce sont les ordres.

— Rassurez-vous, mademoiselle de la Tour, ils regretteront bientôt, promit l’avocat. Soyez forte comme toujours, je vous retrouve demain pour la perquisition.

La morale du précepteur s’était alors effacée pour un dolo de son ancien ravisseur : Ladévenn sé on fanm fòl, s’était-elle rappelée en avançant sur la passerelle. De riche héritière à qui la fortune souriait, elle était tombée au rang d’infâme criminelle, meurtrière et comploteuse. Elle s’était sentie soulagée, lorsqu’elle était entrée à l’arrière du fourgon à vapeur. Malgré les ouvertures grillagées, elle allait enfin échapper aux regards indiscrets. Néanmoins, il lui sembla, durant le court trajet, que son garde lui lançait œillades et sourires entendus : bien que son épaisse moustache masquât sa bouche, ses tressaillements l’avaient trahi.

En entrant dans la petite zone de détention de la gendarmerie, Ambroisine avait mal à la tête. Les alternances d’obscurité et de forte lumière, probablement. Lorsqu’elle pénétra dans sa cellule, une autre dame s’y trouvait, plus petite qu’elle, tout aussi menue et….

— Capitaine ! Comme je suis heureuse de vous voir ! Vous êtes donc vivante. Mais que faîtes-vous ici ? lança-t-elle en courant vers sa camarade.

L’autre releva la tête et dévisagea comme elle pouvait, cette silhouette qui s’avançait vers elle dans le contre-jour. Elle roula sur le côté pour l’éviter et laissa trainer sa jambe. La nouvelle venue la percuta et perdit l’équilibre. Surprise, elle s’étala de tout son long sur la terre battue. Charlotte en profita pour se jeter sur elle. Assise à califourchon sur ses reins, elle lui attrapa un bras et commença à le tordre. L’ancienne duchesse poussa un cri de douleurs.

— Espèces d’arsouille, comment osez-vous ? Après nous avoir laissé mendrir par vos sbires ! M’en vais vous brosser, moi, z’allez voir !

— Non, par pitié, je n’ai rien fait ! C’est Schlippendorf, le coupable.

— Beurnique ! Qui a falsifié le registre paroissial ? C’est vous qu’aviez intérêt à être mariée, pas lui.

— Pauvre sotte… Aïe ! Il n’y a que moi qui pouvait l’épouser.

— Arrête, Marinette, tu vas lui péter le bras !

— Oui, arrêtez, Capitaine, je vais tout vous expliquer !

— Nix ! Vos ratours ont donc été démuché ?

— Aaaahhh ! Par la barbe de Watt, le garde-chiourme va finir par se déplacer !

— Aucun risque, çui qu’est d’faction asteure boit comme un trou.

— Merci, je l’ai remarqué dès mon arrivée… Lâchez-moi et laissez-moi vous raconter tout ce qui s’est passé en votre absence. De toute façon, je ne peux pas me sauver, je suis enfermée avec vous.

Enfin débarrassée du poids de Charlotte, Ambroisine roula sur le côté pour se relever et s’asseoir en tailleur. Sous le regard impatient de sa compagne agenouillée, elle fit tourner son épaule meurtrie en grimaçant :

— Comme j’envie monsieur Tribois ! Est-il permis d’être aussi brutale !

— Geigneuse ! Débagoulez pas, non plus ! Votre épaule n’a même pas craqué.

Avec précaution, l’officière posa ses mains sur l’articulation et vérifia que tout était bien en place. Le bien-être envahit l’esprit de sa victime qui rejeta la tête en arrière et ferma les yeux. Son crâne heurtant les barreaux, elle les rouvrit et se repositionna pour profiter de l’agréable sensation. Avec discrétion, elle soupira de bonheur. La guérisseuse le remarqua et la secoua pour qu’elle se ressaisisse. Les réactions suspectes de sa cadette la mettaient toujours aussi mal à l’aise. Elle s’éloigna et s’assit en face d’elle :

— Bon allez, assez potiné ! Vous nous la raconter votre histoire, où je r’commence à vous machoquer ?

Méfiez-vous, je pourrais y prendre plaisir… se dit Ambroisine avant d’entamer son récit.

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