Super Nova

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Le cercueil avait quitté son catafalque et pris place dans un tombereau tiré par un mulet miteux qui semblait porter, à lui seul, tous les malheurs du monde. L’animal, la tête basse et l’œil triste, avançait d’un pas lent, guidé par un bagnard tout aussi abattu. Dans le silence relatif du petit cortège, les fers de ses sabots donnaient le rythme de la marche, tandis que le chuintement des pas traînant de son conducteur et le raclement du cerclage des roues contre le sol en constituaient la nuance. Derrière la voiture, le prêtre psalmodiait à voix basse des prières, sur un ton monocorde et terne. La petite troupe avait donc vidé la modeste église en briques rouges et charpente métallique de Saint-Laurent et marchait en direction du cimetière, situé à l’extérieur de la ville. Sur le passage du cortège, même les forçats cessaient leur travail puis dénudait et baissait leur crâne rasé, en signe de respect ; certains se signaient avant de reprendre leur pénible tâche. Il semblait que, l’espace d’un instant, ils devenaient des humains civilisés, que le temps et la vie s’arrêtaient pour regarder passer une étoile filante. Même le ciel était en deuil, caché derrière un ciel nébuleux annonçant le retour de la saison des pluies. On entra enfin dans l’enclos réservé aux défunts. Pour Tribois, c’était sa première fois. Il avait bien déjà vu des sépultures musulmanes, mais les sobres ou tapageuses tombes européennes contrastaient avec celles, pavées de blanc et de noir, de certains créoles. Même dans la mort, les communautés se distinguaient et restaient à jamais séparées.

Arrivée devant la tombe fraichement creusée, l’assemblée s’étala en arc de cercle. Malgré la présomption d’innocence, aucune autorité n’avait daigné se déplacer pour accompagner l’éphémère duchesse dans son dernier palais. Même son père avait opposé une fin de non-recevoir à l’avis de décès qu’on lui avait télégraphié. Contre l’avis du sous-directeur adjoint de la Compagnie, seul le personnel de maison était présent avec ses deux compagnons de voyage. En plus du curé qu’il avait presque fallu soudoyer, le maître Léonnidec avait amené une délégation du Tribordeur. Bien que rien ne le justifiât, cette petite troupe était armée, habillée comme pour la parade et alignée au cordeau. La vision de ce petit carré de fidèles redonna le sourire à l’officière. Même si les puissants la snobaient maintenant, Ambroisine partait néanmoins bien entourée. Du reste, ce n’était pas tant l’absence du tout Saint-Laurent qui la chagrinait, mais le fait de ne pas avoir pu être aux côtés de son amie dans ces derniers instants. Elle était morte seule, dans l’anonymat de sa chambre d’hôpital, sans personne pour la rassurer, la consoler peut-être, lui montrer qu’elle était aimée. Son corps n’avait pu être veillé et avait été profané par les scalpels des chirurgiens en quête d’une confirmation de l’évidence.

En souvenir des critiques de la jeune aristocrate, Charlotte s’était confectionnée une jupe longue, qu’elle portait avec sa veste d’officière cintrée. Comme tout le monde, elle était vêtue de blanc, couleur locale du deuil. Sur sa poitrine, pendait la médaille d’honneur des marins et son ruban tricolore frappé d’une ancre. En temps normal, elle n’aurait jamais accepté une récompense pour avoir coulé un navire. Mais elle souhaitait, en la portant, rendre hommage à la jeune aristocrate. Car c’est elle qui la lui avait fait décerner, à titre posthume, après son retour des placers. C’était donc l’occasion ou jamais de l’arborer, de montrer combien cette personne, certes parfois puérile et insupportable, pouvait aussi se révéler généreuse et reconnaissante. À côté de ce qui lui était arrivé, cette entorse à ses convictions était donc un maigre sacrifice. Le visage masqué par les bords plongeant de son salacot, la brunette pleurait à chaudes larmes son amie disparue. Les sanglots discrets de Tribois, tout comme les dernières bénédictions du prêtre lui parvenaient sous la forme d’une bouillie indistincte. Elle fit le signe de croix à l’imitation et son cœur se serra lorsque, alors que le cercueil entamait son ultime descente, son bosco joua de son sifflet tandis que le reste de l’équipage présentait les armes. Puis vint le moment douloureux des adieux. Un peu d’eau bénite pour éloigner les mauvais esprits, puis une pelletée de latérite poudreuse avant de s’éloigner. Un à un, les figurants de cette chorégraphie macabre accomplirent ces derniers gestes et présentèrent leurs condoléances aux deux seuls proches présents.

Léonnidec s’approcha le dernier, d’un pas un peu gauche. Le vieux marin bourru semblait lutter contre sa nature pour s’adapter à ces circonstances exceptionnelles et faire bonne figure. On le sentait qu’il cherchant à bien faire dans un monde dont il ne connaissait pas les règles. Il ôta son canotier et plongea un regard navré dans celui, humide, de Charlotte :

— Je vous présente les regrets de l’équipage, cap’taine. Nous savions qu’vous aviez fini par l’apprécier. Nous sommes vraiment désolés.

— Je vous remercie. Elle n’a pas été la plus aimable avec vous autres, mais je suis sûre qu’elle a apprécié que vous lui rendiez les honneurs. Je vous rejoindrai bientôt.

— Prenez votr’ temps, faut pas brusquer les choses, répondit-il en lui prenant les mains.

— Il ont raison, reprit Tribois lorsque le maître d’équipage se fut éloigné. La vie va r’prendre, mais on a le droit d’s’arrêter pour pleurer un peu.

— Crois-tu que c’est c’qu’elle aurait voulu ?

L’ancien légionnaire haussa les épaules. Qu’en savait-il, lui, le simple garde-du-corps ? Du reste c’était son premier décès depuis qu’il avait quitté l’armée, le premier dont il pouvait prendre la mesure depuis des années, le premier qu’il prenait le temps de vivre. Et lui, n’avait pas un patron pour le faire trimer, maintenant que la Compagnie était décapitée. Ce n’était pas le prétendu neveu, dont tout le monde parlait mais qu’on n’avait jamais vu, qui allait prendre la relève. En tout cas, pas dans l’immédiat. Quant au sous-directeur adjoint de Saint-Laurent, c’était un secret de Polichinelle qu’il n’irait jamais plus loin.

— Tu sais, mon p’tit acoupa sentimental, j’chuis persuadée que les morts, ils continuent à vivre dans nos pensées, renifla l’officière. Et son souvenir, il ne doit pas s’effacer… on lui a fait trop d’mal, ça doit être réparé.

— D’là ! J’ont pas encore l’cœur à ça.

— Fais-moi confiance, t'y arriveras !

Il passa son bras par-dessus l’épaule de sa compagne et la serra contre lui. Elle avait aussi son caractère, Marinette, mais elle était fidèle et intègre. Puis, tous deux prirent le chemin de la sortie. Un indien loqueteux venait dans leur direction en titubant. Il bouscula Tribois et s’excusa aussitôt, en bredouillant quelques propos incohérents. Son visage marqué et son haleine chargée ne pouvait démentir son état d’ébriété avancée. Charlotte dut retenir son compagnon qui, de méchante humeur, était prêt à le morigéner. L’intrus s’enfuit sans demander son reste ni se soucier du couple qui, lui aussi, avait cessé de lui prêter attention. Après avoir franchi et refermé le portail, Charlotte se retourna vers son homme et prit ses deux mains dans les siennes. Elle allait lui demander où il comptait aller quand elle remarqua un morceau de papier qui dépassait d’une poche de son gilet. Elle s’en empara et le déplia.

— Kik tu laisses encore traîner dans tes poches ?

— C'sont pas à moi ! Al y était pas t’t à l’heure…

La capitaine semblait ne plus l’écouter, ses yeux rivés sur le billet. L’ancien légionnaire chercha du regard l’indigène qui l’avait percuté, mais il ne le retrouva pas. Intrigué par sa disparition, il revint à sa compagne. Mais, une fois sa lecture achevée, elle restait figée et sans voix. Il resta suspendu à ces lèvres un instant. Puis, piqué au vif par sa mine ahurie, il l’interrogea :

— C’sont l’autre artoupan[1] qu’a dû me r'filer ça. Qu’est-ce c’est ?

— Je… je crois que nous n’aurons pas à chercher comment réhabiliter notre ami, articula-t-elle avec difficulté, encore sous le coup de la surprise.

[1] Personne suspecte, bizarre.

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