4 - La sapienthèque

4 minutes de lecture


  La sapienthèque avait été construite par la dernière municipalité avant la chute des atlantes. Un bon maire avait veillé à ce que les enfants du Gondwana aient accès au fin du fin en matière de connaissances. Quand Aricia était plus petite, Masha l'avait souvent emmenée consulter les écrans parlants et fouiller parmi la masse des livres réimprimés. Si elle avait pu réussir si brillamment au collège, elle le devait à cette exposition précoce à la culture du Gondwana.

  Sous le porche d'entrée, là où autrefois les élèves rangeaient leurs bicyclettes, une dizaine de traine savates jouent à s'ouvrir les veines à la pointe du couteau. En voyant Masha, ils sont plusieurs à s'approcher, le regard fixé sur elle. Ils ne savent pas encore ce qu'ils veulent faire, mais ils ne vont pas tarder à le découvrir.

  Masha n'aurait jamais pensé que la sapienthèque ait pu receler le moindre danger. Ils se sont déployés en un grossier demi cercle. Masha sait qu'elle doit agir avant qu'ils n'aient le temps de la prendre à revers. Elle arme le phaseur qu'elle porte sous ses vêtements, souvenir de la révolution. Il y a un éclair bleu d'orage lorsque ses condensateurs se déchargent dans la chambre d'ionisation.

  Dans la vitre d'entrée derrière les hommes, Masha se voit un instant illuminée de l'intérieur par l'éclair, son manteau brusquement soulevé par la bourrasque. Ses agresseurs n'ont pas peur – drogués - mais ils battent néanmoins en retraite. En arrivant devant le miroir de la porte, Masha a un mouvement de recul. Elle pensait avoir sur le visage un sourire légèrement figé, son reflet arbore une mimique d'agression. Un rictus que Masha n'avait pas vu depuis au moins vingt ans.

  Avant de rentrer dans la sapienthèque, elle prend quelques minutes pour se masser nerfs et tendons. Derrière son reflet, les zonards se sont arrêtés pour la regarder. Et ils se demandent maintenant ce qui leur a pris de vouloir s'attaquer à cette dingue.

  La sapienthèque est vide. C'est le deuxième choc de la journée pour Masha. Vide de gens s'entend, car tous les livres sont impeccablement en place, soigneusement couverts d'une fine couche de poussière. Il n'y a personne à l'accueil, rien qu'un robogarde désactivé sous sa housse de plastique.

  Masha se dirige vers l'un des automates, qui lui délivre sans délai une carte haute définition de la région du Grand Sud. En haut à droite de la toile est imprimée la date de dernière mise à jour. Masha n'en croit pas ses yeux. Le satellite n'a plus mis les données à jour depuis dix ans. Dans l'intervalle, des routes ont pu disparaître et personne ne s'en est préoccupé. Sa carte à la main, elle part à la recherche d'un employé. Les rayonnages ont eux aussi changé de place, et Masha ne retrouve rien dans la nouvelle organisation.

  Après de longues recherches, Masha finit par trouver un employé famélique qui accepte de jeter un oeil à sa carte.

 ≪ - Si le satellite n'envoie pas de nouvelle images, c'est que rien n'a bougé. ≫

« -  Et vous n'avez rien de mieux ?≫

« - Plus précis qu'une image satellite ?  C'est une photo vous savez ? On ne peut pas faire plus précis qu'une photo.≫

«- Je veux dire. Plus récent ?≫

«- Vous avez peur que le sable ait bougé ? Moi je ne sais pas, mais il y a des ingénieurs qui bossent la dessus. S'ils jugent que les cartes sont fiables, c'est qu'elles sont fiables. C'est pas à moi d'aller vérifier.≫

« - Donc vous n'avez rien d'autre ?≫

« - Des récits de voyage, si vous voulez. Et puis l'histoire de la région. Mais c'est pas non plus très animé par là, je ne sais pas s'il y aura grand chose. Vous pouvez aller regarder dans la section 'Histoire' »

  Sans grande illusion, Masha suit le conseil. Même si elles étaient passées de mode, les bases de données de l'Etat Total avaient eu une grande importance au moment de l'indépendance du Gondwana. Après plusieurs siècles d'occupation atlante, des archéologues avaient dégagé une voie de communication avec le centre de commandement de l'Etat Total, que la propagande atlante prétendait avoir détruit au cours de l'invasion. On disait ses conseils infaillibles, et il était de bon ton, pour un candidat à la magistrature suprème, de venir poser devant l'entrée du bâtiment de l'oracle. Il y avait aussi un poste de garde dont les soldats se relayaient nuit et jour pour en interdire l'accès aux ennemis du Gondwana. 20 ans déjà, et tant de leaders s'y étaient succédés.

  Masha se cherche du regard parmi les accompagnateurs du premier président. Les photos étaient nombreuses : à l'époque cette visite avait été un événement. C'était le renouveau du Gondwana.  L'indépendance renouait la continuité avec l'Etat Total. A force de chercher, elle trouva un photographe qui avait pointé son appareil dans la bonne direction. Sur l'image, elle s'abritait sous un porche, le corps à demi dissimulé dans l'ombre. Il y avait à son épaule l'éclat d'un fusil d'assaut, et cela étonna Masha car elle ne se souvenait plus d'être venue armée. Mais à cette époque, elle l'était quasiment en permanence.

  Elle avait dans le regard de la fierté, de la colère aussi. Et Masha se dit que c'était le genre de cliché qui aurait pu devenir une photo historique. Cela aurait pu devenir un symbole. Au lieu de cela, voilà qu'elle traînait dans un recoin de la sapienthèque sans même un appareil pour en faire une copie. Avec un sentiment de malaise diffus, Masha déchire l'image et la glisse sous ses vêtements. En ressortant, elle se sent un peu mal à l'aise, comme si elle venait de dérober un morceau d'histoire nationale. Mais elle ne pouvait abandonner là ses illusions de jeunesse.

  A la main, elle porte le rouleau de carton qui contient la carte du Grand Sud. Une carte vieille de dix ans. Masha lève les yeux vers le ciel. Il n'y a pas un nuage. Là haut, un satellite tourne, un parmi des dizaines. Il regarde fixement les humains sur la surface, les regarde construire leurs immeubles et couper les forêts. Transformer les plaines en décharge de béton. Lancé il y a presque un siècle, il avait vu sombrer Atlantis et s'éveiller les volcans de la Cordillère Arctique. Et il ne se souciait plus de communiquer aux hommes le résultat de ses réflexions. Plus d'images satellites. Masha eut un frisson, celui que doit ressentir un papillon coincé sous le verre d'une vitre d'exposition.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Guillaume Roussard ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0