La promesse

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C’était en plein milieu du huitième mois. Je me souviens encore de la chaleur, suffocante : c’était une fête des Morts sèche et écrasante, comme nous n’en avions pas connu depuis des années. On pouvait sentir quelque chose de funeste dans l’air, mais qui aurait cru que mon meilleur ami allait venir attaquer notre planète, écrasant les os noircis de ses habitants sous ses pieds ? Sûrement pas moi, en tout cas.

Mon cousin – à partir de ce moment, je l’appellerai par son nom d’emprunt, Shirogane, celui qu’il s’était donné – l’avait anticipé, lui. Depuis toujours, il s’attendait à une traîtrise de Kiyomori, et il s’y était préparé. Sans me le dire, il avait réfléchi à une stratégie pour contrer le clan Heike dans ce qu’il avait de plus destructeur, et de ce côté-là, je dois avouer qu’il connaissait mieux Kiyo que moi. J’ignorais tout alors de cette facette terrifiante et effroyable de mon ami, car je refusais de la voir. Lorsque Shiro rendit l’âme sous mes yeux, je ne pus que lui présenter mes excuses, les dents serrées.

Je m’étais toujours refusé de me représenter Kiyomori comme la menace dont on me serinait les oreilles à longueur de journée. Je m’étais plus d’une fois opposé à ma famille à ce sujet, défendant mon ami contre vent et marée. Je trouvais le traitement qu’on lui avait octroyé foncièrement injuste, et je voulais croire que si on se concentrait sur son aspect positif – car il en avait un – Kiyomori pouvait devenir un allié précieux pour le clan. Shiro, ainsi que bon nombre de stratèges de chez nous, pensait différemment. En fait, il ne pensait qu’à me protéger. C’est lorsque je le compris – et lorsque je réalisais que rien ni personne d’autre que moi ne pouvait l’arrêter – que je me décidais, pour la première et la dernière fois, à user de moyens létaux contre lui.

On raconte souvent que cette guerre fut provoquée par les ambitions demesurées de Kiyomori, sa jalousie. D'autres disent qu'elle débuta par une promesse non tenue, proférée bêtement par un jeune idiot : moi, Yoritomo, tout jeune chef du clan Genji. C’était le huitième mois, donc, quand les morts reviennent demander des comptes aux vivants, quand le soleil brûle la terre et laisse rizières asséchées et animaux hébétés. Le mois du feu et de la mémoire. Mais en réalité, on pourrait dire que l’histoire commença bien avant, le jour où je rencontrais Kiyo dans les couloirs vides de notre résidence de la nouvelle Kyōto. Oui, je pourrais commencer par là… Mais qui se soucie des tristesses et des jeux d’un enfant ? Je vais donc commencer mon récit par un jour de printemps éclatant, il y a presque cinq cents ans de cela. J’avais vingt-quatre ans et venais tout juste d’être nommé à la tête de mon clan. 

Ce matin-là, je fus tiré du sommeil par un bruit sourd. Des clameurs, des cris tonitruants : le sol vibrait si fort que je crus à un tremblement de terre ; une éruption du mont Sengen.

J’ouvris les yeux précipitamment. Ce fut pour croiser un regard énigmatique fixé sur le mien : des yeux de chat, à la couleur ambrée, immenses, qui dévoraient un visage à la peau aussi pâle que la première neige.

— Shiro ? marmonnai-je avant de réaliser que mon cousin, occupé à passer en revue nos troupes, n’était pas censé être là, et que le visage devant moi était encadré de cheveux noirs comme le jais.

Une voix âpre et rauque me répondit. Il était vexé.

— Kiyo.

Évidemment. Comment avais-je pu confondre mon cousin avec Kiyo ? Shirogane était un titan au corps majoritairement cybernétique, à la raide et glaciale tenue militaire. Ses cheveux d’un blanc artificiel ne dépassaient jamais les cinq centimètres réglementaires et son visage de statue était lardé de cicatrices. Kiyomori, lui, était le rejeton parfait d’une lignée eugéniste qui rejetait les modifications corporelles. Il mesurait moins de deux mètres, avait une peau pâle et intacte, un regard gris de perle d’eau et tout ce qu’il y a plus d’organique.

Je souris à mon ami, qui, pour l’heure, avait l’air plutôt inquiet.

— Ça t’a réveillé, toi aussi ?

Je tentai de poser une main rassurante sur sa nuque. Mes doigts parvinrent à rencontrer la masse douce et épaisse de sa chevelure, avant qu’il ne les repousse.

— C’est un genre de cortège qui vient de franchir le portail. Je l’ai vu par la fenêtre. Deux cents vaisseaux au bas mot, et autant d’hommes. Leurs bannières affichent le blason aux trois flèches.

— La fille du seigneur Mito devait arriver aujourd’hui. Je croyais que tu le savais.

Kiyomori fronça les sourcils.

— C’est celle que tu dois épouser ? L’oracle du sanctuaire d’Ise ? 

— Ne t’inquiète pas. Cela ne mettra pas fin à notre amitié.

— J’espère bien ! siffla mon ami en réponse.

Il se redressa dans le futon. La vue de ses longs cheveux, plus emmêlés que jamais, amena un sourire sur mes lèvres. Prudemment, je posai ma main à plat sur son dos, caressant ces mèches qui me fascinaient tant, sur la soie sombre de son uniforme de capitaine d’unité qu’il enfilait en hâte. Dans cet uniforme noir et galonné, Kiyo avait la prestance d’un amiral. J’ignorai le symbole du clan Heike – un papillon stylisé aux ailes ouvertes – et me concentrai sur les mèches rêches qui tombaient sur son torse musclé. Kiyomori se laissa faire, semblant ignorer mes caresses. Nous avions décidé ensemble de ne jamais les couper, et si les miens étaient plus longs au départ, il me battait à présent à plate couture : la pointe de son abondante chevelure atteignait déjà ses reins.

J’en pris une mèche et la tournai entre mes doigts.

— Dis-donc... Tu ne serais pas jaloux, par hasard ?

Il me jeta un regard furieux par-dessus son épaule.

— Jaloux ? De qui, de ta future femme, ou de toi ?

— Les deux.

J’aimais l’asticoter ainsi, car je savais que ses réactions tumultueuses témoignaient directement de ce qui se passait dans son cœur passionné.

— Je sais bien que t’as pas eu le choix. Et je sais bien que t’en a rien à foutre, des femmes. Je me trompe ?

Les bras croisés, il semblait me mettait au défi. Mais dans ses yeux sombres apparaissait une petite lueur d’inquiétude : il n’était pas sûr de ma réponse.

Je fis fi de toute prudence et passai mes deux bras autour de sa taille pour le tirer en arrière dans le lit.

Pris par surprise, Kiyomori n’eut pas le temps de me repousser. Je rencontrais ses grands yeux inquiets, qui traduisaient, pour le moment, une confusion qui n’était encore chargée ni de rage ni de peur.

Je le poussai sur le matelas et le forçai à me regarder.

— Je t’aime, lui rappelai-je. Plus que l’honneur, plus que la vie. Jamais je ne t’abandonnerai, même pour toutes les femmes et le pouvoir du monde !

— Idiot ! grogna-t-il.

Mais son visage s’était radouci, et la flamme que j’avais vu danser dangereusement dans ses yeux, aussi.

Mes lèvres rencontrèrent les siennes, si douces, et il me laissa l’embrasser. La chose était suffisamment rare pour être notée. Kiyomori ne se laissait pas étreindre facilement : c’était à peine s’il supportait d’être touché. Il était si sauvage, si sensible ! Et j’étais si fort comparé à lui, avec mon corps de métal. Emporté par la passion, je passais mes mains sur ses bras, trouvai ses poignets et les immobilisai. Le regard farouche qu’il me lança alors, ainsi que la tension que je sentis sous mes doigts, alluma une flamme brûlante dans mon ventre.

— Kiyo, murmurai-je à nouveau, complètement happé par son regard hypnotique.

Il ne me répondait jamais. Il se contentait de me regarder, et ce regard contenait toutes les réponses dont j’avais besoin. Et aujourd’hui, ses grands yeux à la couleur indéfinissable, indescriptible, me disaient : C’est bon.

Je me penchai à nouveau, couvrant son cou de baisers. Je dénudais son épaule, trouvais sa clavicule, caressant ses bras à la musculature sèche et longiligne. Le plus souvent, Kiyomori repoussait mes démonstrations d’amitié, mais là, pour une fois, il se laissa faire. Les yeux fermés, il s’abandonna à mes caresses, et j’entendis même un léger son sortir de sa gorge : ses lèvres s’entrouvrirent, et son souffle s’accéléra. Je le sentais tendu comme une corde sous mon poids.

— Kiyomori, répétai-je en posant d’autorité ma main sur son ventre ferme et plat, couvrant une cicatrice aux lignes sinueuses.

Par les bouddhas, comme je l’aimais ! Les mèches noires de ses cheveux, aux reflets profonds et bleutés comme les plumes d’un corbeau, dérobaient une fois de plus à ma vue son visage si beau. Je les chassai d’un revers de ma main, me penchai pour l’embrasser à nouveau, et, frémissant, je glissai ma main sous sa veste d’uniforme. Mon cœur battait à tout rompre : je crus qu’il allait sortir de ma poitrine. Je le sentais, là, tout près et tout chaud. Son désir à lui, intense et brûlant, palpitant comme un cœur d’oiseau. Pour une fois, Kiyo se montrait réceptif à mes caresses. Je le sentais abdiquer, se rendre... jusqu’à ce qu’une voix importune fit soudain irruption derrière la cloison.

— Commandant ! On vous demande, mon commandant !

Je m’immobilisai. Mais c’était trop tard, la magie était rompue. Kiyomori remonta la couette jusqu’à sa tête, et il roula sur le côté en s’emmitouflant dedans. J’en aurais pleuré de dépit. Tout ce que je pus faire, c’est étouffer un juron entre mes dents.

— Commandant ! 

— J’arrive ! rugis-je. Une minute, bon sang !

Je jetai un coup d’œil à Kiyomori. Ce faisant, je surpris son regard, par-dessus le motif de vagues du futon.

— Désolé.

— Laisse tomber.

— Kiyo...

Je tentai de le toucher à nouveau. Mais il se tint soigneusement hors de ma portée, avant de rouler plus loin et de s’étendre sur le ventre, sortant son nécessaire à fumer de sa poche de poitrine.

— Je n’en ai pas pour longtemps, plaidai-je en ajustant mes habits de cérémonie. Quelques heures, tout au plus… Je vais t’envoyer Ushiwakamaru : il t’apportera de quoi manger et du saké, et puis je serais vite revenu. Ce soir, on sera seuls, toi et moi. On ira regarder la lune en mangeant des gâteaux de riz, on boira le nouveau saké, on jouera du shakuhachi… Je te le promets. Attends-moi.

Kiyo se redressa sur son coude.

— Ça fait déjà trois jours que tu me dis ça, lâcha-t-il d’une voix lasse, un sourcil levé. Trois jours que je passe mes journées, enfermé dans cette chambre comme une concubine impériale, à devoir supporter la seule compagnie de ce gamin. J’en ai assez, Yoritomo. Plus encore que d’être mis au secret toute la journée, je déteste les promesses non tenues. Alors soit tu affrontes ton clan une fois pour toutes et tu leur dis que je suis là… Soit tu ne me revois pas.

Je me figeai, alarmé.

— Non, non ! m’écriai-je. Je le leur annoncerai, je te l’ai toujours dit. Mais pas maintenant. Encore un peu de patience, c’est tout ce que je te demande.

Kiyomori me fixait toujours, impitoyable.

— Quand ?

— Demain, lui promis-je. Demain, je leur dirai, pour toi.

— Et tu leur annonceras ta volonté d’unir nos deux flottes ?

— Je leur annoncerai, tu as ma parole !

— Tu les forceras à faire acte de contrition, et à m’accepter ?

— Je les forcerai même à s’excuser ! Tous à genoux, en ligne, devant toi !

— Et s’ils me traitent de démon, qu’ils disent que je te monte la tête ?

— Je leur prouverai qu’ils ont tort.

— Et cette Mito Saishi ?

— Je la renverrai dans sa colonie.

— … Ton foutu cousin ?

— Il finira par entendre raison. Promis, juré, craché, foi de Minamoto no Yoritomo !

Kiyo soupira. Il recracha sa fumée une dernière fois, puis reposa la longue pipe en os et en nacre que je lui avais offerte sur sa boîte.

— C’est bon, statua-t-il avec emphase. Envoie-moi ton petit frangin… Je lui ai appris à jouer au shogi, hier. J’espère qu’il se souvient au moins d’une combinaison. La journée va être longue.

J’en aurais pleuré de joie. Kiyo acceptait de m’attendre une journée encore !

— Merci, Kiyo, m’épanchai-je. Tu es vraiment un formidable ami !

— Le meilleur, grinça-t-il avec un demi-sourire. Allez, file. Ton valet va faire une apoplexie.

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