Chapitre 3
— Tu bosses vraiment à la mairie ?
Sam avait les yeux écarquillés, la bouche à moitié pleine de chips.
Je lui ai souri, un peu gêné.
— Oui, le maire m’a proposé un poste. J’ai accepté.
Elle s’était redressée, soudain fière.
— Franchement, c’est classe.
Puis elle avait ajouté, moqueuse :
— Tu vas devenir un fonctionnaire torturé, c’est ça ? Avec des secrets d’État et tout ?
Je n’ai pas répondu. Pas besoin. Elle me connaissait.
Elle savait que je portais les choses trop profondément, trop silencieusement.
Elle avait ri, puis s’était levée pour filer à son boulot, un petit bar à deux rues de là.
— Allez, courage, poète ! Tu vas leur faire peur à force d’être trop calme.
Elle m’a tapé l’épaule.
— À demain.
Et elle s’était fondue dans la foule.
J’ai pris une autre direction.
Le trottoir était glissant, la lumière trop blanche.
L’air sentait l’été fatigué, celui qui s’attarde trop longtemps dans les rues.
Je marchais sans regarder les visages.
Jusqu’à ce que l’un d’eux m’arrête.
Elle m’avait frôlé, sans un mot, mais avec ce regard.
Je la connaissais. Vaguement. Une silhouette croisée à l’université.
Ambre. Ou Arbre. Quelque chose d’un peu flou, un prénom que je n’avais jamais su vraiment retenir.
Pas plus étrange que le mien.
Elle s’était retournée, avait chuchoté à son amie, sans se soucier que je sois juste là :
— T’as vu ? Le maire a réussi jeune, hein.
— Ah ouais ?
— Il a à peine trente ans.
— Et celui-là, je l’ai déjà vu sortir de son bureau.
Je me suis figé. Puis j’ai repris ma marche, plus vite.
Presque trop vite.
La mairie se découpait dans le ciel comme un souvenir que je n'avais pas encore vécu.
Les grandes vitres reflétaient les nuages, les murs semblaient juger ceux qui les franchissaient.
À l’intérieur, la vieille secrétaire m’a reconnu immédiatement.
Elle m’a observé par-dessus ses lunettes, l’air amusé.
— Tu sais, mon petit, tu parais plus jeune que ton âge.
Elle a haussé les épaules, faussement désolée.
— Mais bon… mignon. T’as bien fait d’accepter le poste. Ça rafraîchit l’endroit. Elle m’a souri.
Elle a ouvert la porte sans attendre ma réponse.
— Il t’attend.
Le bureau du maire.
L’espace sentait le silence contenu, la précision.
Tout était à sa place : les dossiers parfaitement empilés, les rideaux à demi tirés, la lumière filtrée comme une prière discrète.
Même l’air semblait pesé.
Il était là, penché sur des papiers.
Il ne m’a pas regardé.
Mais il a parlé.
— Tu es à l’heure. Assieds-toi.
J’ai obéi. Mes mains ont glissé l’une contre l’autre, nerveuses.
Il n’a pas levé les yeux.
— La prochaine fois, ne toque pas. Je n’attends que toi. Je n’ai pas l’habitude de partager ce bureau.
J’ai hoché la tête. Mon estomac s’était noué, mais je ne comprenais pas encore pourquoi.
Il a poursuivi.
Il avait lu mon dossier. Il connaissait mes notes, mes antécédents.
Il savait déjà ce que je valais — ou ce qu’il voulait que je vaille.
Et puis, il a levé les yeux.
Directement dans les miens.
— Ariel.
Il avait prononcé mon prénom comme une énigme.
Un prénom céleste,
presque trop doux pour ce monde.
Je n’ai rien répondu.
Mais c’est la première fois que mon nom est défini de cette façon.
Je me sens… je ne sais pas comment l'exprimer.
Le silence me semblait plus sûr que n’importe quelle phrase.
Il s’est redressé lentement, a fait le tour du bureau, et s’est arrêté juste derrière moi.
Je sentais son regard sur ma nuque, précis, glacial.
Pas hostile.
Mais… présent. Trop présent.
Il n’a rien ajouté.
Et moi, je suis resté.
Comme une ombre qu’on ne chasse pas.
Il m’a finalement montré mon bureau, juste à côté du sien, invisible derrière une colonne de dossiers.
— Ton bureau est juste là. Tu es mon assistant. Tu travailles à côté de moi.
Il a posé une main sur la poignée.
— Si je t’appelle, tu entres sans hésiter.
Sur le bureau à l’intérieur, un petit dossier m’attendait.
— Ce sera ton premier travail. Un tri simple, quelques notes à prendre. Je veux voir comment tu fonctionnes.
Je m’y suis installé sans un mot.
Et à peine avais-je commencé à feuilleter les premières pages que la porte du bureau principal s’ouvrit.
Un policier venait d’entrer.
Il toqua brièvement, comme s’il savait que le protocole importait peu ici.
Son visage était tendu. Il ne m’avait pas remarqué.
— Monsieur le Maire, on a un souci dans le quartier nord-est.
Un nouveau dealer. Il agit vite, il est jeune. On parle déjà de deux overdoses en une semaine.
Les gamins sont sa cible. Et nos gars perdent le terrain.
Le maire l’écoutait en silence. Mais il ne regardait pas le policier.
Il me regardait, moi.
Fixement.
Puis, calmement, il déclara :
— Ariel. Qu’en dis-tu ?
Je veux avoir ton opinion sur la question.
J’ai cligné des yeux, un peu choqué.
Le policier s’est tourné vers moi, surpris.
J’ai inspiré doucement, en essayant de ne pas bafouiller.
— Je pense que… que si on agit frontalement, on les perdra. Les jeunes, je veux dire.
Ils ne parlent pas aux figures d’autorité. Ils se méfient.
Peut-être qu’il faudrait quelqu’un de… différent. Quelqu’un qui leur parle d’égal à égal. Qui vient presque de leur monde.
Il faut une approche plus fine. Plus humaine.
Un silence s’installa.
Le maire m’écoutait toujours.
Puis, lentement, il hocha la tête.
— Je suis d’accord avec toi.
Il tourna son regard vers le policier.
— Faites donc ça.
Le policier opina, encore troublé par ma présence, et quitta la pièce.
Moi, je suis resté figé.
Le cœur battant.
Les doigts tremblants contre le dossier.
Quelque chose venait de changer.
Et je sentais, au fond de moi, que ce n’était que le début.
« Continue comme ça… et je finirai peut-être par ne plus pouvoir me passer de toi. »
Je suis resté seul quelques secondes après qu’il se soit éloigné.
Mais le silence… n’effaçait pas ses mots.
Il les avait dits comme un ordre déguisé. Pas un compliment. Pas un jeu.
Plutôt comme s’il constatait une faiblesse en lui qu’il s’interdisait.
Et moi…
Je ne savais pas si je devais fuir.
Ou rester.
Je me suis remis au travail. Les feuilles devant moi tremblaient un peu sous mes doigts.
Je relisais des correspondances simples, mais les lettres dansaient.
Je n’arrivais pas à ne pas penser à lui.
À sa voix.
À sa façon de me fixer comme s’il pouvait me désassembler d’un seul regard.
Comme s’il savait déjà ce que j’étais, ce que je cachais, ce que je ne disais pas.
Il a ouvert la porte de mon bureau, sans frapper.
Je me suis redressé.
— Tu vas me suivre. Je veux que tu te familiarises avec le bâtiment. Viens.
Ses ordres étaient courts, nets, sans appel.
Il ne demandait jamais. Il décidait.
J’ai suivi ses pas dans les couloirs silencieux de la mairie.
On aurait dit que même les murs retenaient leur souffle quand il passait.
Il ne parlait pas, ne me regardait pas.
Et pourtant… je sentais que j’étais observé à chaque détour.
Il m’a montré l’archive, la salle de presse, la petite cafétéria où personne ne parlait plus haut que le bruit de la machine à café.
Puis, on est revenus à l’étage de son bureau.
Il s’est arrêté juste devant la porte, s’est tourné vers moi.
— Il y a une chose que tu dois comprendre.
Il s’est approché d’un pas.
Trop près.
Je pouvais sentir son parfum.
Cette odeur.
Forte. Imposante. Un mélange d’ambre chaud, de musc sec, et de quelque chose de plus sauvage.
Elle ne quittait jamais sa peau.
Elle s’imposait à moi comme un frisson qui glisse sous les vêtements.
Mon cœur a loupé un battement.
Cette odeur…
Elle ne me quittait plus.
— Ici, tout le monde m’écoute. Certains me craignent. D’autres me suivent. Mais personne… ne me touche.
Il a levé la main, et du bout des doigts, a effleuré ma joue.
Lentement. Je tremblais de partout.
— Et pourtant toi…
Ses yeux gris étaient sombres.
Je sens que tu pourrais me déséquilibrer.
Ma gorge s’est serrée. Je ne comprenais pas. Ou plutôt, je comprenais trop bien.
Et ça me terrifiait.
Il a souri. Cette fois, un vrai sourire. Inquiétant. Un peu beau. Un peu triste.
Comme s’il se punissait lui-même de me parler ainsi.
— Repose-toi. Tu reviendras demain matin à huit heures. Sois ponctuel. Je déteste attendre.
Il m’a ouvert la porte.
Et je suis sorti.
Sans un mot.
Mais attends… comment il sait que demain, on ne commence pas les cours avant 14 h ?
Je frissonne.
Dans la rue, la lumière me semblait plus lourde.
Comme si j’avais respiré un autre air, pendant une heure. Plus dense.
Plus froid.
Et je me suis demandé…
Est-ce que c’est vraiment un travail que j’ai accepté ?
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