Chapitre I
« Ça fait des mois que tu es au point mort au labo, Nora. Ne me prends pas pour un con ! »
Lénora s’écroula sur le vieux canapé vert de son minuscule appart du campus d’Emory. Elle n’était plus sûre de la couleur d’origine du tissu, et ce simple doute lui rappela avec dégoût que son environnement ressemblait à la chambre d’un ado. Ça ne l’empêcha pas de poser ses vieilles rangers sur la table, envoyant valser une bouteille vide au passage.
Merde.
« Je te jure que tout va bien, papa. C’est normal d’avoir des périodes à vide où on avance moins vite. On est toute une équipe, je te rappelle, je ne suis pas seule. »
Faux, elle s’était isolée dans un petit laboratoire adjacent pour travailler sur sa petite théorie perso.
« Ton directeur de recherche m’a dit que tu travailles seule sur une théorie personnelle ! »
Merde.
« Il n’a pas le droit de te balancer des infos comme ça ! Mais s’il t’en a parlé, j’espère au moins qu’il a précisé qu’il m’a donné son accord parce qu’il pense justement que je tiens peut-être quelque chose ! »
« Ce n’est pas le sujet Lénora. J’ai payé une somme incroyable pour que tu fasses tes études à Harvard, et mes investissements paient toujours, tu m’entends ? »
Prends ça.
Elle ne pouvait pas le nier. Elle aurait pu postuler avec des ailes et un halo, ça n'aurait rien changé. Harvard n’aurait même pas ouvert son mail. Modèle ou pas, son dossier pesait moins qu’un virement bancaire de papa. Mais cela justifiait-il qu’il le rappelle de façon si abjecte ? Elle n’avait même pas eu son mot à dire dans le choix de son université !
Le père de Lénora n’avait jamais caché que chacune de ses actions était toujours minutieusement planifiée et motivée par ses propres intérêts, et non pas par des sentiments. Comme l’amour.
Mais pour Lénora, chaque rappel faisait toujours le même effet. Elle voyait son enfant intérieur. Celui qui, autrefois, essayait d’attirer l’attention de papa sans jamais réussir à la capturer, trop pressé qu’il était de se rendre à un meeting ou de repartir en voyage d’affaires. Et cet enfant se prenait un gros train de marchandise en pleine poire. Probablement pour la millième fois.
Elle essayait de ne pas lui en vouloir. Après tout, c’était son expérience – et son propre père avant lui – qui lui avaient appris que l’amour ne rapporte pas d’argent. Or, il avait aussi appris qu’un homme n’est pas un homme s’il ne gagne pas des sommes démesurées, éthiquement ou non. Alors s’il avait « investi » de l’argent dans l’avenir de sa fille, ce n’était pas parce qu’il lui souhaitait un futur radieux et une vie épanouie. Non.
Le choix des mots rendait ses dessins évidents.
À ses yeux les femmes avaient un rôle bien défini et devaient s’y tenir. Or sa fille n’avait pas les qualités recherchées pour épouser un vieux requin des finances dont les seuls charmes résideraient dans une American Express Platinum et un compte planqué aux îles Caïmans.
Pour commencer, elle avait déjà 34 ans. Éliminée d’office. En plus d’être vieille, elle n’était que passablement jolie. Non pas parce qu’elle avait des traits ingrats, mais parce qu’elle souffrait d’un tel manque de conscience de son propre potentiel qu’elle le ruinait en se cachant derrière des lunettes trop grosses, des cheveux trop indomptables, un style trop négligé et une personnalité trop introvertie.
Avec une descendance pareille, son père ne pouvait considérer qu’une solution : lui offrir une carrière prestigieuse pour qu’elle apporte pouvoir et richesse au clan Éversène, d’une autre manière.
« Je ne lui ai pas demandé les détails. Je veux juste savoir pourquoi ça prend autant de temps. »
« Tu es sérieux, papa ? Pourquoi des recherches aussi compliquées et révolutionnaires qui ont le potentiel de changer la médecine prennent autant de temps ? Ces travaux ont commencé avant ma naissance, et tu pensais que maintenant que je suis en post-doc à Emory, j’allais achever le travail à moi toute seule ? »
« Ça fait six ans que tu bosses là-bas ! Moi, je n’ai jamais mis autant de temps à finaliser un projet. Si j’avais été aussi lent, tu serais en train de servir une bière chaude à un sale redneck du Kentucky Derby, maintenant ! »
Lénora ne put s’empêcher de s’imaginer une microseconde vêtue d’une tenue de cow-girl et d’un chapeau ridicule, en train de servir des bières à une horde de sosies de Trump bruyants. Le mélange des costards de luxe, des couvre-chefs aux couleurs criardes et des cow-boys terrorisant du bétail dans une arène en arrière-plan était insoutenable.
« Tu vendais des actions, papa ! Si tu avais été lent, tu te serais planté de domaine d’activité ! Ici, on fait de la recherche ! C’est long, c’est fastidieux, c’est ingrat. On déploie tous nos efforts, juste pour un espoir d’avancée. Tu crois que parce que tu es devenu actionnaire majoritaire dans une firme biotech, d’un seul coup tu sais de quoi tu parles ? »
Dan Éversène raccrocha brutalement. Lénora sentit la peur l’assaillir. Elle perdait rarement son sang-froid, et jamais face à son père, qui avait la fâcheuse tendance à répliquer sauvagement contre toute forme de communication qu’il pourrait interpréter comme une attaque envers sa personne.
Allait-il lui faire regretter ce tout petit faux pas ? Non. Il avait trop besoin d’elle. Elle n’avait pas de preuves, mais comment douter de ses projets ?
Lénora était discrète, timide et un peu lâche sur les bords. Enfant, elle n’était pas combative pour un sou et fuyait comme la peste les enfants qui se moquaient de ses cheveux broussailleux et de ses dents en avant. Si la vie d’un chiot avait été en jeu, elle aurait quand même pris la poudre d’escampette sans regarder en arrière. Rien ne pouvait s’interposer entre elle et son instinct de conservation, lentement affûté par une mère alcoolique et un père sociopathe.
Mais s’il y avait bien une chose que Lénora n’était pas, c’était stupide. Elle n’était peut-être pas courageuse, mais elle savait lire les ombres, et Dan Éversène, lui, les collectionnait.
Après plusieurs décennies à faire sa fortune en dépouillant les autres de la leur, son cher père avait compris que l’argent, le vrai, est échangé dans l’ombre. Pourquoi se contenter du trustfund de Sophie, fille de milliardaire dont la mère aime un peu trop les paris hasardeux, quand on peut négocier le PIB d’un petit pays dans des contrats secrets entre agences gouvernementales peu scrupuleuses et entreprises carrément pourries ?
Puisque Dan Éversène était le roi incontesté des finances, il n’eut pas de mal à mettre la main sur la part majoritaire des actions d’une biotech émergente. GENETHIC.
Quand elle avait appris ça, Lénora n’avait pas su quoi en penser. Si c’était leurs meilleurs chargés de com’ qui avaient trouvé ce nom, c’est qu’ils hésitaient entre un QI négatif et un manifeste eugéniste.
Ses études, son sujet de thèse et même son directeur de thèse lui avaient été imposés par son père. De la même façon, c’est lui qui avait négocié sa position au laboratoire de l’université d’Emory, Atlanta, pour participer à des recherches bien spécifiques sur la régénération tissulaire. Alors Lénora n’était vraiment pas dupe.
Manifeste eugéniste.
Les recherches sur la régénération tissulaire avaient débuté en 1980 et pourraient bien déboucher sur des avancées absolument grandioses en médecine régénérative et en thérapie géniques, mais entre les mauvaises mains, elles pourraient tout aussi bien être la première étape vers une dystopie à la Black Mirror que Lénora ne voulait même pas imaginer.
Visiblement, Dan ne faisait cas des conséquences de ses actions, tant qu’elles lui permettaient de faire grossir un portefeuille qui pourtant débordait assez pour couvrir les besoins des cinq prochaines générations.
Lénora s’enfonça un peu plus dans le canapé, fixant la bouteille au sol sans vraiment la voir, occupée qu’elle était à se laisser ronger par ce sentiment d’anxiété qui ne lui était que trop familier. Elle aurait aimé que quelqu’un soit là, juste pour ne pas se sentir si désespérément seule.
Ses espoirs ne rencontrèrent rien, à part un silence si dense qu'elle aurait pu le toucher. Si palpable qu'elle l'imaginait là, à côté d’elle sur le canapé, comme un vieux chien fidèle qu’elle n’aurait jamais choisi d’adopter.
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