Les yeux grands ouverts

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« Garde bien les yeux ouverts quand tu fais face à la peur », m’avait dit un jour Nonno tandis qu’il faisait jouer ses doigts ridés dans les rubans de mes tresses. « Il n’y a que comme ça que tu pourras la vaincre ».

Je me revois encore, haute comme trois pommes, perchée au sommet d’un immense rocher blanc qui surplombe une Méditerranée claire et tranquille. Mes cousins m’ont, je ne sais encore comment, persuadé d’y grimper avec eux. Ils ont déjà plongé dans l’eau azur sans réfléchir, dans un grand cri exalté. Mais moi, j’ai toujours eu horreur du vide, de cette sensation de néant qui pourtant attire inexorablement, comme un petit diable qui, penché au-dessus de ton épaule, te persuaderait qu’il n’y a aucun danger. Alors je reste là, l’estomac serré, une boule piquante dans la gorge, qui m’étouffe et me donne envie de pleurer. Pourtant, il faut que je saute. À quelques mètres de là, sur la plage toute blanche, Nonno est assis sur son transat. Il fait semblant d’être absorbé par la conversation de mes oncles, mais je sais que sous les verres fumés de ses lunettes de soleil, il m’observe. Il attend que j’ouvre les yeux, que je regarde bien en face la peur, avec des yeux grands ouverts.

J’inspire, puis expire, une fois, puis deux. Je plonge mon regard dans les flots paisibles ; la mer est si claire qu’on en voit le fond. Et si je heurte le sable ? Et si je me cogne la tête ? Et si je ne plonge pas assez loin et me casse la jambe sur le rocher ? Et si… ?

Encore une fois, je remplis mes poumons d’air. Je dois y arriver. Je vais y arriver. Doucement, je desserre mes doigts qui agrippaient le haut de mon maillot, avance un pied, puis l’autre.

Un bruit. Un fracas, immense, soudain, terrible. J’en ai déjà entendu de semblables maintes et maintes fois, alors même que toutes mes dents de lait ne sont pas encore tombées. Un coup de feu. Un silence. Plusieurs coups de feu. Je n’ai pas le temps de me retourner. Mes cousins me hurlent :

« Giulia, saute ! Saute, maintenant ! »

Il y a dans leur voix une terreur sans nulle autre pareille. Et quand je m’élance, pas un moment, je ne pense à fermer les paupières. D’aussi loin que je m’en souvienne, entre le moment où la plante de mes pieds a quitté la roche brûlante et celui où Stefano m’a jetée dans la voiture tandis que Luca démarrait sur les chapeaux de roues, pas un instant, je n’ai cligné des yeux.

Vingt ans ont passé. Au fil du temps, j’ai appris une chose qu’avait omis de me dire Nonno : la peur ne disparaît jamais, jamais on ne peut la vaincre. Jamais elle n’abandonne, mais comme de chaque ennemi que l’on ne peut éliminer, on peut s’en faire une alliée. Elle arrivera toujours un jour à vous reprendre aux tripes, à vous déstabiliser, mais elle ne vous mettra à terre que si vous la laissez faire.

Je tiens le dernier d’entre eux, le dernier de ceux qui étaient sur la plage cet après-midi-là. La chasse aura été longue, mais à la fin, je l’ai entre mes mains.

« Qu’est-ce que tu attends pour me descendre ? articule-t-il entre ses lèvres boursouflées.

  • J'attends que tu aies peur. »

Malgré la douleur qui doit lui broyer le corps tout entier, il ricane.

« Bonne chance pour me foutre la trouille. Allez, tire, qu'on en finisse. »

Quel vieux croulant. Il se croit si important qu’il pense que la mort d’un vieillard qui a déjà un pied dans la tombe suffira pour nettoyer le sang qu’il a versé. Je m’amuse de ne voir dans ses yeux que de la résignation et peut-être même du soulagement. Qui sait, il pourrait m’être reconnaissant de le débarrasser de l’arthrite qui l’accable depuis ses premiers cheveux blancs.

Ce calme s’envole en une seconde, lorsque l’on fait entrer, pieds et poings liés, sa très chère petite Sara, son ange tombé sur terre, sa petite-fille adorée qui porte dans son ventre rond les prémices d’une nouvelle génération. Et une terreur que je connais bien passe comme une ombre dans ses yeux voilés par le grand âge.

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Les yeux grands ouvertsChapitre2 messages | 5 ans

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