Fragments épars

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Fragment n° 2

2006 — Thibert, 32 ans

Quand je regarde nos photos, je me dis qu'on était vraiment trop jeunes. Enfin... J'étais surtout trop con. Elle a bien fait de me quitter.

Alors plutôt que les photos, je préfère retrouver nos souvenirs sur son corps.

Son dos. Son putain de dos encore plus sexy depuis qu'elle nage en club.

Son ventre. Les cicatrices de nos enfants. On ne voit pas celle de Gabriel. Mais je sais que c'est la trace la plus profonde.

Son coeur. Son tatouage "Amor Fati". Ma surprise quand je l'ai vu. Elle avait bien voulu me revoir. "Accepte mon chaos ou laisse-moi".

La cicatrice sur son genou. Un CRS l'a poussée pendant une manif contre le CPE.

Mes cicatrices ? Tatouées aussi, dans mon cerveau : "possession", "répétition", "trauma". C'est pas mal les psy, en fait.

Fragment n° 1

2003 — Thibert, 29 ans

C’est compliqué de continuer à faire le jaloux maintenant. Coach sportif, c’est autre chose que militaire. À la salle déjà, je me faisais draguer, mais là avec mes « régulières », je sens bien que si je voulais…

Mais je ne veux pas : je suis l’homme d’une seule femme. Et ça, Yuna l’a bien compris. Ça ne la fait pas toujours rire quand elle en croise certaines, ou que je lui raconte en riant les rentre-dedans que j’ai dû esquiver. D’un côté, ce petit jeu me fait sourire. Mais je suis pro avant tout. Et l’homme d’une seule femme, donc. J’avais déjà fait de gros efforts pour la laisser respirer, mais quand je vois qu’elle me fait confiance même quand mon regard s’attarde un peu sur une jolie paire de fesses, je me dis que franchement…

Bref, j’ai pas encore 30 ans, la sagesse vient enfin de me frapper. Il était temps.

Fragment n° 4

2013 — Yuna, 36 ans

Je me souviens des balançoires de notre premier baiser, mais pas du goût ; je me souviens de ta phrase « t’es mignonne, mais c’est mieux quand tu te tais » ; je me souviens du grincement du lit la première fois ; je me souviens d'une robe blanche, d'un rayon de soleil sur un chat endormi dans un fauteuil bleu.

Mais je ne me souviens pas du prénom de l'enfant devant moi.

Mon enfant.

Fragment n° 3

2012 — Yuna 35 ans

Memento mori. J’aurais préféré. Comment dirait-on en latin, « souviens-toi de ne pas oublier » ?

Je n’oublie pas ce moment qui nous a décidés à en parler à notre médecin.

C’était au restaurant, pour l’anniversaire de Galaad. On attendait notre commande. J’étais face aux toilettes. Je me suis dit : « C’est marrant de faire des toilettes en forme de petite cabane de pêcheur ! » Je me suis tournée vers Thibert pour lui en faire la remarque. Mais j’ai stoppé net avant.

J'ai réfléchi. Ça, j'en suis encore capable. « Ce n’est pas la première fois qu’on vient dans ce restaurant. On y vient même souvent. Alors j’ai forcément déjà dû voir ses toilettes. Elles ne sont pas nouvelles. Donc ça veut dire… j’ai oublié. »

Fragment n° 5

2013 — Yuna 36 ans

Les trous s'élargissent. M'aspirent. On a fini par comprendre pourquoi.

(J'ai repris plus tard... c'est trop dur!!!)

Je ne peux pas le dire, alors je vais l’écrire. Et après je déchirerai ce papier, je le mettrai au fond de la poubelle.

Si j’y pense.

MERDE ! MERDE ! MERDE !

Ce n’est pas juste, tout ça à cause d’une pilule censée ne pas faire augmenter mon cholestérol. Merci papa pour l’hérédité, merci Thibert pour la contraception.

Pas de capote, « ça me sert trop, je ne te sens pas ». Gnagnagna

Alors toutes les alternatives sont pour moi. J'ai fait beaucoup d’essais, jusqu’à cette fameuse pilule. Le lutéran. Un beau cadeau de la médecine, vraiment. Des méningiomes. Des gros. Inopérables. Au début, on n’a pas compris. On nous parlait de tumeurs bénignes. Bénignes, ça veut dire que ce n’est pas grave non ? Non, juste que ce n’est pas un cancer. A priori, je ne vais pas crever de ça. Juste disparaître.

Pourtant j’ai insisté auprès de Thibert. On avait 3 enfants, ça pouvait bien être son tour ! La vasectomie, je m’étais renseignée : risque minime, plaisir maximum ! Mais non, on ne touche pas à la sacro-sainte virilité !

J’aurais pu me faire ligaturer les trompes. Mais j’en avais marre qu’on touche à mon corps. J’avais assez donné. Et puis si ça se trouve, les méningiomes étaient déjà là.

Médecine de merde, société patriarcale de merde, on se fait tuer dans l’indifférence générale.

Fragment n° 6

2015 — Thibert 41 ans

C’est marrant quand même le corps et l’esprit. Je sais pas comment ça fonctionne. On n’a jamais fait autant de sport ensemble. Elle sait peut-être pas où elle est, mais son corps continue.

C’est comme à la piscine. J’ai juste dû prévenir Guillaume. Elle a besoin d’avoir encore un semblant de normalité, alors je la laisse y aller toute seule. Mais Guillaume sait qu’il doit la surveiller. Au bout d’une heure et demie, il l’attend à la fin de la ligne pour lui dire qu’il faut penser à rentrer. Si elle demande « rentrer où ? », il m’appelle.

Son corps vibre encore parfois. Nos peaux se souviennent, elles. Sauf cette fois-là. Depuis, je n’ose plus.

On faisait l’amour, je ne voyais que ses yeux, son sourire. Même le lilas était de la partie : lourd, sucré. Ça la rend folle. Elle s’agrippe à mon épaule, elle me mord, et elle gémit… « André ».

Je me suis arrêté net, je l’ai regardée : « C’est qui, André ? »

Elle a ri. Un rire profond, comme si je plaisantais.

« Mais enfin, c’est toi ! Pourquoi tu dis ça ? Elle est bizarre ta blague quand même ! »

Je me suis levé, je suis parti m’enfermer dans la salle de bain. Je savais qu’elle restait toute perdue dans notre lit. Je ne pouvais plus.


Fragment n° 7

2015 — Yuna 38 ans

Mes chers enfants,

Morgane, Galaad et Yseult. Oui, je préfère préciser, sinon vous allez me regarder avec vos petits yeux plissés et votre nez froncé, en vous demandant si j’esquive parce que j’ai oublié. Encore.

Non, aujourd’hui, je me sens particulièrement bien. Alors j’en profite.

D’ailleurs, je précise : j’ai indiqué vos prénoms par ordre d’apparition. Pas par ordre de préférence. Quoique… Hahaha, j’aime trop vous torturer.

Plus sérieusement. J’ai fini de ranger toutes mes archives. Je ne suis plus capable de le faire au travail, mais j’ai mis mon expertise au service de votre héritage. Rien que ça. Dans le placard violet, vous trouverez tout. Les albums photos, les boîtes de souvenirs. Vous avez chacun la vôtre avec votre prénom. Le bracelet de naissance, le test de grossesse… Oui je sais, c’est dégoûtant. Mais vous serez contents de l’avoir quand même.

Il y a aussi vos vêtements de bébé et les tenues qu’on a préférées avec votre père.

Pour faire suite aux albums photos que j’avais déjà faits, je vous ai préparé un petit fascicule, bien relié et tout. J’en ai fait un chacun. Ce sont tous mes souvenirs de vous. Depuis le moment où on a commencé à vous désirer, jusqu’à votre naissance et les années suivantes.

Je ne vais pas faire semblant, vous me connaissez. Je pense que ça ne sert à rien. Et vous êtes intelligents. Vous savez que ça me pète le cœur de vous laisser alors que je suis toujours là. Peut-être que parfois ça fera du bien de faire semblant. Vous pourrez faire comme si. Vous me raconterez vos premières amours, vos chagrins, vos projets d’études. Je suis sûre que je l’entendrai, quelque part.

Je vous aime.

Fragment n° 8

2015 — Yuna 38 ans

Thibert,

Dans notre chambre, derrière les draps (tu vas devoir sortir une carte ou ça ira ?), j’ai mis les archives que les enfants n’ont pas encore l’âge de voir. À moins d’aller voir un psy juste après, il vaut mieux qu’ils ne les consultent jamais.

Il y a les boîtes en métal que tu connais si bien, avec nos lettres et mes journaux. Il y a une boîte rouge, avec toutes nos photos. Celles qui ne figurent pas dans les albums de famille. Franchement, à une époque où il fallait faire développer les pellicules, on n’avait peur de rien.

J’ai relié également tous les souvenirs de nous. Au début, j’ai essayé de respecter un ordre chronologique. Et puis bon, je n’avais plus le temps. Alors j’ai tout jeté pêle-mêle. Je te laisserai faire le tri. J’ai appelé ça « Au cœur des vivants ». Tu peux changer le titre si tu veux. Ça m’est venu comme ça. J’ai trouvé ça joli.

Fragment n° 9

2017 — Thibert 43 ans

J’ai tout calculé. Comme Yuna pour notre première fois. Je ne risque pas d’oublier. J’ai lu tous ses journaux.

C'est une femme mariée : logiquement ça ne devrait pas avoir de conséquences. Elle a dû croire que j’ai fini par céder à ses charmes.

Céder, oui. À ma faiblesse.

On se retrouve dans une chambre d’hôtel. C’est un peu sordide, mais je ne mérite pas mieux. Je sais comment la faire jouir rapidement. Merci Yuna.

Je prends le temps de la regarder. Elle est bandante. Heureusement. Quand je sens qu’elle est prête à exploser, je mets une capote. Quand je la pénètre, je réfugie ma tête dans son cou. Je ne veux plus la voir. Quand je commence à bouger, je lui dis :

« Dis mon nom…

  • Thibert !
  • Encore !
  • Thibert ! »

J’attends ce qui me semble une durée correcte avant de partir. J’ai déjà prévu les prétextes pour ne plus la croiser. Une femme malade, un mari dévoué… j’ai toutes les bonnes excuses au monde. Pour les autres, je suis un mari parfait. Plus personne pour me reprocher les chaussettes sales qui traînent. Je me dégoûte.

Fragment n° 10

2017 — Thibert 43 ans

Le jour où elle a disparu, c’est celui où elle est passée à côté de nous en sortant de sa consultation. Elle a poussé la porte du neurochirurgien. Elle a jeté un bref regard dans la salle d'attente. Elle est sortie.
Sans nous reconnaître.

Elle était partie dans un autre monde.

Parfois, quand on est l’un contre l’autre à la maison, je ferme les yeux. Je respire à fond son odeur... et j’oublie qu’elle n’est plus là.

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