Sophie

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J’ai été convoquée à l’école de ma fille. Je suis la première étonnée, car, si l'on omet l’histoire-géo, elle est plutôt douée, ma gamine. Je ne vois pas trop quelles pourraient être les raisons motivant cette intimation. À moins qu’ils ne veuillent lui faire sauter une classe ?

Quand j’arrive dans le bureau de la directrice, elle est flanquée de la maîtresse et d’une psychologue. Ça n’augure rien de bon. Une fois les présentations faites, elles dégainent :

  • On se fait du souci pour Sophie. articule la maîtresse.
  • Elle présente des caractéristiques de suradaptation. continue la psychologue.
  • C’est-à-dire ? les interrompis-je.
  • En gros, Sophie ne répond pas ce qu’elle pense vraiment, mais ce qu’elle comprend qu’on veut entendre.

Ahahah… elle est maline ma fille, ai-je pensé. Elle ira loin. Elle s’est juste fait piquer. Il faut que je lui apprenne.

  • Mais qu’est-ce qui vous fait dire ça ? les questionnai-je dans l’espoir de pouvoir aider ma gosse à ne plus se faire pincer.
  • Nous avons remarqué que les réponses qu’elle nous donne à l’oral ne correspondent pas à ce qu’elle écrit dans son cahier d’exercices de mathématiques.
  • Ma fille commet des fautes en math ? m’exclamais-je.

Je n’avais jamais rien entendu de plus absurde.

  • Pas exactement. Dans son cahier, elle a tendance à sauter des étapes. Jusqu’à présent, elle est toujours tombée sur les réponses justes, mais ce n’est pas la bonne manière de faire. On lui apprend des méthodes de calcul et elle ne les applique pas, sauf quand on l’interroge oralement. On dirait qu’elle le fait seulement pour nous faire plaisir. m'explique la psychologue.

La directrice poursuivit :

  • À la demande de Mme Julien, notre nouvelle psychologue est venue faire un tour d’observation en classe et elle a confirmé que Sophie modifie son discours en fonction de la tête que fait l’examinateur. C’est étonnant pour une fillette de sept ans. À cet âge-là, les enfants font normalement confiance aux adultes. On dirait qu’elle s’en méfie. Savez-vous ce qui pourrait la pousser à un tel comportement ?

« La lucidité », pensais-je en silence. La directrice ajouta :

  • Sans notre nouveau protocole de veille psychologique, ce trait de son caractère serait passé totalement inaperçu. Heureusement, nous avons mis en place un schéma de détection permettant de débusquer les mécanismes de compensation que mettent en place les enfants. Cela nous est particulièrement utile chez ceux qui nous cachent leurs difficultés en lecture ou en math par exemple, mais cela nous a aussi permis d’observer quelques cas rares d’enfants très doués qui développent ces mécanismes sans aucune raison apparente. Nous sommes très fières des résultats de notre protocole et allons d’ailleurs le présenter au prochain colloque des écoles. L’identité de votre fille restera bien entendu confidentielle.

Voilà. Le fruit de mes entrailles en animal de cirque. Il ne manquait plus que ça. Les maquerelles semblent s’être dégotées un animal exotique à exhiber. Ça les fait mousser. Il faut que je sorte ma progéniture de là.

Les trois pisse-vinaigre restent plantées en face de moi, me regardant fixement. Elles attendent une réponse. Je me demande quoi leur dire pour qu’elles arrêtent de me casser les couilles pour rien si ce n’est se sentir importantes. Sur un ton enjoué, je reprends :

  • Pour votre colloque, vous avez bien entendu mon autorisation. D’ailleurs, je vous remercie de vous soucier du bien-être de nos enfants. C’est important, bla bla bla, bla bla bla…

Tandis que je gagnais du temps en les flattant d’avoir engagé une si bonne psychologue, pris les choses en main, lancé l’alerte… je réfléchissais à la réponse à donner à leur question principale : pourquoi ma fille s’adaptait-elle à des adultes cherchant à lui faire remplir des cases à leur manière à eux ? C’est vrai, franchement, pourquoi faire un truc pareil ?

Avant qu’elles ne se mettent à déduire que la pommade que je leur passais avait pour but de cacher la maltraitance que je faisais subir à ma fille (car j’étais bien la principale suspecte de cette affaire), j’articulai ma réponse à leur question principale :

  • Je ne vois pas pourquoi ma fille se méfierait des adultes, mais je vous remercie de m’avoir mise en garde et je vais essayer de comprendre ce qu’il se passe.

Les trois femmes se regardèrent. Elles semblaient globalement satisfaites.

  • Il me semble que ses notes sont toujours excellentes. Pouvez-vous me confirmer que rien n’a changé de ce côté-là ?
  • Justement, madame. Ses notes sont irréprochables, mais elle semble lire ce qu’on attend d’elle sur le visage de son institutrice. On s’inquiète. Comment fera-t-elle le jour où elle sera seule face à un examen écrit ?

La psychologue venait de dire cela sur un ton très sec. Je venais de me faire remballer comme si j’étais en train de leur cacher quelque chose. On était à la limite de me dire que ma gamine trichait en lisant dans les pensées de ses instituteurs. « Oui, Sophie a des bonnes notes, mais on ne sait pas si elle les mérite vraiment. On a peut-être affaire à une imposture. ». Le sous-entendu planait dans l’air vicié de ce bureau très mal aéré. Il me fallait fuir rapidement avant de me faire mordre par les fouines.

  • Je vous remercie de m’avoir alertée. Je vais m’occuper de cela. dis-je en me levant, signifiant ainsi que l’entretien était terminé.

La directrice semblait contente que ce procès qui la dépassait prenne fin. L’institutrice avait maintenant un air désolé, tandis que la psychologue semblait vouloir ma peau, justifiant probablement ainsi son nouveau job. J’étais pour elle, avec ma fille, un joli os à ronger.

Je sortais de l’école un peu abasourdie. Heureusement, ma mère avait pris le relais pendant mon absence, ramenant Sophie de l’école et nous préparant le souper.

En voyant les endives aux jambons dans le four, je tiquais. Ma fille déteste ça. Je le dis à ma mère :

  • Mais, non ! Elle adore ça ! Et je lui ai fait une tarte aux pommes pour le dessert ; je sais qu’elle adore ça.

Je ne dis rien. Critiquer la cuisine de ma mère, c’est la meilleure recette pour commencer une engueulade et passer une mauvaise soirée. Ma fille aurait-elle déjà compris cela ?

Au moment de se mettre à table, je vis ma fille regarder avec effroi les endives au jambon. Elle désigna celle avec la plus petite endive et la plus grosse tranche de jambon.

  • Juste une ça suffit. Il faut laisser la place pour la tarte aux pommes de mamie !

Vas-y ma choupinette. Passe-lui de la pommade à ta mamie, me dis-je tout bas.

Ma mère, toute fiérote, lui servit son chicon avec du riz et trois bonnes cuillères de béchamel.

Tandis que je regardais ma fille trier les ingrédients dans son assiette tout en complimentant ma mère pour ce délice, je riais intérieurement. La gamine avait tout compris. Surtout ne pas contrarier la dame qui fait les desserts et qui est surtout capable de transformer une bonne soirée en enfer sur le prétexte d’une divergence de vues. Elle n’avait finalement peut-être pas autant tort que ça, la psy.

Au milieu du repas, ma fille dit soudain :

  • Je crois que le chat veut qu’on lui ouvre la fenêtre.

Effectivement, le chat était là. Tandis que ma mère se levait pour laisser entrer son chat, ma gamine, tout en m’implorant des yeux, glissa son endive dans mon assiette. Je lui souris en retour et fit disparaître l’arme du crime dans mon estomac avant même que la grand-mère ne soit de retour.

Au moment du dessert, ma gamine s’écria :

  • J’ai une faim de loup !

Ma mère, toute heureuse du succès de son repas, lui servit une énorme part de tarte. Après qu’elle soit sortie de table, elle me dit :

  • Tu vois qu’elle adore les endives ! De toute façon, tu n’as jamais été très bonne cuisinière. C’est pour ça qu’elle n’aime pas les plats que tu lui fais. Chez moi, ta fille mange de tout.

Avec tous les efforts que ma fille avait déployés pour que l’on passe une bonne soirée, je n’allais pas saboter son travail. J’acquiesçai.

  • Tu as raison. Il faudra que tu me montres comment tu les fais un de ces quatre.
  • Oh. Si tu crois que je n’ai que ça à faire !

Non, c’est vrai. Elle a aussi les courses et le coiffeur. Je ne sais d’ailleurs pas comment elle arrive à jongler avec tout ça. J’acquiesçais encore :

  • Eh bien, on viendra les déguster chez toi. En plus, avec la qualité des légumes de la ferme qui est à côté de chez toi, je ne pourrai jamais rivaliser.

La soirée se finit sans drame. Dans la voiture, en rentrant à la maison, ma fille me dit :

  • Maman, tu es d’accord que ça ne sert à rien de contrarier mamie ? Après elle se fâche contre moi et je suis punie.

C’était donc ça. Elle avait compris comment obtenir une tarte aux pommes plutôt qu’une punition. Précoce, ma gosse. Je lui répondis :

  • Oui, je suis d’accord. Tu as bien joué ton coup. Moi aussi je préfère la tarte aux pommes à la soupe à la grimace.
  • Et la maîtresse, elle voulait quoi ?
  • La maîtresse, elle a compris que tu lui donnes les réponses qui lui font plaisir. Et ça ne lui fait pas plaisir.
  • Pfff.
  • Comme tu dis, ma chérie. Pfff.

Dans le rétroviseur, je voyais le regard désespéré de ma gosse qui semblait dire « mais je n’y arriverai jamais ! Même quand je fais tout juste, ce n’est pas assez !». J’ajoutai :

  • En math, tu vas trop vite. Quand tu fais semblant d’aller moins vite, il ne faut pas que ça se voie. Ta maîtresse lit ton cahier. Il faut que tu mettes dans le cahier ce que tu aurais répondu à l’oral pour qu’elle arrête de croire que tu ne prends le chemin qu’elle t’apprend que pour lui faire plaisir.
  • Mais si je ne prends pas son chemin, elle ne me donne pas ma gommette.
  • Oui, mais il ne faut pas que ta maîtresse s'en rende compte.
  • Mais ça va trop lentement ! C’est nul !
  • Oui, je sais. Mais ce que tu fais, c’est que tu mets la bonne réponse en bas de la feuille tout de suite, et après tu remplis le milieu de la feuille avec les calculs qu’ils te demandent. Comme ça, plus personne ne verra rien.
  • Ok.
  • Ok ?
  • Oui. Ça, c’est facile.

Le lendemain, au moment de remplir le questionnaire de satisfaction du boulot, je me ravisais. Depuis quelques années, j’ai pris l’habitude de mettre des 5/5 à tout, car d’une part la note de l’équipe a une influence sur mon bonus annuel (donc il vaut mieux dire que tout va bien) et d’autre part, si quelque chose ne va pas, ils nous font perdre notre temps avec des groupes de travail à la con jusqu’à ce qu’on dise que tout va bien (donc il ne faut surtout pas dire ce qui ne va pas). Me rappelant l’expérience de ma petite, je mettais quelques 4/5 pour la forme. La psy venait de me rappeler de l’importance de falsifier les données intelligemment. Merci les fouines.

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