La boîte à thé

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Ma vie a commencé quand mes parents ont déménagé. C’était le 18 Juillet 1992 ; il faisait gris, surtout pour un samedi.

Papa et Maman venaient d’acheter à la campagne. J’ai compris plus tard qu’ils voulaient fuir le monde. Je me suis retrouvé captif de leur quête de liberté ; j’avais sept ans, et je venais de perdre ma cinquième dent.

Heureusement, la maison où on s’installait jouxtait une vieille grange dans laquelle je suis aussitôt allé fouiner. J’y ai trouvé une boîte à thé dont je me suis vite empassionné. Elle n’avait pourtant rien d’exceptionnel, mais quand on est gamin, n’importe quel objet porte en lui le potentiel d’un trésor.

Elle était en fer blanc, de base carrée, et d’une hauteur égale à 1,61 fois le côté. J’ai vite appris qu’il s’agissait du nombre d’or, proportion considérée comme la plus esthétique par les grecs antiques, définie comme l’unique solution positive de l’équation x2 = x + 1.

La rouille superposait ses dessins rougeâtres aux motifs bleutés de la boîte. On reconnaissait néanmoins des influences nippones, les lithographies mettant en scène des cérémonies du thé au sujet desquelles je me suis longuement documenté – j’ai même appris le japonais pour mieux approfondir mes recherches.

Mais surtout, la boîte était fermée. Le couvercle semblait soudé, ou les charnières bloquées. J’ai envisagé toutes les solutions pour l’ouvrir sans l’abîmer – j’ai même demandé l’aide de mes parents lorsqu’ils daignaient m’accorder un zeste d’intérêt. Peut-être n’ai-je pas essayé assez fort, freiné par la crainte inconsciente de briser la magie. En revanche, en mettant en œuvre tous les moyens accessibles à mon imagination de gosse pour deviner le contenu, j’ai beaucoup appris.

Les mathématiques et la physique, bien sûr, en pesant, en comparant, en soustrayant, en étudiant les bruits et les mouvements. J’en ai déduit que l’objet à l’intérieur était de forme relativement plate et circulaire, d’un diamètre de l’ordre de 2 centimètres et d’un poids de 21 grammes, constitué d’une matière rigide et homogène. Je me suis persuadé qu’il s’agissait d’un éclat de météorite, éveillant mon attrait pour l’astronomie – trous noirs et météores me fascinent encore.

J’ai étudié l’Histoire et la géographie, aussi, me concentrant sur les relations entre Europe et Asie au fil des siècles : le commerce du thé, d'abord, puis les échanges commerciaux, culturels ou idéologiques, jusqu’à l’histoire de l’opium et l’influence des drogues en géopolitique. Saviez-vous que pendant les guerres d’Indochine et du Vietnam, les soldats conservaient leur héroïne dans des boîtes semblables à la mienne ? J’ai appris ça lors d’une exposition au musée de la Boîte en Fer Blanc, pour laquelle j’ai redoublé de ruse afin de convaincre mes parents de m’y conduire – ce temple de la buxidaferrophilie se terrait dans un petit village de l’Albret, à plus de trois heures de chez nous.

Pendant une période, je me suis même pris d’amour pour la littérature et la poésie. Je me souviens encore des premiers vers que j’ai écrits au sujet de ma boîte – j’avais huit ans.

Mon trésor est un tel secret

Qu’aucun humain ne le connaît –

Pas même moi.

Grâce à toutes ces connaissances puisées dans ma boîte close, les études s’avérèrent un jeu d’enfant : sur le plan scolaire, j’excellais à tous les niveaux. Sur le plan social, en revanche, il en fut autrement. J’ai fini par m’accommoder de ma solitude, ne nouant aucune autre amitié que celle qui me liait à mon trésor.

Au lycée, je m’en suis néanmoins désintéressé. L’adolescence a des pouvoirs que même la plus somptueuse boîte à thé ne saurait égaler. J’ai poursuivi avec autant d’assiduité les filles vers lesquelles mes hormones me poussaient et les études que mes résultats me dictaient. Je suis toujours célibataire, mais j’ai obtenu un doctorat en physique quantique – vous savez, celle du chat de Shrödinger à la fois mort et vivant tant qu’on n’a pas ouvert sa boîte.

L’année dernière, Maman est morte. Ou peut-être l’année d’avant, je ne sais pas. J’avais déjà bien entamé ma trentaine lorsque le cancer a refermé ses pinces sur elle. À l’occasion des funérailles, je suis retourné dans la maison d’enfance ; pour enterrer mon chagrin, j’ai déterré des cartons. Et j’y ai retrouvé ma boîte à thé.

Ma curiosité m’a poussé à l’ouvrir ; mon cœur a bondi comme un diable en voyant le couvercle se soulever. Enfin, j’allais découvrir la nature exacte de cet objet qui avait bercé mon enfance et forgé mon identité !

Sous mes paupières closes, j’ai vu une troupe de mercenaires intergalactiques se mettre en ordre de bataille. Ils venaient de détecter la trace d’un artefact perdu, clé d’une arme capable de bouleverser le cours du Temps. Seul l’Élu mentionné dans une antique prophétie avait le pouvoir de maintenir l’ordre du monde ; pouvait-il s’agir de ce banal humain venant d’ouvrir une boîte à thé ?

J’ai replié le couvercle sans regarder ce qu’il cachait. Je compris que le trésor ne résidait pas dans son contenu mais dans les mystères qu’il portait, seuls capables d’alimenter en continu les feux jumeaux de la curiosité et de l’imagination. Aussitôt, j’ai saisi un stylo pour noter la trame de ce qui est devenu mon premier roman, au dos de mes dessins d’enfant. J’étais tellement plongé dans mes idées que je me suis présenté en retard à l’enterrement. Mon père m’en veut encore. Je lui dédierai mon prochain livre, pour m’excuser. Le premier, il est pour ma boîte à thé, qui a su encore m’empassionner.

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