La rambarde

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Depuis vingt ans que je vis ici, je croise cette rambarde deux fois par jour. Elle me procure toujours la même étrange sensation : elle murmure à mon inconscient que mes choix ne sont pas les bons. Elle ne parle pas de la couleur de mes rideaux ou du menu de mon dîner, ni de mon orientation professionnelle ou de mon récent divorce. Dans ce domaine, je n’ai besoin de personne pour savoir que j’ai tout faux. Non, cette rambarde me parle de mes émotions : je ne m’émeus pas de ce qui est triste, je ne m’émerveille pas de ce qui est beau, je ne m’indigne pas de ce qui est injuste. Voilà ce qu’elle me répète au quotidien depuis vingt ans.

Mais aujourd’hui, c’est différent. Aujourd’hui, j’ai quitté mon boulot toxique, je me suis excusé auprès d’Estelle ; débarrassé de ces poids, je me sens léger et réceptif. Alors aujourd’hui, j’ai pris le temps de m’asseoir face à cette rambarde pour mieux l’écouter.

Elle m’a raconté l’histoire d’un gamin. Pas avec des mots, non ; ce n’est qu’une rambarde en fer forgé, elle parle un autre langage. Un langage fait de fugaces sensations par lesquelles elle a évoqué ce qu’elle sait de ce gamin ; un gosse qui me ressemble en tous traits mais dont les rêves et les parents sont encore vivants ; un gosse qui, tous les ans à la Toussaint, accompagne père et mère au cimetière.


Interminable périple le long de la Nationale Sept, seule route dotée d’un nom dans l’esprit de l’enfant ; ennui dans la voiture, ongles frottés sur le siège ou la ceinture pour s’occuper sans faire de bruit, paysages dont les flous se succèdent derrière la vitre ; assoupissement dont n’émerge que le bruit des clignotants, feutré par le filtre du sommeil.

Arrêt à Mammouth ; parking rempli mais qui paraît vide aujourd’hui, en l’absence de la sempiternelle contrepèterie du père, d’habitude si fier de son Mamie écrase les prouts ; la mère ordonne de se dépêcher, le père marche dix pas devant, toujours trop vite, comme si chaque seconde menaçait de décupler le prix des chrysanthèmes.

Contour de l’interminable mur gris, cent-soixante-huit pas de grisaille rugueuse et d’odeurs végétales décomposées, parcourus au rythme du grondement bitumeux de la Nationale Sept ; bruits et effluves s’estompent seize pas après l’entrée ; l’enfant le sait, il a compté.

Chemin de croix, la main du gamin dans celle de sa mère ; le père qui traîne derrière, cette fois, les mains enfoncées dans les poches et le menton dans la poitrine ; l’écoulement si différent du temps de ce côté de l’enceinte : les pas y deviennent lourds, les oiseaux crient au ralenti.

Allée centrale, quatrième bifurcation sur la gauche, puis première sur la droite, cinquième caveau ; sur la stèle, des fleurs en plastique aux teintes indiscernables, des messages fanés, des photos jaunies par le temps – jusque tard, l’enfant croira que seules ces couleurs existaient à l’époque des inconnus résidant sous ces reliques.

Le père à genoux, ses lèvres qui bougent en silence ; comment deviner quand il aura fini ? L’attente paraît si longue dans le froid.

Ennui, à nouveau ; un caillou rond dans lequel le gamin shoote, effrayant un écureuil ; début de course-poursuite, la main de la mère qui agrippe son col et le déséquilibre, la gorge qui se serre – pas d’émotion, non, c’est le zip du manteau qui bloque l’œsophage.

Tiens-toi là et bouge pas ; un ordre qui sonne comme une punition bien qu’il soit murmuré si bas ; « », c’est une rambarde à volutes en fer rouillé ; elle sépare le caveau familial de son voisin – à croire que même dans la mort on craint d’être importuné.

Et puis ces mots qui, même chuchotés, giflent l’enfant incapable de les interpréter : tu pourrais au moins faire semblant d’être triste.

Immobilité coupable. Les yeux piquent, la poitrine gonfle, les jambes tremblent, les joues chauffent. Pas de chagrin, pourtant. Pas de chagrin mais la culpabilité de ne pas éprouver celui qu’on impose.

Regard rivé sur la rambarde ; jointures des doigts blanchies autour de cette volute, la troisième en partant de la gauche, une tache de rouille en forme de chien au début de la boucle, et plus loin une autre en forme de balle dégonflée que le chien n’attrapera jamais ; une odeur de pierre mouillée et de lichen décomposé, soudain couverte par un relent de l’insipide chocolat chaud englouti en route, si vite que le palais en brûle encore – c’était juste le temps que le père sorte pisser ; passage d’un courant d’air aussi glacial que le métal resté froid sous les doigts ; léger vertige face au gouffre de l’inconnu – toutes ces vies invisibles et passées, tout ce présent à digérer en chaque instant, tout l’infini de ces indiscernables futurs ; bruissement des branches au-dessus, sûrement l’écureuil qui revient, ou bien un merle, on croit entendre son chant par-dessus le ronronnement de la Nationale Sept…


C’est qu’en attendant que le père signale le moment de regagner le monde des vivants, le garçon a le temps d’enterrer tant de sensations dans sa mémoire.


Ces sensations qui ressuscitent aujourd’hui, des décennies plus tard, face à la rambarde au coin de ma rue ; une rambarde si semblable à celle du cimetière de mon enfance ; une rambarde qui, depuis vingt ans, s’efforce de me rappeler que mon identité s’est forgée sur les plus insignifiants vestiges de mon passé.

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