Chaque instant est un nouveau début

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« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. »

Tu lis ce célèbre incipit comme si tu le découvrais. Les mots s’impriment dans ton esprit comme s’ils étaient neufs : ils te procurent la même sensation qu’un premier coucher entre des draps fraîchement lavés. C’est si doux ! Heureusement, car ce premier tome d’À la recherche du temps perdu est l’unique livre que tu possèdes. Tu n’as besoin de rien de plus maintenant que tu vis chaque instant comme un nouveau début.

Tu as déjà tourné trois pages, mais tu n’étais pas assez attentive à leur contenu pour en retenir la substance. Tu reprends. Ton sourire s’étire en savourant cette phrase pour la mille-et-unième première fois.

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. »

Tu n’as lu que cinq minutes lorsque quelqu’un s’invite auprès de toi. Cette visite te réjouit : elle porte en elle la promesse d’une grisante adrénaline, celle que seule la confrontation à l’inconnu sait procurer. Il s’agit d’un homme, dont la blancheur des vêtements contraste avec sa peau hâlée et son épaisse barbe noire. Il s’excuse de t’avoir dérangée en pleine activité ; tu feins l’indifférence. Il te complimente sur ton teint ; tes joues rougissent. Il te demande ton nom, comment tu te sens, à quoi tu dédies ton temps ; ton sourire s’imprègne de lumière – un prétendant, c’est si plaisant ! Tu te laisses aller à ce doux jeu de séduction : tu t’inventes une vie de rêve – détective privée, rien que ça. Après tout, on a qu’une seule occasion de faire une bonne première impression, alors autant y aller à fond ! L’homme éclate de rire ; il pose une main sur ton épaule, une autre sur ton poignet. Dans un clin d’œil appuyé, il prétend être docteur, un peu comme celui auquel vous jouiez quand vous étiez enfants. Puis il s’en va comme il était venu, te gratifiant d’un prometteur à bientôt. Tu réponds d’un geste évasif ; un instant à la fois, c’est ce que la vie t’a appris, n’est-ce pas ? Alors tu restes là, tu savoures la lumière du jour, les chants d’oiseaux au loin, les parfums inconnus dans l’air. Un instant à la fois, et celui-ci est si beau. Il te donne envie de lire, et tu te réjouis d’avoir avec toi de quoi assouvir ce soudain désir.

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. »

Page neuf, tu es interrompue par un chariot poussé par une personne tout de bleu vêtue. Dominique. Tu ignores son vrai nom, mais tu trouves que cette personne a une tête à s'appeler Dominique. Tu sens des fragrances d'épices, une touche de vanille aussi. Tu réalises alors que tu as faim, et cela tombe bien : Dominique dépose devant toi un plateau garni. Puis son chariot sort sans un mot et tu t’en réjouis : ce repas, tu souhaites en profiter seule et dans le calme. Les yeux fermés, tu dégustes une feuille de salade et t’émerveilles de son craquant. Puis tu piques ta fourchette dans une pomme de terre et l'imprègnes de sauce. Aussitôt en bouche, la tiède saveur se déploie sur ta langue. Tu ne cherches pas à deviner de quoi est composé le plat : les ingrédients semblent si savamment mêlés qu'il serait difficile de les identifier – tu n’es même pas certaine de tous les connaître. Tu te verses une gorgée d’eau avant de tremper la cuillère dans ton dessert, une crème servie dans un emballage sans inscription, telle une surprise d’enfant. Tu ne te souviens pas avoir mangé repas aussi bon ; tu laisses quelques restes de côté pour plus tard, dans l'idée de pouvoir revivre ce moment une seconde fois. Tu respires un grand coup, retiens ton souffle pour mieux savourer cette béate plénitude.

Et tu es prise d’une soudaine envie de lire.

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. »

Quelque part dans ton dos, on t’adresse un bonjour. Tu as à peine le temps de chercher un cadran sur lequel lire l’heure qu’on dépose une bise sur ta joue. Une femme d’une cinquantaine d’années, les épaules tombantes, un sourire forcé sur ses lèvres pincées, un voile d’humidité sur ses yeux ternes. Tu te demandes si elle vient de perdre un être cher – mais peut-être est-ce seulement son chien qui est malade. Tu cherches à capter son regard, espérant y infuser un peu de ta force et de ta lumière ; elle esquive. Elle s’assied timidement sur la chaise à côté et baisse aussitôt le nez vers ses pieds. Tu voudrais la consoler, lui expliquer ce que la vie t’a appris récemment. Oui, tu aimerais lui dire voyons madame, tout est éphémère, vous savez, mais il ne faut point vous en chagriner ! ne voyez pas en chaque chose une fin, mais un commencement ! Tu gardes néanmoins le silence, consciente qu’il serait malvenu de s’adresser ainsi à une parfaite inconnue. Tu lui parles seulement de ton dernier livre ; puis tu tentes, en badinant, de l’amener à se confier, à partager au moins une partie de ce poids qui englue son âme. Tu devines un sourire ; elle se détend tandis qu’elle raconte quelques petits riens de sa journée. Elle en vient même à t’appeler Maman, c’est étrange mais plaisant. Tu es fière de lui inspirer une figure aussi protectrice et bienveillante, mais tu comprends qu’elle souffre, qu’elle n’a plus toute sa tête. Tu te contentes donc de l’espoir de voir cette nouvelle rencontre déboucher sur une tendre complicité. Alors, innocemment, tu demandes son nom à cette future amie. Tu ne comprends pas pourquoi elle éclate en sanglots, pourquoi elle s’enfuit sans un mot. Mais tu passes vite à autre chose. Chaque instant est un nouveau début, tu le sens comme si tu l’avais toujours su. Cette femme reviendra bien, si elle le doit ; en attendant, elle laisse la place libre à une nouvelle occupation de ton temps. Et tu décides de lire – cela faisait longtemps !

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. »

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