Prologue 2/2 :
Regardant dans toutes les directions à la recherche de son chef d'escadrille, son regard se perdit dans le petit rétroviseur accroché au montant de son pare-brise. Son sang se glaça. Son corps resta pétrifié. Un petit sesquiplan avec un cône d’hélice pointu et une prise d’air de radiateur béante juste en-dessous, s’était glissé derrière lui, tel un requin prêt à l’avaler. Deux petits éclairs apparurent au-dessus de son nez. Les réflexes prirent le dessus. Piotr il mit son avion en virage dérapé à gauche. Peine perdue. De sinistres gongs, par dizaine, claquèrent et résonnèrent comme autant de beignes. Haut-le-cœur, bonds dans la poitrine, fausses routes et crampes d'estomacs. Tout en lui se serra. Tête rentrée dans les épaules, bras plaqué contre les côtes, il se contracta pour éviter la grêle. Agile prédateur, le petit Fiat CR.32 le suivit dans sa manœuvre. Dans l’excitation du combat, son pilote serra trop son virage. C’était sa chance ! Profitant de ce baume au cœur, Piotr tira sur le manche pour se positionner derrière son agresseur. Son appareil était aux limites du décrochage. Peu importe ! Il pressa la détente et envoya une bordée vers le chasseur hongrois. Des étincelles sur son fuselages bariolé. Touché ! Le deuxième succès semblait assuré. Sourire carnassier aux lèvres, Piotr savourait. Toute son attention se reportait vers son agresseur. Il voulait sa fin, son succès à lui, remporté sans l'aide de personne.
Soudain, l’orage s’abattit sur lui. La douleur le frappa au bras et à la jambe tandis que son tableau de bord se désintégra. Les éclats de verre déchirèrent sa combinaison de cuir. Le moteur, victime de ratés, pissa l'huile et l'essence. Il s’enflamma dans un bruit sourd et une traînée incandescente vint lécher le fuselage. Passé l'incompréhension, dans un ultime effort pour se dégager, Piotr mit son manche en butée dans l’autre direction puis le tira contre son ventre. Il pria pour que son destrier obéît et résistât à la manœuvre. Un vrombissement passa, déformé par l'effet Doppler. La force centrifuge l'écrasait sur son siège, voilant son regard, déformant toutes ses perceptions. Puis la légèreté l'étreignit, manquant de l'arracher de son siège. L’instant d’après, le jeune Rutharne fut ballotté en tous sens, comme dans une lessiveuse folle. Dans cette danse infernale, une horrible sensation de chaleur s’installa, des lueurs aveuglantes s’agitaient devant lui : le feu ! Le petit P.11 était entré dans une vrille et il flambait ! Piotr se rendit compte très vite du danger qui le menaçait. Déjà, l’odeur écœurante du caoutchouc brûlé importunait ses narines. Il sentit son corps se raidir, son cœur s’emballer et l’angoisse étreindre ses tripes dans un funeste étau. Il allait finir de la pire des façons ! Il eut envie de hurler. Sa respiration saccadée, le souffle presque coupé, retenait le moindre son.
Non, il devait dominer sa peur ! Rien n'était encore perdu. Tout d’abord, couper le moteur. Oubliant la douleur, il alla au plus vite et poussa la manette de richesse[1] pour l’étouffer. Il voulut larguer son réservoir, mais la force centrifuge l'empêchait d'atteindre la commande : il lui était trop difficile de déplacer ses bras. De nouveau, Piotr sentit la panique essayer de l’entraîner car cette gigue folle interdisait de sauter en parachute. Plaqué contre son siège, la situation s'avérait sans issue... Souvenir d'écolage, d'un instructeur lui expliquant la procédure. Il se ressaisit et passa à l’étape suivante : ramener le manche au centre. Un vif coup d’œil à droite, un autre à gauche, secteurs avant et arrière, pour vérifier que toutes les surfaces mobiles[2] étaient encore là. En réalité, efforts surhumains. Malgré la chaleur, il appuya sur la pédale du palonnier[3] du côté opposé au sens de la vrille. Son destrier fougueux revint à l’horizontale. Mais il piquait et se consumait toujours. Le feu gagnait du terrain, attaquant ses bottes de vol, le bas de sa combinaison et ses gants ; bientôt, il mordrait ses pieds et ses doigts, voire son visage. Plus une minute à perdre ! Piotr dégrafa son harnais et, dans un dernier effort, repoussa le manche. L’effet fut immédiat : tel un insolent cheval de rodéo, le P.11 rua et expulsa son cocher. Un violent tiraillement lui parcourut le bas du visage : dans la précipitation, il avait oublié de débrancher le tuyau de son masque inhalateur et les fils de la radio. Par chance, une attache céda et le masque fut arraché. Il entraîna les câbles électriques qui se rompirent et vinrent gifler le fugitif.
Le pilote n’avait aucune idée de l’altitude à laquelle il se trouvait. Le sol se rapprochait à grande vitesse. Les détails se précisaient d’instant en instant. Il fallait agir, malgré la douleur et la raideur qui irradiait dans ses membres blessés. Sa main à moitié mutilée chercha la poignée du parachute. À tâtons, elle la trouva et la tira de toutes ses forces. Il sentit soudain un choc puis un tiraillement dans les épaules. Ses tripes et ses poumons remontèrent dans sa gorge. Il manqua de s’étouffer et perdit toute impression d’orientation. Il sentait sa descente encore rapide et jeta un coup d’œil au-dessus de sa tête. Heureusement, le pépin s’était ouvert sans problème et il ne brûlait pas. Le calme et le silence s’étaient installés.
Piotr reprit ses esprits et parvint à se détendre. Un peu. Sa chemise et son caleçon long imbibés de sueurs lui collaient à la peau. Des courants d’air gelaient ses extrémités. Désagréables, voire douloureuses, sensations de froid après l'intense fournaise. Son cœur battait fortement et sa respiration se faisait haletante : il l’avait échappé belle. Seul sous la corolle blanche, le jeune pilote promena son regard sur ses mains et ses pieds. Le bout de ses gants et ses chaussons de vol avaient été dévorées par l’incendie ; ils laissaient apercevoir sa peau roussie. La douleur apparut alors, intense. Les jambes et les bras de sa salopette en cuir étaient moins abîmées : d'autres brûlures ne seraient que superficielles. Son bras et sa jambe gauche s’engourdissaient et rechignaient à bouger. Dans ces conditions, il ne pourrait pas utiliser les suspentes de son parachute. Ni appliquer les consignes d'atterrissage, mémorisée en école. Regardant plus loin, il aperçut des débris enflammés dans un champ et une épaisse fumée noire qui en montait : probablement les restes de son brave appareil. Plus loin vers l’est, une seconde colonne indiquait le point de chute d’un autre appareil… Peut-être celui qu’il avait attaqué. Qu’étaient devenus le capitaine et son adversaire ? Le ciel désormais était vide.
[1] Commande permettant de régler la proportion d'air et d'essence dans le mélange pulvérisé dans les cylindres. Comme le taux de dioxygène diminue avec l'altitude, il faut ajouter de plus en plus d'air au carburant pour obtenir au ratio permettant une combustion optimale.
[2] Il s'agit de parties qui bougent pour permettre à l'avion de changer de direction : les ailerons pour tourner, les élévateurs pour piquer ou cabrer et le gouvernail pour tourner également.
[3] Il s'agit de pédales contrôlant le mouvement du gouvernail : on pousse du côté où l'on veut tourner. Le système de freinage peut aussi être contrôlé par leur intermédiaire, en appuyant dessus.
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