Étonnante interception
À l'arrière, dans la tourelle du Breda, comme isolé dans son boudoir, Boriz Iliǒvenko s’activait. Écouteurs pressés contre les oreilles par les volets de son serre-tête en cuir, il était aux aguets de la moindre transmission indiquant que son appareil était repéré et des chasseurs envoyés contre lui. Mais pour le moment, le récepteur spécialement installé pour l'exercice ne captait rien. Après avoir vérifié consciencieusement le réglage de l'appareil radio, il se mit à bougonner. Sous ses pieds, par une trappe vitrée, il voyait le paysage défiler. Quelle étrange sensation que de jeter un œil par ce balcon sur le vide ! L’officier se rappelait, comment son projet et sa volonté d’y participer avait été accueillis par le chef de l’aviation Rutharne…
*
Le lieutenant-colonel Ěrmovenko avait laissé furieusement tomber le rapport sur son bureau. Ses épais sourcils d'une blancheur immaculée ne formaient plus qu'une unique barrière ondulée au-dessus de ses yeux sombres comme les abysses. Sous son nez imposant, sa bouche lippue donnait l'impression qu'elle allait rompre sous la contrainte.
— Par Saint Ôďmir ! Mais quand cessera donc cette satanée manie de toujours vouloir vous mettre en avant ?!
— Je ne comprends pas mon colonel, en tant qu’officier technique de votre état-major, je vous ai soumis ma proposition d'améliorer l'efficacité de nos chasseurs et…
— Arrêtez ce petit jeu ! s'était emporté l’officier supérieur en se levant de son siège, masquant la fenêtre de sa carrure d'ours. Vous ne comprenez pas ?! Il est pourtant écrit noir sur blanc dans votre torchon que vous voulez veiller à la bonne conduite des essais !
— Quoi de plus normal, étant donné mon poste… s'était défendu Boriz avec calme.
— Je ne le conteste pas ! Mais, comme par hasard, c'est votre petite personne que vous proposez !
— Sauf votre respect, mon colonel, je suis le seul de l’état-major à avoir une expérience sur le chasseur Cíkloň.
— Et en quoi est-ce utile, commandant ? Rester au sol ne suffirait-il pas pour effectuer les contrôles ?
— Il est possible que non. Je souhaite en tout cas me rendre compte par moi-même des difficultés rencontrées par les différents exécutants.
Le nouveau patron de la chasse avait pris quelques instant pour considérer son adjoint d'un œil suspicieuxet lisser sa moustache avant de reprendre, sur un ton pernicieux :
— Croyez-vous donc vos anciens subordonnés incapables d'expliquer leurs déconvenues dans leurs rapports ?
— Je ne doute pas des compétences de nos officiers pour…
— Eh bien dans ce cas vous suivrez votre petite expérience de radiophonie depuis la terre ferme ! avait-il asséné avec un sourire jubilatoire.
Boriz n'avait pas vu venir la vilenie. Il lui restait cependant un dernier atout en mai, qu'il tenta :
— C'est que je comptais en profiter pour réaliser mon quota heures de vol mensuelles !
— Cesser vos chafouineries, chevalier : vous ne dupez personne ! avait répondu sévèrement Ěrmovenko en le dardant d'un regard d'encre.
*
Comment s’en était-il tiré ? Comme lors de son fameux combat deux ans auparavant : un coup de chance.
Dans le poste de pilotage, Piotr s’ennuyait. Cette mission entre les montagnes et la frontière était, comme toutes les précédentes, longue et monotone. Jetant de temps en temps un œil furtif à ses instruments, il laissait divaguer ses pensées. Promener son ancien chef d’escadrille ajoutait à la torture. Il fut soudain tiré de sa rêverie par un bref éclat lumineux. Cela fut aussi fugace qu'une une balle de fusil. Le pilote lâcha un juron et eut un mouvement de recul de la tête. Il porta sa main gantée à son globe endolori. Clignant de l’œil, le sous-officier essaya aussitôt de retrouver l’objet qui l’avait ébloui. Basculant d’une aile sur l’autre, il sonda l’espace caché par le fuselage de son avion et sa voilure. Plus bas, une petite croix se déplaçait plus lentement que lui. Aucun appareil militaire rutharne n’était aussi clair que ça. Mais avant qu'il n’ai pu interpréter cette information, son passager gronda dans les écouteur :
— Mitrailleur à pilote : Džunkovskí, pourquoi diable cette danse de Saint Guy ?!
— Pilote à mitrailleur : mon commandant, il y a un appareil suspect dans nos dix heures, plus bas que nous.
— Comment ça ?! Manœuvrez pour que je puisse le voir, ordonna l’officier en faisait pivoter la tourelle.
Malgré la difficulté de la manœuvre, Piotr s'exécuta. Il n'était en effet pas évident pour le pilote de se représenter le champ de vision de son mitrailleur. Après quelques tâtonnements hasardeux, la voix d'Iliǒvenko résonna à nouveau dans le téléphone de bord :
— Mitrailleur à pilote : je l'ai repéré. Nous devons aller voir ça de plus prêt.
— Et l'exercice, mon cap… commandant ?
— Au diable ce foutu exercice ! Je n’arrive à contacter personne. Notre mission première c'est de savoir qui est ce drôle en bas et, au besoin, de le renvoyer à la maison.
Piotr obtempéra. Alors qu’il essayait de se placer dans le sillage de l'intrus, sans un mot, Iliǒvenko scrutait l'appareil.
— Ne devrions-nous pas appeler les chasseurs ? demanda le sous-officier.
— Je vous ai déjà dit que je n’arrivais pas à établir la liaison ! Taïaut, sergent !
Piotr se maudit. Pourquoi avait-il fait trafiquer le poste ? Son entreprise déloyale se retournait contre lui, comme si le sort s’acharnait à lui donner tort face à l’usurpateur. Énervé, il réduisit les gaz sans ménagement. Il mit ensuite l’appareil en piqué et amorça un brutal virage par la droite. En bas, la petite croix avait dû le repérer : un panache noir trahissait la brusque mise des gaz. Plus véloce, le lourd Breda se rapprocha. Son équipage eut tout le loisir de détailler le suspect.
Le fuselage conique commençait, à l’avant, avec un moteur en étoile au capot profilé. Le poste de pilotage, abrité sous une verrière aux montants discrets, était prolongé par un carénage qu’interrompait une tourelle arrondie largement vitrée ; le canon d’une mitrailleuse en sortait. Les ailes, après les deux moignons rectangulaires qui les rattachaient au ventre du fuselage, avaient un bord d’attaque en flèche, au contraire des stabilisateurs horizontaux pratiquement rectangulaires. Pas de doute : l’avion argenté était un appareil de reconnaissance soviétique Neman R-10. Les étoiles rouges, qui frappaient ses ailes et les flancs de son fuselage, ne laissaient d'ailleurs aucun doute quant à sa nationalité. Cet appareil n’avait cependant rien à faire de ce côté-ci du Dniestr !
Hors de question de l’abattre et de créer un incident diplomatique. Il fallait d’abord essayer de le faire dégager. Durant la manœuvre pour se porter sur sa gauche, Piotr et Boriz eurent encore le temps de le détailler. Le chiffre cinq peint en noir sur le gouvernail, la large échancrure dans le dos pour placer la tourelle de défense, l’aspect massif du pare-brise, traversé par un viseur tubulaire semblable à une longue vue... Par bien des aspects, cet appareil ne respirait pas vraiment la modernité, avec sa silhouette trapue et la gueule béante de son capot moteur. S’il semblait plus profilé que le Breda, il se déplaçait cependant moins vite … Dans leurs cages vitrées, le pilote et son mitrailleur faisaient semblant de ne pas avoir vu leur poursuivant.
Grâce à la vitesse emmagasinée dans son piqué, Piotr put se placer devant le monomoteur soviétique. Puisque son pilote regardait droit devant lui, ça lui donnait une chance de le remarquer. Arrivé en position, le Rutharne battit des ailes pour se signaler. Puis il obliqua légèrement sur sa gauche et ralentit pour se positionner à côté de son homologue. Cette fois, le pilote soviétique le regardait, les yeux cachés derrière une paire de lunettes de vol, qui lui donnaient l'air d'une grosse mouche. Par geste, le major Iliǒvenko lui intima l’ordre de prendre le chemin de la frontière. Son interlocuteur hocha la tête pour montrer qu’il obtempérait et mit son appareil en virage dans la direction indiquée.
Sur ordre de son passager, Piotr s’éloigna en spirale : l'officier voulait s’assurer que l’intrus n’essaierait pas de filouter. La ruse ne tarda pas à fonctionner. Le Neman effectua un tour complet avant de reprendre sa route initiale. Constatant que le Soviétique avait essayé de le rouler, Boriz Iliǒvenko ordonna de piquer. Il expliqua ses intentions par le téléphone de bord. Le Breda se plaça de nouveau à côté de l’appareil de reconnaissance. Alors Piotr prit un peu de vitesse… et sa machine vira pour couper la route de l'indiscret. Ce n'était portant pas ce qui était prévu !
Surpris, le pilote soviétique manœuvra sans finesse pour éviter la collision. On avait eu chaud ! Iliǒvenko avait eu tout le loisir de voir de près la gueule ronde et grande ouverte du capot moteur. L'espace d'un instant, il aurait pu la croire prête à l'engloutir comme du menu fretin. Mais, une fois que le grand Breda eut renversé son virage pour revenir vers sa proie, son équipage constata avec effroi que celle-ci tombait en vrille ! Regardant impuissants leur victime tournoyer vers le sol, Boriz s'apprêtait à agonir Piotr d'insultes. Le Neman cessa toutefois de virevolter sans contrôle. Il redressa au ras du sol.
Sans goûter la joie du soulagement, Iliǒvenko intervint immédiatement :
— Bon sang, Džunkovskí, ne restez pas à bayer aux corneilles ! Poursuivez-moi ce zigue et empêchons-le de reprendre sa mission !
Déjà, le Neman grimpait et virait. La tension monta d'un cran. Cherchait-il la bagarre ? Avait-il été échaudé et voulait-il se venger ? Piotr, soudain, sentit la sueur perler. Son appareil n’était pas armé. Et si le Russe l’était ? Il lui faudrait bien de la dextérité pour lui échapper, s’il s'énervait. Pourquoi fallait-il qu’Iliǒvenko lui portât autant la poisse ?
— Remuez-vous un peu et placez-vous dans ses six heures avant qu’il n’en fasse autant !
— Et s’il est armé, mon commandant ? Je n’ai pas de quoi riposter…
— Cessez vos jérémiades, vous n’aurez qu’à piquer pour vous réfugier dans un angle mort.
Piotr sentit sa colonne vertébrale se raidir et son poil se hérisser. Une décharge d'adrénaline coula dans ses veines alors que la sueur inondait son dos. Mais ses réflexes de chasseurs avaient pris le dessus. Il balança son bombardier sur l’aile pour foncer vers le mouchard. Horreur ! Il vit la tourelle pivoter et la mitrailleuse s’orienter vers lui. Tentative d'intimidation ? Non ! Un chapelet de perles lumineuses monta. D’instinct, il rentra la tête dans les épaules et mit sa machine en dérapage. Les balles traçantes passèrent au-dessus de la verrière.
— Activez, bon Dieu !
— Je voudrais bien vous y voir !
Le cœur battant à tout rompre, il louvoyait pour se rapprocher. Mais l’autre ne s’en laissait pas compter. Chaque fois qu’il le pouvait, il lui décochait de courtes rafales. Dans sa pyramides de verre, Iliǒvenko enrageait d’impuissance. Privé de munition et de solution de tir, il ne pouvait rien faire… pas même conseiller son ancien ailier. Ah si seulement, ce veau était équipé d’une double commande ! L’affaire aurait été rondement menée… Soudain, les coups résonnèrent dans la carlingue. Rapidement, l’appareil changea de direction.
En entendant les claquements sourds, amplifiés par l'écho de la coque, Piotr revécu son dernier combat. Il perçut à nouveau les funestes coups de gong, revit ses instruments de bord éclater, l'incendie jaillir du moteur et gronder derrière la plaque pare-feu, sentit la chaleur à ses pieds. L'enfer se déchaînait à nouveau dans sa tête. Il pensait avoir oublié ce souvenir pourtant toujours vivace. Sans qu'il n'eut à réfléchir, il lança son avion dans un virage serré.
— Džunkovskí, que se passe-t-il ?
— Nous sommes touchés, je dégage !
— Vous vous foutez de moi ?! Espèce de pleutre, on ne va pas abandonner notre ciel à ce Popoff !
Une nouvelle rafale frappa le fuselage avec fureur. Elle fit sursauter les deux aviateurs. Des projectiles sifflèrent devant Piotr. Il poussa le manche et laissa le moteur s’emballer. Seul son instinct de survie commandait.
— Hors de question que je me fasse tuer pour votre petite gloire personnelle.
— Ma gl… ? s’étrangla Iliǒvenko, avant de laisser éclater sa colère. Il s’agit de la sécurité de notre pays, sergent ! Reprenez le combat, ou je vous ferais passer en cour martiale !
— Essayez donc ! En attendant, j’ai les commandes et j’estime plus sage de nous retirer !1
— Il n’y a décidément pas que des juifs qu’il faudrait épurer la nation…
[1] En Rutharnie, sur les multiplaces, le pilote était rarement le chef de bord. Il se trouve que c'était le cas sur le Breda... mais pas dans le cas présent.
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