Le tir aux pigeons
Pendant que l’effervescence régnait au sein de la mécanique, les pilotes et leurs mitrailleurs se reposaient en fumant une cigarette bien méritée. Sur le terrain, c’était un ballet incessant de camions citernes et de transport de munitions. On manquait de chariot élévateur ? Qu’à cela ne tienne ! les bombes étaient hissées à la force des bras ou des genoux, à dos d’homme. Les armuriers et leurs aides courraient, tels des guérilleros mexicains, des bandes de cartouches enroulées autour du tronc. Les cris et Les interjections étaient à peine audible dans le vrombissement des moteurs et le ronronnement des compresseurs des pompes. Un coup de sifflet strident retentit soudain, signalant au personnel navigant que la pause était terminée.
Devant la tente qui servait de poste de commandement, le commandant Rastenko se tenait raide comme un piquet à côté d’un tableau posé sur un chevalet. Une carte montrait le prochain objectif : l’aérodrome de Khmelnytskyï, une autre base de la chasse soviétique. Selon les derniers renseignements, on devait s’attendre à des chasseurs biplans Polikarpov I-153 comme à Terebovlia, mais également des monoplans Polikarpov I-16, voire de très modernes MiG-3. Si on avait pu surprendre l’adversaire au nid plus tôt, on imaginait que ça ne serait pas le cas pour cet assaut. L’officier de renseignement insista sur la maniabilité des chasseurs Polikarpov, que l’allié allemand avait pu rencontrer en Espagne ; si on savait peu de chose sur les nouveaux MiG, on se doutait que, comme les petits I-16, ils pourraient sans peine rattraper les Breda. Le chef d’escadrille reprit ensuite la parole pour expliquer la tactique d’attaque et les données principales du vol, comme le lieu de rendez-vous avec l’escorte de chasse.
Les onze équipages prévus pour cette mission se dispersèrent ensuite vers leurs montures, qui les attendaient sagement en lisière du bois. Une précaution peu utile jugea Piotr en constatant l’état de l’air d’envol après le passage des divers camions. N’importe quel observateur aérien, même totalement néophyte, s’apercevrait, à la vue des multiples traces, qu’il y avait régné une activité intense. Mais si toutes les attaques réussissaient aussi bien que celle du petit matin, il n’y avait probablement rien à craindre de l’aviation soviétique. En toute état de cause, cacher les avions sous les feuillages permettait au moins d’éviter qu’ils fussent directement exposés aux rayons du Soleil. Dans leur étouffante serre, les mitrailleurs ne pouvaient que louer cette initiative heureuse.
Les onze Breda se présentèrent au-dessus du terrain de Khmelnytskyï, après un vol sans histoire. Ils s’étaient scindés en deux groupes afin d’attaquer de deux directions différentes et tromper les servants des armes antiaériennes. Plus haut, les chasseurs veillaient sur eux. Soudain, Piotr eu un choc dans la poitrine : au-dessus de l’aérodrome, des petits points orbitaient, comme une nuée d’abeilles autour de sa ruche. Les officiers ne s’étaient pas trompés : des pilotes patrouillaient pour protéger leur nid. À deux cents mètres de hauteur et plein comme un œuf, le bombardier n’avait aucune chance malgré la vitesse emmagasinée durant la descente. Regardant au-dessus de lui, le jeune guerrier rutharne vit avec soulagement l’escorte accélérer. Suivant les anges gardiens du regard, il les vit plonger sur la nuées de frelons, qui s’égailla dans un sauve qui peut général, tandis que des flocons noirs commençaient à apparaître. L’assaut promettait d’être sportif.
Bientôt la section dut entrer dans la danse. Et l’enfer se déchaina autour d’elle ! Aux explosions des bombes et aux fumées des premiers incendies qu’elles avaient provoqués, se mêlaient les traînées lumineuses des balles et obus traçants de la défense contre-avions. Heureusement, les fusées des seconds étaient réglées pour qu’ils explosent trop haut, mais la toile tissées par les projectiles restait un piège mortel : un seul coup au but pouvait s’avérer fatal. Gaz à fond, Piotr fit virer son appareil à la suite de celui du vice-lieutenant Ponenko. L’officier se dirigea droit vers la piste, où deux petits biplans Polikarpov tentaient de décoller. Un premier fut touché de plein fouet par une rafale du chef de patrouille : il continua sa course au sol dans une énorme boule de feu, qui finit par se désintégrer en une flaque de flammes. Piotr ajusta le second dans son collimateur. Il prenait son envol, un carton des plus facile. Le rutharne lui envoya une bordée, avant de tirer sur le manche pour l’éviter.
— Félicitations ! s’écria Volpovski. Tu l’as eu : il s’est vomi au sol en tournicotant comme une toupie !
Pas le temps de s’autocongratuler. Le Breda était encore plein comme un œuf. Un léger coup du manche, une pression sur le palonnier. Piotr plaça son appareil dans la direction d’un hangar encore intact. Devant lui étaient rangés des monoplans au nez pointus : les fameux MiG-3 ! Leur camouflage vert et noir les rendait plutôt visibles sur l’herbe jaunie par la chaleur de l’été. Le pouce appuya sur la commande de largage. Le bombardier, délesté des quatre bombes de sa soute, se souleva. L’aiguille du tachymètre fit un bond dans son cadran. D’un geste sûr, Piotr fit perdre l’altitude à son appareil, pour le plaquer derrière le hangar.
— En plein dans l’mille, l’averti Volpovski en voyant le bâtiment disparaitre dans les flammes quelques secondes après le passage de l’appareil.
Une pièce anti-aérienne ouvrit le feu. La mitrailleuse arrière se mit à aboyer. Le jeune servant lâcha une bordée de juron.
— Volpovski, garde tes pruneaux pour leurs chasseurs, intervint Piotr.
— Bien reçu ! Mais ces salauds essayaient de nous aligner.
Reprenant un peu d’altitude, Piotr cherchait son chef de section pour le rejoindre. Il lui restait encore des balles de mitrailleuses. Que pouvait-il bien en faire ? Retourner au-dessus de l’aérodrome soviétique risquait de lui attirer des ennuis. L’appareil de Ponenko était en vue.
— Bélier 8 à 7, mon lieutenant, j’ai encore des munitions, que fait-on ?
— Bélier 7 à 8, inutile de se risquer au-dessus du terrain, on trouvera bien un objectif sur le chemin du retour.
Les sections rentrèrent en ordre dispersé. Piotr et son chef n’était pas rassurés. À deux et sans escorte, ils n’avaient pas intérêt à croiser la route de chasseurs à l’étoile rouge en maraude. Heureusement, ces derniers avaient d’autres chats à fouetter… du moins lorsqu’ils étaient encore en état de le faire ! La chance voulut donc que les deux Breda esseulés ne fussent pas interceptés. Elle fut encore plus généreuse, lorsque se présenta sous leurs yeux un convoi se dirigeant vers le front, noyé dans un nuages de poussière.
Les deux pilotes piquèrent sur les véhicules hippomobiles presque sans défense. Remontant la colonne, les deux Breda crachèrent leur feu mortel. Dès qu’ils le purent, les mitrailleurs firent de même, autant pour évacuer le stress accumulé durant la mission que pour couvrir la retraite des deux forbans. De la fumée noire et des incendies prirent la place du nuage ocre alors que les deux corsaires s’éloignaient en toute impunité. Au sol, ils laissaient une scène de désolation, chevaux et hommes gisants transpercés ou déchiquetés. Les blessés appelaient à l’aide leur camarades encore sous le choc et les animaux à l’agonie poussaient des hennissements déchirant ; d’autres, indemnes mais terrorisés, ruaient avec frénésie pour s’enfuir.
*
La mission avait été dure. Beaucoup d’appareils étaient rentrés avec du plomb dans l’aile… et les mécaniciens avaient du pain sur la planche. Le médecin et ses aides également car quelques projectiles avaient réussi à blesser légèrement des aviateurs. Petrovski se sentait mal. À la peur que soit découverte sa couardise, se mêlait la honte d’avoir laissé tomber les copains.
Mais la journée n’était pas terminée. Pendant que le personnel navigant se restaurait en silence, déjà les appareils encore valides avaient été inventoriés et passaient entre les mains des pompistes et des armuriers. Quatre missions avaient été prévues pour mettre à genoux l’aviation ennemie, dont les terrains étaient matraqués sans répit par les forces aériennes de l’axe : bombardiers allemands, finlandais, roumains et rutharnes se succédaient pour clouer les faucons de Staline au sol. Et si ces derniers daignaient s’opposer, les chasseurs en maraude ou en mission d’escorte leur volaient dans les plumes pour leur clouer le bec.
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