Du plomb dans le crâne
Lorsque le Soleil s’était couché, au soir de l’offensive, tout le monde était exténué. Une seule pensée obsédait pilotes et mitrailleurs : dormir ! Comme, nombre de ses compagnons, à peine parvenu dans la grange qui l’abritait avec d’autres sous-officiers, Piotr s’écroula comme une masse sur un coin de paille. Le lendemain, le réveil fut dur car il avait encore fallu se lever dans la nuit, après seulement quelques heures de sommeil. Le rythme effréné ne pourrait pas être maintenu.
Ce matin-là, Piotr n’avait pas touché terre qu’un planton lui enjoignait de se présenter devant le commandant. Le temps de se débarrasser de l’encombrant parachute dorsal, de cacher la chevelure hirsute sous son bonnet de police et d’allumer une cigarette, le sous-officier rejoignit son chef de patrouille devant le poste de commandement avancé. Il régnait une chaleur étouffante sous la bâche de toile, sous laquelle quelques bureaux sommaires avaient été installés. Dans un coin, un téléphoniste, bras de chemise relevés, semblait déjà assommé. Les deux aviateurs jetèrent leur tige avec dépit et saluèrent leur supérieur.
— Messieurs, j’ai lu vos témoignages sur l’attaque d’hier. Un détail a attiré mon attention.
Cette entrée en matière, fit l’effet d’un coup de poing. Quelque chose n’avait pas plu dans la razzia des deux pilotes. Malgré ses traits creusés par la fatigue, l’officier ne pouvait masquer son irritation. Il continua sur le même ton empreint de sévérité et de colère froide :
— Pouvez-vous me dire, Lieutenant Ponenko, comment je vais pouvoir justifier que mes bombardiers remportent une victoire aérienne ? C’est le travail des chasseurs que d’abattre les avions ennemis !
— Mon commandant, il s’agissait d’un tir d’opportunité…
— Qui aurait pu vous empêcher de larguer vos bombes sur la cible et vous obliger à effectuer un second passage, donc à vous mettre inutilement en danger !
— Ce qui n’a pas été le cas…
— Parce que vous avez eu de la chance ! rugit le chef d’escadrille.
Derrière lui, le préposé au téléphone avait retrouvé un semblant de vie et suivait avec intérêt cette discussion qui ne le concernait pourtant pas.
— Oui, mon commandant, nous avons eu la chance de tomber sur ces eux lascars que nos chasseurs n’auraient probablement pas vus.
— Vous a-t-on demander votre avis, sergent Junkovski ?
— Le premier sergent Junkovski a été pilote de chasse, il a certainement des arguments à faire valoir.
Rastenko toisa le jeune officier. Il sentait comme une collusion entre les deux hommes, une entente inadmissible entre un cadre et son subordonné. Et dans quel but ? celui de justifier une contrevenance aux ordres ? Il souffla avec force pour exprimer son irritation. Mais en face, la résistance tenait bon. D’un regard, le commandant invita Piotr à s’exprimer.
— Notre escorte était occupée à combattre les défenseurs déjà en l’air. Il est peu probable qu’ils aient vu décoller les deux chasseurs que nous avons attaqués. Ils auraient très bien pu passer inaperçus et revenir attaquer notre formation sans être inquiétés.
— Et je vous rappelle que nos radio n’étaient pas réglée pour communiquer avec les chasseurs. Ce qui de toute façon était impossible puisque nous ignorions la longueur d’onde utilisée. Il nous était donc impossible de les signaler à l’escorte.
— Je vous accorde ce point, lieutenant. Ce n’est pas faute d’avoir demandé l’envoi de l’ordre des transmissions. Cependant vos ordres sont de bombarder, de vous défendre en cas d’attaque avec vos mitrailleuses sous tourelle. Pas de pallier aux chasseurs. Suis-je assez clair ?
— Oui, mon commandant, répondirent en chœur les deux pilotes.
— Parfait. Je transmettrai vos rapports et la demande d’homologation du premier sergent Junkovski. Elle me permettra d’argumenter en faveur d’une collaboration plus étroite avec la chasse. Rompez.
Piotr ne savait que penser. Rastenko était devenu moins pragmatique, comme si le fait de passer officier supérieur faisait perdre de l’intelligence. Peut-être était-ce l’alliance de ses responsabilité et de l’enchaînement des missions. De toute évidence, la lutte aérienne était envisagée de façon très compartimentée, presqu’idéalisée. Rongez par la sourde inquiétude d’être à nouveau dépossédé de son succès, il se tourna vers son chef de patrouille :
— Dîtes, mon lieutenant, vous croyez qu’ils peuvent me refuser l’homologation ?
— Je n’en sais fichtre rien, Junkovski, grommela l’officier, une nouvelle cigarette entre les dents. Il vous restera la satisfaction personnelle d’avoir fait votre devoir de soldat, pour la Patrie et pour le Roi.
— Mais ce ne serait pas juste !
Le jeune gradé souffla un nuage de fumée bleue en regardant son subordonné avec malice. Il n’avait pas relevé l’ironie sous-jacente, ce qui n’était peut-être pas plus mal. Ainsi décida-t-il de revenir vers un aspect plus pragmatiques !
— On se fiche de ce qui est juste, sergent, c’est la guerre : tous les coups sont permis. Croyez-vous qu'il était juste d'abattre ces pauvres types au décollage ? Maintenant, vous m’excuserez, mais je dois m’occuper de ce couard de Pietrovski : il s’est inventé une nouvelle excuse pour se défiler.
Piotr compris que son officier avait raison. Les deux pilotes soviétiques avaient été cueillis dans un état d’extrême vulnérabilité, sans la moindre possibilité d’esquiver les coups ou d’échapper à leur funeste destin. Ces victoires ne valaient pas celles chasseurs, remportées en combat, alors que chacun avait ses chances. Les arguments de Ponenko avaient porté, ils les avaient sauvés d’une humiliante ronflante. Inspiré par cette conduite, il sentit que, lui aussi, devait protéger son cadet. Du reste, le linge sale devait se laver en famille, donc entre sous-officiers. Il s’élança donc à la poursuite de son chef de patrouille :
— Mon lieutenant, permettez-moi de lui parler avant…
— Je suis le chef de section, c’est à moi qu’il revient de le faire.
— Mais je suis le plus ancien, le plus expérimenté. Mes paroles auront sans doute plus de poids.
— Très bien. Mais s’il réitère ses exploits, vous en subirez également les conséquences.
— Je veillerai à ce que ça ne se reproduise pas.
*
Les moteurs Piaggio tournaient, leurs hélices balayant l’air chaud de l’après-midi. Mais le jeune ailier avait disparu. L’œil mauvais de Ponenko était sans appel. Piotr poussa son premier mécanicien et sauta sur l’aile de son avion. Il la dévala, sauta à terre et se précipita vers la tourelle du Breda de son camarade. Suivant les indications de son mitrailleur consterné, il trouva le pilote accroupi et caché derrière un buisson.
— Putain, Janusz, tu crois que c’est le moment de chier ?!
— M’engueule pas, tu vois bien que j’y peux rien, que je peux pas me contrôler.
Ce ton pleurnichard l’agaça. La diplomatie et de la discussion n’avaient pas porté leur fruits. On n’avait de toute façon plus le temps pour les palabres. La patience de leur officier était épuisée. Mieux valait agir avant qu’il n’intervienne. Motivé par les menaces de ce dernier, Piotr saisit son camarade et le projeta hors des fourrés.
— Écoute, espèce de salopard, j’en ai assez de tes jérémiades. J’ai voulu être sympa mais faut pas abuser. Tout le monde risque sa peau, y a pas de raison que tu fasses pas comme nous !
— Mais j’y arrive pas ! Tu vois bien, dès que j’ai la chiasse à l’idée…
— Alors prends tes couilles à deux mains et va t’expliquer au drille !
— T’es malade ! Il va m…
— Si c’est pas lui qui s’en charge, c’est moi ! Alors tu bouges ton cul jusqu’au zinc !
Mais le jeunot ne bougeait pas. À quatre patte, les fesses à l’air et la combinaison et le caleçon souillés, il tremblait de peur. On aîné le saisit à nouveau et lui planta le canon de son pistolet automatique sous l’oreille. De force, il le ramena auprès des appareils, sous les regard mi-amusé, mi surpris des rampants. Impatient, Ponenko leur fit signe de se dépêcher. Piotr envoya son camarade contre le fuselage de son appareil.
— Magne-toi de foutre ta combard et de monter dans ton zinc, tu nous as déjà assez foutu en retard.
L’autre secouait la tête, le regard apeuré et empli de larme. Pencher par l’ouverture de la tourelle, son mitrailleur assistait à la scène. Son regard et son expression trahissaient le mélange de satisfaction, de condescendance et de pitié qui l’habitaient.
— Grouille, bordel ! le lieute attend ! Crois-moi, lui n’hésiteras pas à te plomber la carcasse. Ce sera pire qu’avec les Bolcho !
— Allez, merde, Janusz, arrête de faire chier. Tu vois bien qu’on a besoin de toi !
— T’as entendu Krebovski ? Il compte sur toi, lui aussi. Et il est là pour te couvrir le cul.
Le jeune homme finit par obtempérer. En sanglotant, il remonta son caleçon et renfila sa combinaison de vol. Avec l’aide de son premier mécanicien, il passa le harnais de son parachute, puis pris le chemin du poste de pilotage. Piotr le rattrapa et lui hurla :
— Si tu baisse encore ton froc, je t’abas !
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