La caïd

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— Qu’est-ce qui se passe, caporal ? demanda Mardycka en croisant le gradé qui escortait Svetljana.

— À ton avis, Gros-Tétés ? répondit-il avec humeur.

— Encore une baston avec Svet ?!

— Cette grosse vache passe son temps à cogner les autres…

— Il a r… commença l'intéressée.

— Arrêtez de l’insulter et laissez-moi cinq minutes avec elle, la coupa Mardycka.

— Pour que vous vous débiniez ? Tu m’as pris pour un lapin d’six semaines ? pouffa l'instructeur.

— Pauv’ pomme, on est dans un camp entouré de barbelés, tu crois qu’on va allez où ? répliqua la brune sans réfléchir.

Elle se rendit alors compte de son insolence et sentit les regrets et l'angoisse l'envahir. Si ce type était comme le premier sergent, ça allait bardé pour son matricule. Gênée, elle se mordit la lèvre.

— Et j’y gagne quoi, moi, en échange ? se contenta de demander le petit chef.

— De plus avoir de problème avec, ça t' va ? osa l'ancienne gagneuse.

— Non mais qui t’as dit que j’étais d’accord, Slebovska ? s'insurgea la grande blonde.

Mardycka la fusilla du regard. Elle avait beau faire une taille de moins que la jeune femme à la carrure de pilier de rugby, elle ne se laissait pas impressionner par ses gros bras et ses larges épaules. Elle en avait vu d'autres, à faire le trottoir.

— Et si le sergent, il passe, j’y dis quoi ? reprit le caporal.

— Dernière cigarette de la condamnée ! inventa Madycka.

Avec un sourire mutin, elle sortit son paquet et tendit une tige à la punie puis à son gardien. Gentilhomme, il leur offrit du feu avec son briquet. Il semblait être bien arrangeant. Ça ne l'amusait peut-être pas de jouer les père-fouettard. Du reste, même le premier sergent n'était pas un si mauvais homme ; il rabaissait tout le monde, pour sûr, mais ni lui ni ses adjoints n'avaient essayé de toucher les filles, ni d'obtenir d'elles une quelconque faveur. C'était comme si elles étaient chaperonnées par un père et deux grands-frères.

— T'as un de ces humours... articula le gradé en soufllant la fumée. Bon, cinq minutes, pas plus !

— Cinq minutes, accepta Mardycka. Allez viens, Svet.

L’intéressée interrogea son gardien du regard. Ce dernier, d’un geste du menton, lui fit signe d’obéir. Les deux femmes s’éloignèrent. Svetljana grinçait des dents, signe que son agacement n’était pas dissipé. Mais sa camarade s’en moqua. Elle s’assit dans l’herbe et l’invita à s’asseoir en tapotant le sol.

— Tu vas arrêter de te prendre pour ma mère ! reprocha la boudeuse.

— Et toi de faire la brute de cour de récré, répondit-elle avec calme .

— Très drôle ! Tout le monde n’est pas comme toi.

— C’est-à-dire ?

— Tu vois comment les gradés t’appellent ? Et toi, t’arrives encore à leur sourire. Pourquoi ça t’atteint pas ?

— Parce que je suis une habituée. Les injures, les remarques sur mon corps... ça fait partie du métier. Ça et le vice qui te colle à la peau. Tu crois pouvoir recommencer ta vie ailleurs et, tu vois, tout le monde devine qui t'étais… Trois ans que ça a duré, ça m’a pourri la vie. Je pensais avoir rencontré un gars sympa, ben, maintenant, il fait l' mort en répondant pas à mes lettres.

Les genoux pressés contre sa poitrine, Mardycka regardait dans le vague. Une larme coulait le long de sa joue, tandis que les trémolos secouaient sa voix. Elle aspira une bouffée puis se tourna vers sa camarade qui semblait surprise par ce relâchement et lui sourit timidement.

— Si je n’avais pas ce corps de bûcheron… J’ai bien essayé de maigrir, mais j'y arrive pas. Et puis de toute façon, on ne peut pas rétrécir. Anyta a raison, je suis tellement moche, que même pour tirer leur coup, les hommes veulent pas de moi !

— Svet, Svet, Svet… Une bite n’a pas d’œil.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Tu te souviens de c’que je t'ai demandé, le premier jour ?

— Ouais... vaguement. Je t'ai pas ignorée et j'ai foncé dans le tas.

— Et moi, je me suis foutue derrière toi pour avancer, comme si t’étais un char d’assaut. Accepte ton physique, et prends ce qu’il t’apporte. Et tu verras, les « grosse vache », ça t’atteindra moins. Et tu finiras bien par séduire quelqu’un. Peut-être Anyta !

— T’es folle, t’a vu sa face de rat ? Beurk ! plutôt crever !

— Déconne pas non plus, répondit Mardycka en se relevant, c'est pas le pire.

— Ouais, enfin, c'est toujours facile à dire quand on est gaulée comme toi...

— T’as quoi ? Trois jours de trou pour y réfléchir. Veinarde, trois jours sans supporter cette salope de rouquemoute et sa voix de crécelle, ni notre premier segrent ! C’est presque une permission ça !

L’ambiance s’était détendue. Les deux femmes finirent leur cigarette en silence. Comme convenu, elles retournèrent vers le caporal qui les attendait. Le gradé manifestait son impatience en tapant le sol de son pied. Ses regards alentours trahissaient son inquiétude d’être surpris en plein délit de mansuétude. Que le premier sergent survînt et il était bon pour le front... Ah ! Si la femme avait accepter ce troisième enfant qu'il voulait lui faire ! Il eut été exempté de tout service militaire. Ce fut donc un soulagement de voir revenir les deux commères.

— Tu vois, caporal, je te la ramène. Je suis pas une gentille fille ?

— Mais lui c’est un sale type… Il m’a piqué mes clopes, se plaignit Svetljana.

— T’es punie, c’est le règlement : t’as pas le droit de fumer au mitard, se défendit le gradé.

— Donne les cigarettes de la madame, caporal ! Donne ! exigea Mardycka, avec un regard réprobateur.

Devant son instance, l’homme retira le paquet d’une poche de sa vareuse et le plaqua dans la main que la jeune femme lui tendait. Il l’interrogea d’un regard où se mélangeaient l’agacement et la supplication. Elle se contenta de sourire en rangeant la ration de tabac dans sa veste.

— Si tu veux racketter les filles, lança-t-elle avec aplomb, vise plutôt Anyta : y aura personne pour la plaindre… Et ça nous évitera de passer derrière toi pour faire justice à notre amie.

— C’est bon, foutez le camp, toute les deux, capitula-t-il. Mais pas de vague avec la rouquine.

— V... z'êtes s... s'étrangla Svetljna sous l'effet de la surprise.

— On s’en occupe, caporal, coupa Mardycka.

— C'est bien c'qui m'inquiète, les filles. Débrouillez-vous comme vous voulez avec vos histoires, mais m'attirez pas d'emmerdes !

— On te la fera pas l'envers, compte sur nous ! promit la grande.

Le gradé les regarda s'éloigner en se tenant bras dessus, bras dessous, comme deux amies de longue date. Une partie de lui se sentait soulagée de ne pas avoir à traiter une histoire aussi puéril ; remplir un rapport pour un simple crêpage de chignon paraissait dépasser toute proportion pour cette homme à l'éducation limitée. Il était bien content que Mardycka lui ôtât cette épine du pied. C'était, de plus, un bon test pour observer son ascendant sur ses camarades.

Lorsque les deux jeunes femmes entrèrent dans le baraquement, les conversations se turent. Les regards inquiets suivaient leur progression dans l’allée centrale. Leur bête noire, insouciante, poursuivait pourtant ses potins sans se rendre compte du changement d’atmosphère. D’un sec claquement de doigt, son auditoire fut chassé de la paillasse. La pimbêche fut bientôt encadrée. Elle leva les yeux. Ils furent parcourus d’une lueur d’effroi. Elle se leva d’un bon, manqua de s’assommer contre l’armature du lit supérieur et se cogna contre la poitrine de Svteljana qui l’agrippa. Elle tenta de se libérer, mais l’autre la maintenait avec fermeté, serrant ces bras chétifs avec une poigne d'acier trempé. Sentant venir la bagarre, les autres femmes s’approchèrent.

— Qu… Qu’est-ce qu’elle fait là ? Qu’est ce que vous allez me faire ? Vous n’avez pas le droit ! Cap... s'inquiéta la rousse.

— Ferme ta gueule ! aboya Mardycka. On a promis au premier sergent qu’il t’entendrait pas.

— C’était pas le lieutenant ? objecta la grande blonde, avec un sourire sadique.

— Peut-être, j’en ai vu passé tellement entre mes cuisses, que je me souviens plus facilement des visages ! répondit la brune avec légereté. Déjà, t’es à l’amende, comme Svet : privée de clope pour trois jours.

Sans attendre que la pleureuse ne réagît, elle lui sortit son paquet de sa poche de poitrine et le rangea avec l’autre.

— Maintenant, passons aux choses sérieuses… reprit-elle.

— Non ! Je... je ferais tout ce que vous voulez ! Tout ! Prends mon argent aussi, si tu veux, prends tout, tout !

— C’est vrai ? Du coup peut-être que tu pourrais commencer par... la toisa la brune en faisant mine d’ouvrir sa brayette avec un sourire mutin.

— Non, pitié, pas ça ! C'est dégueu !

— Moins que les chiottes, tu sais ! Mais rassure-toi, je suis pas trop broute-minou, fit son bourreau en déboutonnant sa veste. Même si ça dépanne bien, quand les mecs ont les fouilles à sec. Ceci dit, avec des ratiches de souris, ça va faire plus de mal que de bien.

Avec des gestes lents mais décidés, Mardycka enleva sa veste, puis sa chemise. Elle ne quittait pas sa victime du regard. Elle était dure, avec une moue à la fois perverse et aguicheuse. Si ce rôle était de pure composition, elle se réjouissait de voir la petite rousse se décomposer au furent à mesure que sa poitrine se découvrait. Dans l’assistance, des commentaires fusaient à voix basses alors que des bleus et des cicatrices apparaissaient. Lorsqu’il ne lui resta plus que son bermuda, elle posa un avant-bras sur la paillasse et contempla l’affreuse de la chambrée.

— Tu vois ces marques ? Regarde, j’en ai aussi dans le dos, dit-elle en se retournant. T’as vu ?

L’autre, terrorisée, hocha la tête avec vivacité. Elle ressemblait alors à un mulot devant la gueule de son prédateur.

— Souvenir de mon mac. Un brutal. Et sadique par-dessus le marché. Avec tout ce que j’ai pris, j’ai pas pu tout retenir, mais... je saurais bien refaire quelques trucs. Tu veux savoir ce que ça fait ?

— N… non ! Pitiéééééé !

— Alors arrête d’emmerder Svetljana, sinon je te jure que je te ferai regretter d’être née, Face-de-rat ! Je suis claire ?

— Gros-Tétés ! Qu’est-ce que tu fous à poil ? Viens, ici !

Aussitôt, l’assemblée se dispersa. La voix de stentor du premier sergent venait de résonner comme un rugissement dans la savane. Elle avait terrorisé toute la chambrée. Levant les yeux au ciel, l’ancienne catin enfila sa veste et se précipita vers la porte d’entrée, les bras croisés sur sa poitrine.

— Et bien quoi ? J’ai pas le droit d’en profiter, moi aussi ?

— Y a que pour les filles que c’est gratuit avant minuit.

Le soufflet fendit l’air avant de s’abattre sur la joue de l’effrontée.

— T’es dans une caserne, putain ! Pas dans un bordel. Qu’est-ce que tu foutais à moitié à poil ?

La jeune femme déglutit, ravalant un sanglot provoqué par la douleur. Mais elle ne put retenir une larme de perler.

— On lavait notre linge sale, premier sergent, hoqueta-t-elle.

— Avec Face-de-rat et Grosse-vache ? Pfff…. T’as pas trouvé mieux pour te déniper ?

Elle secoua la tête, feignant d’être désolée avec un sourire contrit. Le sous-officier soupira à nouveau d’exaspération, puis amorça un demi-tour. Le cœur battant, Mardycka décida de tenter sa chance.

— Premier sergent, je souhaiterais être en équipe avec Svetljana et Anyta.

— Et puis quoi encore ? – il réfléchit quelques instants – Oh et puis merde ! Si t’as envie de te les coltiner toutes les deux, c’est ton problème. Mais, ici comme ailleurs, toute faveur se paie !

Elle sortit son paquet de cigarettes de sa poche de vareuse. L’homme la regarda presque dépité. Tout deux savaient très bien ce qu’il voulait. Mardycka souffla à son tour en regardant à droite et à gauche puis, rassurée de ne voir personne, elle ouvrit les deux pans de sa veste. En face, l’autre écarquilla ses yeux, sombres et ronds comme des boulets de canon. Tant les deux seins que les stigmates des sévices le surprenaient. Son bras se leva et sa main se tendit. Mais, d’un geste sec, elle leva le sien. Surpris, il recula. Puis le tissu de treillis kaki se referma sur l’objet de sa convoitise. Puis le tissu de treillis kaki se referma sur l’objet de sa convoitise.

— Premier sergent ! C’est une caserne ici, putain ! Pas un bordel ! s'offusqua-t-elle, après avoir retrouvé un peu de contenance.

— Mais, ces marques... Quel malade t'as fait ça ?! se justifia-t-il.

— Mon mac ! Mais, il est mort.

— Je comprendrais jamais, ces types sans tripes qui battent les femmes...

— Ils savent juste pas se faire respecter comme vous... Savez, même sans vos surnoms à la con, on vous obéirait.

Le sous-officier se rembrunit. Mardycka sentit l'angoisse l'étreindre et s'attendit à ce qu'un nouveau coup l'atteignît ou qu'une bordée d'injures l'agonissent.

— Gros-Tétés, j'ai jamais appelé autrement une recrue que par son surnom. Pourquoi, je changerais pour vous ?

Cette réplique fit l'effet d'un uppercut dans l'esprit de la jeune femme. Ça, elle n'y aurait jamais pensé. Pour elle, au sein de chaque classe sociale, les hommes étaient au-dessus des femmes et en disposaient comme bon leur semblait, sans qu'elles eussent leur mot à dire. Dans son monde, il n'y avait aucun respect, aucune considération... à bien y réfléchir, peut-être les gagneuses les plus efficaces avaient-elles moins d'ennuis que les autres, mais cela restait un équilibre précaire. Cette réponse, même prononcée durement, lui fit soudain chaud au cœur.

— M... Merci, de nous traiter comme de vrais soldats, premier sergent.

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