Première partie (1/2)

5 minutes de lecture

Dans les prochaines secondes, je serai morte.

C’est donc cette sensation de vivre nos dernières émotions avant la fin du voyage. De revivre nos souvenirs les plus forts. Les plus marquants.

Des images s’imbriquent une à une dans ma tête comme si des journées entières repassaient en boucle, l’espace d’une seconde figée dans le temps. Une seconde où il n’y a plus ce fossé en bordure de forêt. Une seconde où il n’y a plus cet arbre en face de moi. Une seconde où je ne me rends pas compte de perdre le contrôle de ma voiture lancée à cent-trente kilomètres à l’heure sur une route de campagne exiguë.

Un énorme tronc se reflète à travers mes yeux humides. Les flashs apparaissent dans mon esprit.

Je me rappelle de cette journée d’hiver. Je me revois sur le canapé, en face de mon père et de ma belle-mère. Ils se sont rencontrés suite au départ précipité de ma mère. Elle nous avait abandonnés sans fournir aucune raison. Les appels de papa finissaient toujours sur sa boîte vocale. J’avais huit ans.

Je me rappelle avoir été jalouse, au début, lorsque ma belle-mère a pris de plus en plus de place dans la vie de mon père. Et dans la mienne. Les jours se sont ensuite égrenés, puis j’ai commencé à l’adorer, davantage que ma mère maternelle. Je l’ai même parfois appelée maman, mais elle ne voulait pas de ce titre par respect pour celle qui m’avait mise au monde. Un respect que je ne comprenais pas à l’époque, mais que je réalise aujourd’hui, à un mètre de l’arbre dans lequel je m’apprête à m’encastrer.

Je me rappelle donc de mes parents, mon père et ma belle-mère, assis tous les deux sur le canapé, en face de moi. Je triturais mes doigts. Habituellement, lorsqu’ils me conviaient dans le salon, c’était pour mes notes très moyennes à l’école. Mais là, non. Ils avaient un immense sourire au coin des lèvres.

Je me rappelle qu’une goutte de sueur est venue se loger dans mes yeux arrondis. Je les ai frottés pendant que mes parents parlaient. Ils m’annonçaient la naissance de ma petite sœur. Ils avaient peur malgré la joie. Peur que je n’accepte pas ce nouvel être à la maison. En vérité, j’ai toujours voulu avoir un petit frère ou une petite sœur, et là c’était comme dans un rêve.

Je me rappelle de leur allègre réaction quand je leur ai avoué qu’ils ne pouvaient pas m’offrir un cadeau plus précieux. Ils ont pleuré. Moi aussi.

Je me rappelle ne plus avoir été la même après ça. Mes notes et mes appréciations remontaient. J’étais tout simplement heureuse. J’avais enfin fait le deuil de la séparation entre mon père et ma mère. Mieux que ça, j’avais retrouvé une autre maman, qui ne voulait pas que je l’appelle maman, et une petite sœur allait bientôt naître. Voilà la recette du bonheur. Il m’en fallait peu à seulement huit ans.

Je me rappelle d’un autre souvenir, moins glorieux, plus triste. La mort de mon grand-père. Le père de ma belle-mère, Jean. Je l’affectionnais tout particulièrement, et son décès a été une douleur atroce pour moi. J’ai beaucoup pleuré durant l’enterrement. Durant les nuits suivantes. Je pense à lui à tous les anniversaires qu’il aurait pu vivre.

Ce dont je me rappelle le plus, c’est malheureusement les disputes qui ont suivi. Mon père et ma belle-mère se criaient de plus en plus dessus. J’avais onze ans. L’âge de comprendre, mais l’âge où l’on ne souhaite rien entendre. J’étais effrayée. Je ne voulais pas revivre l’enfer d’une séparation. Je ne voulais pas que ma petite sœur soit témoin de tout ça à seulement deux ans. Les parents ne se rendent pas compte des plaies qu’ils sont capables d’ouvrir à cause de leurs mots. Certaines blessures sont plus vives qu’un coup de poignard en plein cœur.

Je me rappelle m’être occupée de ma petite sœur pendant que mes parents s’envoyaient des insultes au visage, tandis que le mien, silencieux, était recouvert de larmes. Ma sœur souriait dans son parc. Et heureusement qu’elle était là.

Je me rappelle de la violence des bruits. Les portes claquaient, le silence retombait, comme un silence d’après-guerre. Une ambiance lourde et pesante planait autour de la table. Si bien que je n’appréciais plus de devoir manger. Je souhaitais que tout cesse. Je voulais arrêter de vivre. J’ai vu mes bras. Mes longues veines bleues. Je voulais prendre le couteau dans la cuisine et…, puis j’ai croisé le regard de ma petite sœur pleine de vie. Non, je devais être là pour elle.

Je me rappelle avoir pris sur moi, comme une grande, puis je me suis installée à table, le cœur écrasé par l’agressivité de leurs dernières disputes.

Je me rappelle leur avoir expliqué tout ce que je ressentais.

Je me rappelle avoir beaucoup pleuré. Eux aussi. Ils comprenaient leurs actes. Ils entendaient mes paroles. Les paroles d’une enfant de onze ans qui ne devrait pas tenir ce rôle d’adulte devant ses propres parents.

Je me rappelle avoir mûri ce jour-ci. Comme les autres années, d’ailleurs. J’ai continué à grandir, jusqu’à ce fameux souvenir, le soir de mon dix-huitième anniversaire.

Je me rappelle de mes dix-huit ans. J’avais l’appartement de mes parents pour la soirée de mon anniversaire. Mes amis et mon copain étaient là, ensemble. On riait. On jouait à des jeux de société. Je n’étais pas de ces filles qui désiraient à tout prix s’amuser en boîte, à peine la majorité atteinte, et vivre la nuit et dormir le jour. Ce que j’adorais, c’étaient des soirées jeux de société avec mes meilleurs amis, Fred, Céline, Manon et Océane, sans oublier Axel, mon petit ami. Nous étions tous les six, ce soir-là.

Je me rappelle que Frédéric se faisait filmer en dansant avec son pantalon à l’envers suite au gage qu’il venait de remporter ! Bon, les quelques bières vides sur la table basse du salon nous avaient mis dans un état guilleret, et c’était parfait.

Je me rappelle qu’Océane nous a soudainement suppliés de regarder Pirates des Caraïbes 3 à une heure et demie du matin. On souriait tous. On s’aimait tous. Alors, on a allumé le téléviseur et j’ai inséré le film dans le lecteur DVD. Emmitouflée dans les bras chauds d’Axel, blottie contre son torse dont les effluves de son parfum Invictus me reviennent en mémoire, je me sentais bien. Dans un monde sans notion du temps.

Puis, les souvenirs de cet anniversaire mémorable s’effacent de mon esprit. Je reviens à la voiture, à l’état actuel des choses, à la situation dramatique qui s’apprête à survenir.

Non, je refuse de finir comme ça ! Je suis trop jeune ! Je n’ai que vingt-trois ans !

Toutes ces pensées s’enchevêtrent sans perdre de temps. C’est comme si ce cocktail de souvenirs se déroulait en l’espace d’une petite seconde éternelle. Celle qui annoncera ma mort. Celle qui l’appellera afin de me briser le cou lorsque le tronc d’arbre perforera le pare-brise de la voiture.

Puis, la nuit noire, la forêt et mon malheur sont remplacés par de nouveaux souvenirs. Je profite de mes derniers instants. Je revois les ultimes clichés, les ultimes flashs sauvegardés dans ma mémoire.

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