Chapitre 7

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La voiture stoppa net. Une femme, en pleurs, s'interposa. Elle montra son bras et son tatouage numérique « A un près et j'étais à ta place ! A un près tu m'entends ! Ah quelle déveine ! Quelle déveine !!! » s'écria-t-elle en assenant un violent coup sur la carrosserie.

_ Redémarrez. Vite !, ordonna Eustache à l'attention du chauffeur. Ma vitre se referma et la voiture fit une embardée dans la rue, à contresens, encadrée par l'escadron motocycliste.

_ Cette femme ! Elle veut être à ma place ! Prenez-là ! Moi, j'ai pas envie !

_ Pardon ? Vous n'avez pas envie... de quoi, Chancelier ?

_ J'ai pas envie de tout ça. De " Chancelier ", de voiture avec chauffeur, d'escorte, ni même... de vous. J'ai pas voulu ça, moi !

Il resta bouche bé un bref instant, puis étouffa un rire avant de se reprendre.

_ Je vous prie de m'excuser, Chancelier. Que je comprenne bien, vous me dites que vous n'avez pas envie... d'être élu, c'est ça ?

_ C'est exactement ça. Certains en rêve, comme cette femme, mais pas moi.

_ Mais... ce n'est pas une question d'envie. Vous êtes Chancelier. C'est fait. Que vous ayez envie de l'être ou pas. D'ailleurs, rappelez-vous les motivations qui vous ont poussé à mettre votre nom en jeu ?

_ Mes motivations ? Elles sont nulles. J'en ai aucune. Je participe parce que j'ai un numéro au bras. Comme tout le monde. En fait, je suis candidat parce que je n'ai pas le choix.

_ Et parce que c'est votre devoir, s'exclama-t-il avant de soulever la manche. Moi aussi, j'ai participé à la loterie nationale, Chancelier. Tout le monde y a participé. Herbert, votre chauffeur, également. Tous les ressortissants de notre bien aimée nation ont participé. Non pas parce qu'ils le voulaient, mais parce que c'est leur devoir de citoyen.

_ Et si je ne veux pas ?

_ Mais c'est nullement une question de volonté. Il s'agit là de votre destin. Non seulement du votre mais dorénavant, celui de notre petit pays. Personne n'a le choix. Le sort vous a désigné. Ainsi fonctionne notre lotocratie. Et honnêtement, regardez tous ces gens. Avez-vous vu cette femme qui vous envie ? Je pense que vous ne réalisez pas encore, Chancelier. Mais aujourd'hui, c'est véritablement un jour de chance. Pour vous, comme pour tous les habitants de ce pays.

_ Par pitié, n'appelez pas ça une chance.

_ Pourquoi donc ?

_ Mais comment pouvez-vous croire que je serais capable de diriger le pays ? Je ne suis pas comme mes prédécesseurs, moi !

_ Vos prédécesseurs ? Abdelkrim Bouader, ancien professeur de mathématiques d'un collège de la capitale ? Ou l'ex Chancelier Josselin Fontevière, pharmacien d'une petite commune ? Vous pensez que leurs métiers les ont aidé dans la fonction ? Ce n'est pas le cas, mais imaginons que vous ayez raison. Pour quelle raison votre métier ne vous aiderait pas ?

_ Mon métier ? Je travaille à l'usine. Je fabrique des roues de bicyclettes ! En quoi ça m'aide ?!

Il releva ses lunettes, réfléchit un instant puis me fixa droit dans les yeux, d'un regard d'une profonde bienveillance.

_ Chancelier, vous vous rendez compte du message que nous envoie le hasard ? Votre élection est une conséquence inespérée de notre lotocratie, revendiquée au nom d'un peuple qui s’est soulevé, il y a tant d'années, pour que chaque citoyen et citoyenne ait une chance de gouverner. A cet instant précis, je sais qui je vais servir : un Chancelier qui n'a pas peur de se retrousser les manches pour endosser ces lourdes responsabilités et faire honneur au système vertueux pour lequel se sont battus nos ancêtres. N'ai-je pas raison ? Avez-vous déjà reculé face à un surplus de travail ?

_ Non. Jamais...

_ Inutile de répondre, Chancelier. C'est là une évidence. Une évidence qui fait toute la différence avec vos prédécesseurs. Et quand vous vous retrousserez les manches, vous reverrez ce numéro qui est le vôtre et vous vous rappellerez une chose : face au hasard, nous sommes tous égaux. Et votre élection, en ce lundi 5 décembre, journée internationale de l'égalité des chances, ne fait que le confirmer. D'ailleurs, je peux vous garantir que vous aurez exactement les mêmes chances de diriger le pays que les Chanceliers précédents.

_ Comment... comment pouvez-vous en être si sûr ?

_ Tout d'abord, parce que vous serez encadré par les mêmes conseillers que vos prédécesseurs. Des professionnels qui vous présenteront les dossier pour vous simplifier les choses. Aucune affaire soumise à votre jugement ne sera sujette à débat. Un choix simple, binaire, se présentera à vous et ce, quel que soit le dossier.

_ Je ne comprends pas.

_ Toutes les décisions que vous aurez à prendre se présenteront systématiquement en deux orientations.

_ Quoi ? Deux ? Seulement deux options ?

_ C'est ça. Est ou Ouest, accord ou refus, augmentation ou diminution...

_ Je... je ne suis pas sûr, même à ce niveau de simplification de pouvoir me décider, pensais-je à voix haute.

Eustache plissa les yeux d'un air malicieux. Il chercha dans la poche de sa veste et me répondit d'une voix calme et rassurante.

_ C'est bien naturel, Chancelier, de douter de vous. Surtout au début de votre mandat. Malheureusement, le temps presse. Alors, comme la roue tourne, je vais vous donner un outil d'aide à la décision. A chaque fois que vous hésiterez, que vous perdrez du temps, cet objet-là, croyez moi, a été à l'origine des plus grandes orientations politiques de notre république. Alors conservez-le bien précieusement. Et faites-en bon usage.

Il me demanda d'ouvrir la main puis déposa en son creux une pièce de monnaie.

Sa valeur était d'un centime. Son côté face devait être identique à toutes les monnaies du pays.

Elle représentait une allégorie de notre Etat Providence, couronnée de sa devise : Pour l'égalité des chances.

A cet instant précis, j’avais le pouvoir en main et un destin qui n’était plus le mien. Comme tous les chefs d’Etat qui m’avaient précédé, j'allais être envié, incompris, critiqué.

La voiture filait sous bonne escorte, droit vers le palais de la Chancellerie. Eustache, lui, poursuivait sans relâche ses explications.

Résigné, malheureux, je faisais mine de l’écouter avec une seule idée en tête : d’ici trois ans, la roue tournerait à nouveau. J’allais alors perdre la main, donner à un autre cette chance pour retrouver Colette. Et avec elle, mon bonheur.

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