9. Fontcalde

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Geilweis reprit :

— Il y a une chose que je ne vous ai pas dites, poursuivit-il. Il y a quelques années, une Princesse aurait été envoyé sur Aetheris pour en être la Régente. Elle devait veiller sur ses habitants. Il se dit qu'elle vivrait toujours ici, dans un lieu ignoré de tous et en particulier des Taals. Aujourd'hui, ces monstres la rechercheraient.

Il se tut, puis fixa Stéphane. Le poids des informations était évident. Un enchevêtrement complexe de choix et de conséquences, de répercussions que même les Taals n'avaient pas anticipées. Velkhan, allongée près de la cheminée, grogna doucement avant de s'étendre de tout son long. Liawen se tendit, son regard perçant chaque recoin :

— Une légende raconte que c’est d’elle que viendra la riposte, la dernière chance de renverser ce cycle infernal.

Geilweis laissa son regard glisser sur Liawen et Stéphane avant de conclured'une voix grave :

— Mais ce n'est qu'une légende... Voilà tout ce que je sais. Nous sommes les héritiers de cette histoire. Maintenant, nous avons une décision à prendre.

Le géant croisa les bras. Il scruta Stéphane comme s’il attendait une réponse de sa part, mais celui-ci bougeait la tête négativement :

— Tout ça, c'est bien beau mais... où trouver cette princesse...?

Liawen, assise non loin, redressa légèrement la tête, attentive.

— Là est toute la question... Personne ne sait où elle se trouve. Sa Personne est trop importante, trop protégée, évidemment.

Stéphane fronça les sourcils. Il voulut répondre mais il se ravisa. Geilweis le vit. Il s'approcha de lui et posa sa main sur son épaule :

— Quelque chose te chagrine, mon ami ?

Lejeune homme leva les yeux vers lui et croisa le regard rassurant de Geilweis :

— J'ai peur d'être ridicule mais... je fais souvent des rêves étranges... Cette nuit, j'en ai fait un nouveau. J'ai rêvé d'une fontaine. L'eau qui en jaillissait était brûlante. Je sais que dans mon monde, cette source existe. Elle se trouve dans un village que l'on appelle Chaudes-Aïgues. Mais ici...

Il hésita quelques secondes, cherchant ses mots avant de reprendre :

— Jusqu'à présent, ce sont mes songes et des impressions qui m'ont guidé jusqu'ici. Je ne sais toujours pas pourquoi. Mais une chose est sûre, ces rêves, je suis persuadé qu'il faut les suivre.

Liawen regarda son frère :

— Fontcalde... La ville dont il parle, c'est Fontcalde !

— Oui, c’est ça, Fontcalde. Dans cette vision, une voix me disait que je trouverai ma route là-bas, qu'elle "m'attendait".

— Nous ne risquons rien à suivre cette impression, s'exclama Liawen, enthousiaste, le regard toujours tourné vers Geilweis. Un large sourire fendit le visage du géant :

— D'accord, d'accord... En route pour Fontcalde ! Mais... j'aimerai emmener quelqu'un avec nous. Il connaît la région et la nature mieux que quiconque.

Liawen le regarda d'un air suspect :

— A qui penses-tu ?

— Terin, le Fantasque.

Geilweis prit une sacoche en cuir dans laquelle il glissa quelques affaires puis se dirigea à l'arrière de sa cabane où se trouvait son cheval, un magnifique percheron de couleur noire. Puis les trois compagnons de fortune se mirent en route vers le centre du village, accompagné de la nylaris. Les rares villageois présent dehors les observaient d'un oeil méfiant :

— Ils ne sont pas méchants, Stephane, juste craintifs. Ils ont peur de tout ce qui est nouveau.

Stéphane ne répondit pas. Il se contenta de détourner les yeux de ces regards suspects. A la sortie du village, ils s'arrêtèrent devant une maisonnette. Elle était nichée au creux d’un vallon boisé, à l’abri du vent et des curieux. Faite de pierre grise et de bois patiné par le temps, elle faisait corps avec la nature qui l’entourait. Son toit de chaume, légèrement affaissé par endroits, témoignait d’années d’intempéries.

Mais il tenait bon, comme le reste de la bâtisse.

Une mince fumée s’échappait d’une cheminée de travers, signe que l’intérieur était bien plus accueillant que son apparence ne le laissait croire. La porte, en bois massif, était gravée de symboles discrets. Des souvenirs d’un artisan qui avait voulu y laisser sa marque. Juste à côté, un petit porche grinçait sous le vent. Il abritait un fatras d’objets hétéroclites. Des cordes, des paniers d’osier, quelques outils et un bâton sculpté, probablement utilisé pour des expéditions en forêt.

— Teryn !

— J'arrive, j'arrive... Pas la peine de hurler Geilweis ! Tout le village va t'entendre !

Il ouvrit la porte et se protégea du soleil en plaçant sa main au-dessus des yeux. Teryn était de ces hommes dont la silhouette fragile semblait constamment prête à se courber sous le poids du vent. Petit et chétif, il n’avait rien du guerrier ou du meneur. Il n’aurait même pas cherché à le devenir. Il n’aimait ni le danger, ni les confrontations. Il préférait de loin les détours aux affrontements. Mais s’il manquait de courage, il compensait par une vivacité d’esprit et une ingéniosité qui l'avaient sauvé plus d’une situation.

Il avait une façon de tourner les choses en dérision qui allégeait l’atmosphère. Même dans les pires moments. Ce qui faisait de lui un excellent compagnon de route. Son regard vif pétillait souvent d’une malice non dissimulée. Il ponctuait ses phrases d’un sourire en coin, comme s’il trouvait la vie elle-même légèrement absurde

Mais là où Teryn brillait réellement, c’était dans sa connaissance de la région et de la nature. Chaque arbre, chaque ruisseau, chaque sentier n’avait pour lui aucun secret. Il pouvait reconnaître un animal à la seule empreinte de ses pattes, prédire le temps en observant les nuages, trouver un chemin là où tous voyaient une impasse. Une aptitude précieuse, qui faisait de lui un guide hors pair...

Pour peu qu’il accepte de se joindre au groupe.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il d'un ton méfiant. Geilweis sourit :

— On peut entrer ?

Visiblement réticent à recevoir de la visite, le petit homme finit par céder :

— Oui, bien sûr.

Ils descendirent de leurs montures et pénétrèrent dans la maison. L’intérieur était à l’image de son propriétaire : modeste, mais chaleureux. Un âtre de pierre occupait une bonne partie de la pièce principale. Il projetait une lumière vacillante sur les murs irréguliers. Des étagères bancales débordaient de plantes séchées, de bocaux remplis de substances mystérieuses ou d’ustensiles dont l’usage n’était pas toujours évident. Une table en bois brut, marquée de coups de couteau et de brûlures, trônait au centre, entourée de trois chaises dépareillées.

Dans un coin, un hamac plutôt qu’un lit. Il était tendu entre deux poutres, quelques couvertures jetées en vrac sur le dessus. Le sol, recouvert de tapis élimés mais propres, témoignait d’un certain soin, même si l’ordre n’était pas la priorité de Teryn.

Quelques fioles suspendues au plafond diffusaient une odeur de menthe et de résine. Elles ajoutaient une note apaisante à cet intérieur rustique, où chaque objet semblait avoir une histoire à raconter. Le Fantasque croisa les bras. Il plissa les yeux vers Stéphane comme s’il essayait de deviner s’il représentait un danger... ou simplement une source d’ennuis. Puis il regarda Geilweis :

— C'est qui, lui ?

— Il s'appelle Stéphane, il est notre ami. Teryn, je viens te chercher car tu connais la région mieux que n'importe qui et cet homme a besoin de nous... Il a besoin de toi !

— Moi ? Vous suivre ? Ah non, non, non... commença-t-il en agitant les mains devant lui. Écoutez, je suis sûr que votre histoire est passionnante, hein, mais moi, je suis un homme tranquille. Je connais cette région mieux que personne, oui... mais justement, c’est pour éviter les ennuis !

Geilweis leva les yeux au ciel. Il posa une main lourde sur l’épaule menue de Teryn, l’empêchant subtilement de reculer vers la porte.

— Teryn, tu es exactement la personne qu’il nous faut. Stéphane a vu une chose étrange dans un rêve. Une vision qui nous mène sur la route de Fontcalde. Et nous avons besoin de quelqu’un qui connaisse la région mieux que quiconque.

— Fontcalde ? répéta le petit homme en frissonnant. Pfff, mauvaise idée. Très mauvaise idée. Vous savez que cet endroit est... euh... bizarre, hein ? J’y suis allé une fois. Une seule. Et je peux vous dire que c’était déjà de trop !

— Teryn... soupira Geilweis, d’une voix patiente.

— Nan, nan, nan, écoute-moi, Geil. Laissez-moi tranquille ici, avec mon feu, mes petites herbes et ma tranquillité. C’est bien la tranquillité, vous ne trouvez pas ?

Mais Stéphane, qui l’observait en silence, finit par prendre la parole d’un ton calme.

— Tu as peur, Teryn. Et je ne vais pas te mentir, moi aussi. Ce voyage ne sera pas sans risques. Mais si tu connais aussi bien cette région que tu le prétends, alors tu es notre meilleure chance.

Teryn ouvrit la bouche pour protester... puis la referma, incertain.

— Je... ouais, mais... et si je me fais tuer, moi ? Vous y avez pensé à ça ? Moi, j’ai pas vos muscles, ni vos arcs, ni vos trucs magiques... Moi, je cours, c’est tout ce que je sais faire !

— Justement, répondit Liawen avec un sourire en coin. Savoir courir vite, ça peut nous être utile.

La remarque de Liawen déclencha un éclat de rire général, tandis que Teryn soupirait profondément. Il se frotta la nuque comme si on venait de lui demander de sauter dans un précipice. Mais en voyant les autres s’amuser à ses dépens, il finit par rire lui aussi, d’un rire léger et fataliste, comme s’il se moquait de sa propre hésitation.

— Je sens que je vais le regretter... Oh, je vais tellement le regretter.

Puis, il attrapa un sac en toile accroché près de la porte. II y fourra quelques affaires et se tourna vers eux, une moue résignée sur le visage.

— Bon, alors... allons mourir tous ensemble, hein.

Geilweis lui donna une tape dans le dos qui le fit vaciller en avant. Liawen échangea un regard amusé avec Stéphane. Leur petit groupe venait de s’agrandir.

Tout en cheminant sur sa mule, Teryn dicta ses conditions :

— Nous devons prendre la route vers le sud mais nous emprunterons de petits chemin, loin des routes principales. Nous ne devons pas attirer l'attention. Il y a un peu plus de trente kilomètres jusqu'à Fontclade mais nous ne prendrons pas de raccourcis, au contraire.

— Quand arriverons-nous ? demanda Stéphane.

— Dans la soirée... Nous aurons du mal à nous loger, c'est sûr !

— On peut rencontrer des Taals ?

Teryn arrêta sa monture. Il se tourna vers Geilweis. Liawen fusilla Stéphane du regard pendant que son frère s'empressait de répondre :

— Bien sûr que non, allons. Ça fait des années qu'on n'en a pas vu ! Ils sont dans les grandes villes.

— Geil... Tu m'as pourtant dit que...

— Teryn... il n'y a pas de Taals ici... Tu le sais aussi bien que moi. Tu dois juste nous aider à trouver le meilleur chemin pour nous rendre à Fontcalde, c'est tout.

Le petit homme jeta un oeil noir à Stéphane avant de reprendre les rènes de sa monture en marmonant. Le groupe se remit en marche. Ils traversèrent les paysages déserts et glacés de la région. La neige, tombée en abondance les derniers jours, recouvrait tout d'un manteau épais. Le vent soufflait fort. Il emportait avec lui des tourbillons de flocons qui dansaient dans l'air froid. Chaque pas des chevaux laissait une empreinte profonde dans la neige, tandis que le crissement de la glace sous leurs sabots ajoutait une touche sinistre au silence environnant.

Velkhan, elle, avançait, tête baissée, les oreilles en arrière pour se protéger de la tourmente.

Ils passèrent près de forêts noires et imposantes. Les arbres, dénudés de leurs feuilles, s'y dressaient comme des spectres dans une brume glacée. De temps à autre, une rivière gelée croisait leur route. Ses eaux étaient immobiles, piégées sous un épais manteau de glace qui craquait sous la pression de leurs pas.

Le froid mordait la peau. Il gelait les lèvres et alourdissait les gestes. Stéphane sentait le vent pénétrer chaque fibre de son anorak. Malgré les frissons qui lui secouait les os, il restait silencieux. Il ne voulait pas attirer davantage l'attention de Teryn. Ce dernier, toujours aussi tendu, ne semblait pas s'attacher sur les paysages autour de lui. Seul Geilweis semblait maître de son cheval. Son regard était toujours aussi résolu malgré la rigueur de ce temps.

À mesure que la journée s'étirait, la lumière faiblissait. Le ciel, déjà plombé par des nuages ​​sombres, se teintait lentement de nuances d'orange et de bleu profond. Le soleil se couchait, emportant avec lui les derniers éclats de chaleur. Les voyageurs commençaient à éprouver de la fatigue, les mains engourdies et les visages rougis par le froid mordant.

Le chemin contourna un piton rocheux et, à la sortie de la courbe, une lueur chaleureuse se dessina. Elle éclaira vaguement les contours d'un petit village. Le vent se calmait légèrement à l'approche des maisons.

À l'abri des éléments, Fontcalde offrait un refuge bien mérité.

Lorsqu'ils y entrèrent, le crépuscule s'était posé sur la terre gelée. Une auberge éclairée se dressa devant eux. Les fenêtres brillaient de l'intérieur. Elles laissaient entrevoir des silhouettes qui bougeaient dans la chaleur. Ils attachèrent leurs chevaux près de l'entrée. Avant d'y pénétrer. Geilweis donna ses recommandations :

— Parlez le moins possible, n'éveillez aucun soupçon ou inquiétude. Restez calme, quoi qu'il arrive.

Tous acquiéscèrent, impatients de se mettre au chaud à l'intérieur de l'établissement.

Dans l'auberge, la chaleur qui se dégageait fut un soulagement immédiat pour leurs membres engourdis. Les flammes dans la cheminée crépitaient et projetaient une lueur dansante sur les murs en bois. Les quatre voyageurs se dirigèrent vers l’âtre, espérant se réchauffer après cette longue journée passée à lutter contre le froid, la neige et la glace.

Leurs pas résonnèrent sur le plancher de bois. La sonorité fit tourner les têtes des personnes déjà installées à l'intérieur. Les regards se braquèrent sur eux, pesants et scrutateurs. Chacun de leur mouvement était minutieusement observé. Un silence lourd s'abattit dans la pièce, brisé seulement par le crépitement du feu et le bruit des verres qu'on posait sur la table.

Mais c’est surtout la Nylaris qui attira les regards. D’un seul mouvement, l’attention générale se figea sur elle, comme happée. Une vague d’émotion indéfinissable parcourut l’assemblée : entre crainte sourde et émerveillement muet, nul ne semblait rester indifférent à sa présence.
Son apparence étrange, presque irréelle, dégageait une aura à la fois inquiétante et fascinante. Même ceux qui tentaient de détourner les yeux finissaient par les ramener vers elle, irrésistiblement.

Les clients présents, certains assis autour de grandes tablées en bois brut, d'autres seuls, le regard vagabond, n'avaient pas l'air particulièrement enthousiastes de voir de nouveaux visages dans leur modeste refuge. Ils échangèrent des regards furtifs, murmurant à voix basse, les yeux pleins de méfiance et de curiosité. Quelques-uns, en particulier les plus âgés, arrachèrent leurs regards des voyageurs pour se concentrer sur leurs verres ou sur les braises qui dansaient dans la cheminée, comme pour ne pas paraître trop intéressés par ces étrangers.

Pourtant, même eux, dans le reflet tremblant du feu, semblaient toujours guetter du coin de l’œil la silhouette de la Nylaris, comme s’ils redoutaient de manquer un signe, un geste, une parole.

Stéphane ressentit une étrange gêne dans l'air. Ces regards étaient comme des poids invisibles, l'enfermant dans une atmosphère qu'il n'avait pas l'habitude de côtoyer. La tension était palpable, comme si leur simple présence ici, dans ce lieu si familier à ses habitants, dérangeait l'équilibre fragile du quotidien du village.

Geilweis, lui, restait impassible, comme s'il était habitué à cette méfiance. Il s'avança avec une assurance discrète. Son regard ne s'attarda pas sur les visages autour de lui. Liawen ne pouvait ignorer les murmures et les regards accusateurs qui fendaient l'air autour d'eux. Ses yeux se firent plus sombres. Un léger froncement de sourcils marqua son mécontentement. Teryn, quant à lui, avait pris conscience de l'atmosphère tendue, et suivit de près son ami Geilweis.

L’aubergiste, un homme grand et maigre au visage creusé par les années, les observa d’un air indifférent en apparence. Mais ses yeux, eux, trahissaient une appréhension contenue, presque animale. Il ne dit rien tout de suite. Il attendit que le groupe s’installât à une table proche de la grande cheminée, là où les ombres dansaient sur les murs, projetées par les flammes.

Puis il s’approcha lentement, le torchon toujours à la main, une expression neutre figée sur le visage. Arrivé à leur hauteur, son regard glissa rapidement sur chacun d’eux avant de s’arrêter plus longuement sur la Nylaris. Un frisson imperceptible le traversa. Il hésita, humecta ses lèvres, puis demanda à voix basse, mais assez distinctement pour que les autres clients n’en perdent pas une miette :

— Ça représente un danger ?

Un court silence suivit mais lorsque Liawen voulut répondre, Geilweis posa sa main sur la cuisse de sa soeur. Il releva la tête, le visage impassible. Sa voix, calme et ferme, s’éleva :

— Tant que personne ne s’approche d’elle, elle ne causera aucun problème.

Le tenancier ne parut pas rassuré. Il enchaîna d'une voix rauque, l'air à la fois interrogatif et méfiant :

— Vous avez l'air de venir de loin. Que puis-je vous offrir ?

Les clients autour de la salle reprirent doucement leurs discussions. Les regards furtifs continuaient de suivre chaque mouvement des nouvelles venues. La méfiance était inscrite dans les gestes et dans les silences gênés. Les étrangers n'étaient jamais bienvenus dans des lieux aussi reculés, surtout quand leur arrivée bouleversait la routine tranquille de leur petit monde, surtout lorsque leur animal de compagnie était un nylaris.

Geilweis soutint son regard sans ciller, avant de répondre d'une voix posée :

— Nous venons du nord. Nous cherchons un peu de repos, un repas chaud et un lit pour la nuit.

L'homme haussa un sourcil, mais avant qu'il ne puisse ajouter quoi que ce soit, la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement dans un courant d'air glacé.

Un homme d'un certain âge vacilla en entrant dans l'auberge. Il était couvert de neige et de boue séchée. Son manteau en lambeaux laissait entrevoir une silhouette maigre et courbée.

Le poids du monde s'était abattu sur lui.

Il leva lentement la tête, révélant un visage creusé par la la fatigue et la peur. Ses yeux, écarquillés, semblaient voir au-delà du présent. Il fixait quelque chose que personne d'autre ne pouvait percevoir :

— Ils... Ils sont là... murmura-t-il en avançant d'un pas chancelant. Ils rôdent dans l'ombre... Je les ai vus...

Un murmure parcourut la salle, accompagné de quelques rires.

— Oh non... pas encore, marmonna l'aubergiste.

L'homme s'arrêta au milieu de la pièce. Il fixa Stéphane avant de balayer l'assemblée du regard. Ses yeux fiévreux cherchaient une réponse. Stéphane remarqua ses mains tremblantes. Son souffle court et saccadé trahissait un mélange de panique et d'épuisement. Il voulut se lever mais le regard noir de Geilweis se posa sur le sien. Il lui intima de rester en place.

L'aubergiste, visiblement contrarié, croisa les bras et s'adressa à lui d'un ton agressif :

— Je t'ai déjà dit de ne pas venir importuner les clients. Tu peux rester ici, au chaud, mais tu arrêtes de divaguer, compris ?

Le vieillard poursuivit les lèvres tremblantes :

— Mais... Mais, ils ont pris ma fille. Ils l'ont prise... et puis... ils ont arraché son âme...

— Ca suffit, cette fois. Je t'avais prévenu.

Il sortit un bâton de bois de son tablier et s'avança vers le vieil homme. Mais avant qu'il ne l'atteigne, Stéphane se leva brusquement, ignorant l'avertissement de Geilweis :

— Eh ! Pas si vite ! Il n'a rien fait de mal !

L'aubergiste se tourna alors vers lui le regard dur. Il brandit son bâton :

— Etranger ! Ici, c'est moi qui décide ! Si tu veux défendre ce fou, fais-le. Mais dehors !

Liawen observait la scène sans bouger. Une lueur d'admiration passa dans son regard, alors que Teryn, lui, était prêt à détaler si la situation venait à dégénérer. Stéphane debout tremblait de tout son corps. Il faisait malgré tout face à l'aubergiste. Il sentait son coeur battre à tout rompre, frustré par son impuissance.

— Tu n'as pas bien saisi, grogna le patron.

Il s'avança vers lui. Son assurance grandissait à mesure que Stéphane hésitait. Mais avant qu'il ne puisse faire un pas de plus, une silhouette massive se leva. Geilweis, imposant comme une montagne, le dominait d'une bonne tête. Il barra son large torse de ses bras. Le contraste était saisissant. Malgré sa carrure respectable, l'aubergiste parut soudain bien frêle face au bûcheron. ll déglutit et recula instinctivement d'un pas :

— Allons, dit Geilweis d'une voix posée. Il n'y a aucune raison de s'énerver, mon ami. Nous ne demandons qu'un peu de repos et un bon repas. Va donc nous servir ton meilleur vin.

Puis, il s'approcha doucement de lui et murmura à son oreille, avec un sourire tranquille :

— Et laisse ce pauvre bougre s'asseoir à notre table si tu ne veux pas que je te brise les os !

Un frisson parcourut l'aubergiste. Il hocha précipitamment la tête et recula une fois de plus :

— Oui, bien sûr... mon meilleur vin... Tout de suite, monsieur.

Geilweis ne le regardait plus. Il jeta un regard furieux à Stéphane avant d'inviter le viel homme à se joindre à leur table. Le silence pesant qui s'était installé dans l'auberge se dissipa. Les clients détournèrent les yeux et reprirent leurs discussions. Stéphane, encore secoué par l'échange, ne savait où posé son regard. Il risqua un coup d'oeil vers Liawen. Celle-ci lui adressa un sourire furtif avant de baisser les yeux.

Teryn se rapprocha de la table en soufflant :

— Bien joué, Geil... J'ai préféré te laisser intervenir pour ne pas envenimer la situation mais j'étais prêt !

Geilweis haussa un sourcil, amusé

— Merci Teryn, j'en ai jamais douté.

Puis, il se tourna vers leur nouvel invité :

— Dis-moi, mon ami... qui a pris ta fille ?

Le vieil homme leva vers lui des yeux embués de larmes. Sa voix n'était qu'un souflle tremblant :

— Les Taals... LesTaals ont pris son âme.

Un silence pesant s’abattit sur la table. Le nom résonnait dans l’esprit de Stéphane comme un écho lointain, à la fois familier et troublant.

"Eugénie..."

Liawen aussi semblait troublée. Ce n’était pas une coïncidence. Stéphane en était persuadé. La serveuse leur apporta de quoi se restaurer : un plat de lentilles, des saucisses et du pain. Geilweis tendit une assiette au nouvel arrivé.

— Vieil homme, reprit Stéphane en tentant de garder un ton posé. Ces êtres, ces Taals... Ont-ils dit autre chose avant d’emmener ta fille ?

Le regard du vieillard vacilla. Il était partagé entre la peur et l’espoir. Il trembla légèrement avant de hocher la tête.

— Ils ne parlaient pas mais je pouvais les comprendre. J’étais comme... lié à eux... par l'esprit. Ils ont fait allusion à une enfant. Une princesse qu’ils cherchaient. J’ai cru comprendre qu’elle leur appartenait, qu’elle ne devait pas leur échapper. Puis, ils ont parlé d’un homme aussi...

Stéphane fronça les sourcils :

— Un homme ? Quel homme ?

— Ils l’ont appelé le traître. Ils parlaient d’un militaire.

Geilweis croisa les bras, l’expression grave.

  • Peut-être la cherchent-ils toujours, avança Teryn, un sourire incertain aux lèvres.

— En tout cas, on se rapproche de la princesse, répondit Stéphane.

Mirok poursuivit, la voix plus basse :

— En 2145, peu avant la fin de la guerre, je venais de perdre ma femme, Lisa. Eugénie avait deux ans. Nous errions sans but. On fuyait les zones de combat. Nous avons trouvé refuge quelques jours à Valren. C’est là que j’ai vu quelque chose d’étonnant.

Il marqua une pause, le regard perdu dans le vide. Puis il reprit son histoire :

— Une escorte militaire quittait le château. Il y avait des soldats. Des Lyräens.

  • Des Lyräens ? demanda Geilweis.
  • Oui. La tension était palpable... Au milieu d’eux, une femme. Je ne l’ai aperçue qu’un instant, mais son visage m’a marqué. Elle était jeune, belle... Je n'avais jamais vu une femme aussi belle. Elle avait de longs cheveux noirs et des yeux... blancs. On aurait dit une princesse en fuite. En sortant du château, elle n'arrêtait pas de regarder derrière elle, comme si elle laissait quelque chose d’important.

Geilweis échangea un regard avec Stéphane, dont le cœur s’accéléra.

— Tu es sûr de ce que tu as vu ?

— Oui... mais ce n’est pas tout. Il y a quelques mois, je me suis rendu à Valren, pour y chercher du travail. J’ai trouvé une place au château. Je devais entretenir une partie du jardin. Là, j’ai vu une autre jeune femme, très belle aussi. Ses cheveux étaient noirs comme une nuit sans lune et ses yeux d’un bleu... presque transparent. Elle m’a immédiatement rappelé cette femme entourée de Lyräens, que j'avais vue dix ans plus tôt. Elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.

Il marqua un temps, puis ajouta d’une voix plus sombre :

— C'est un homme aux cheveux grisonnant qui m'a reçu, un homme d'un certain âge. Il avait une prestance particulière, une façon militaire de se déplacer. Il était très autoritaire. Les consignes étaient strictes :

"Ne pas parler à cette jeune femme, ne pas même la regarder."

Il avait répété la consigne comme un robot. Un frisson parcourut le groupe. Ils tenaient une piste. Un fil fragile, ténu, mais une piste tout de même. Stéphane s'adressa doucement à Mirok tout en regardant Teryn :

— Vous avez dit Valren ?

— Oui, c'est bien ça.

  • Teryn ?

— C'est à une ou deux heures d'ici, répondit-il.

Le vieil homme les fixa, le désespoir dans les yeux :

— Vous... vous pensez que vous pourrez sauver ma fille ? Ma petite Eugénie ?

Geilweis posa une main rassurante sur son épaule.

— Allez, viens, Mirok. Nous sommes tous fatigués. Allons nous reposer. Demain, nous aurons une longue journée.

La chaleur de la grande salle retombait lentement après le repas. Les discussions s’éteignaient une à une. Seuls quelques éclats de voix résonnaient encore entre les poutres du plafond. Stéphane, repu mais songeur, suivit les autres alors qu’ils quittaient la table. Il jeta un regard vers l’âtre, où les braises rougeoyaient faiblement.

L’instant d’après, il montait l’escalier de bois. Chaque marche grinça sous son poids.

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