20. Lyndoria

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Lydie souriait, sereine.

  • Viens Stéphane, suis-moi.

Elle le guida jusqu'à une porte massive, de bois brut, simple et solide. Elle lui rappela celle de sa ferme, lourde de silence et de souvenirs.

Derrière cette porte tu trouveras des réponses Stéphane. Pas celle que tu espères mais celles qu'il te faut pour comprendre, celles qui te permettront de prendre les bonnes décisions avant d'agir.

Il la fixa, la gorge nouée

  • Est-ce cela... mon destin ?

Elle acquiesça doucement, les yeux pleins de tendresse. Elle prit son bras et l'encouragea à avancer.

  • Oui Stéphane. Tu dois passer par cet instant. Marche, mon enfant, Il est temps. Va à la rencontre de la vérité.

Il s'avança. Il tendit la main. Ses doigts tremblaient légèrement au contact du bois usé, strié par le temps. Il ferma les yeux une seconde, inspira profondément puis poussa la porte.

Un souffle d'air frais effleura son visage. Il retrouva sa ferme. Elle était enveloppée d'un manteau d'ombre silencieux, seulement troublée par le grésillement ténu d'une lampe restée allumée. Le froid glacial qui régnait dans la demeure ne le dérangea pas.

Sur la table, les artefacts trouvés dans les malles du grenier lui paraissait une invitation. D'un geste lent, il les toucha du bout des doigts. La croix d'Eugénie, sa béquille puis enfin... le miroir.

A son contact, Stéphane ressentit un malaise. Il le prit en main. Il devina alors une lueur blafarde qui en émanait. Une lumière froide, morte. Elle aspirait l'air de la pièce.

Une onde glaciale parcourut le dos de Stéphane. Dans le reflet, l'ombre d'une silhouette se dessinait peu à peu. Ce n'était pas un Taal. L'entité était autre chose, moins tangible mais tissée de ténèbres vivantes, un être dont la présence même semblait suinter d'un gouffre inconnu.

  • Tu es bien audacieux, Protecteur, souffla la créature d'une voix déformée, oscillant entre plusieurs timbres. Il entendit des âmes perdues murmurer en elle, tel un écho.

Stéphane ne bougea pas. Figé. Son regard accrocha celui, insondable, de l'être spectral.

  • Qui es-tu ? exigea-t-il d'un ton qu'il voulut ferme.

L'ombre sembla frémir, comme amusée.

  • Je suis un ensemble. Une conscience. Une ruche qui veille sur sa propre éternité. Tu pourrais me rejoindre, Protecteur.Tu pourrais être bien plus grand que tu ne l'es aujourd'hui.

L'air vibra d'un malaise insidieux. Il ajouta :

  • Et moins seul...

Stéphane plissa les yeux.

  • Laisse-moi t'aider Protecteur, souffla l'entité.
  • Et si je refuse ?
  • Tu deviendrais mon ennemi, répondit-elle d'une voix plus basse, plus sourde. Est-ce réellement ton désir ? Crois-moi... Je connais mille manières de faire souffrir.

Un rictus invisible s'insinua dans ses paroles.

  • Je peux tous les faire souffrir... Tous ceux que tu aimes, murmura-t-elle avec une lenteur exquise. Même elle.

Un froid mordant transperça Stéphane. Des picotements lui parcoururent les bras et la nuque, comme si une toile invisible s'enroulait autour de lui, s'insinuait sous sa peau. Une force inconnue cherchait à l'attirer, à le soumettre, et malgré la volonté de fer qui l'habitait, il sentait sa résistance vaciller.

Puis, dans la clarté spectrale du miroir, une autre figure apparut. Une silhouette familiale, douce et lumineuse. Corinne.

  • Non... souffla Stéphane, les poings serrés.

L'entité utilisait l'image de sa femme pour le déstabiliser mais au lieu d'éroder la volonté de Stéphane, elle venait d'animer en lui une force insoupçonnée, une énergie brute, indomptable, qui naquit au plus profond de son être.

L'amour.

Non pas un amour fragile, prêt à vaciller sous les menaces. Mais un amour absolu, celui qui défie les lois du temps et de la mort, celui qui se dresse face aux ténèbres sans faillir.

La vision de Corinne lui donna une force inimaginable. Chaque fibre de son être s'embrasa sous l'élan de cette certitude. Personne. Rien. Pas même cette chose ne lui prendrait ce qu'il chérissait le plus au monde.

Une phrase vint alors à l'esprit :

"Amendes inter mundos fragiliores sunt quam videntur; alter alterum inclinare potest."

Qui que vous soyez, vous avez commis une erreur. Jamais, je ne me soumettrai... Votre monde n'envahira pas le mien !

Sa voix était plus stable qu'elle ne l'avait jamais été. L'entité du miroir sembla douter. Son ombre, qui s'étendait et s'insinuait dans la pièce comme un poison, parut reculer un instant.

  • Impossible...

Une onde de lumière jaillit autour de Stéphane, intangible mais foudroyante. Ce n'était ni un pouvoir qu'il maîtrisait ni une force qu'il avait recherchée. C'était un simple fait, une évidence absolue. Corinne était là. Au plus profond de son cœur. Et tant qu'elle animerait son âme, il ne tomberait pas.

L'entité recula d'un pas spectral. Le silence s'épaissit, lourd d'une menace indicible. Puis, lentement, l'ombre s'effilocha dans les ténèbres du miroir.

  • Je reviendrai Protecteur... murmura une voix d'outre-tombe avant de s'éteindre.

Le miroir redevint inerte, son éclat lugubre dissipé. Mais cette fois, un silence plus lourd persista dans la pièce, comme si une ombre continuait d’y rôder, invisible et insidieuse. Une sensation désagréable s’accrochait à l’air, comme un murmure oublié, une présence qui n’était pas tout à fait partie.

Puis, une dernière fois, un frisson effleura son échine. Une impression fugace, mais glaçante, comme si l’entité lui laissait quelque chose. Une idée, une semence noire plantée au plus profond de lui. Une voix ténue, si lointaine qu’elle semblait ne pas exister, résonna à la lisière de son esprit :

"Je suis la Colonie... Tu crois avoir gagné... mais je suis déjà en toi. Je suis La Colonie, Protecteur, ne l'oublie jamais"

Un courant froid le traversa. Il serra les poings. Était-ce réel, ou une ultime ruse de l’ombre ? Il ne saurait le dire. Mais une certitude s’imposa : il n’en avait pas fini avec cette "Colonie."

Stéphane ferma les yeux un instant, son corps tremblait. Mais lorsqu'il les rouvrit, Corinne se tenait là, baignée d'un halo fragile. Il la regarda tendrement et lui sourit. Il savait que cette apparition n'était que le fruit de son esprit tourmenté par les sentiments qu'il éprouvait pour elle :

  • Je t'aime, souffla-t-il, la gorge serrée.

Elle posa une main immatérielle sur son visage et il l'entendit sa voix qui s'éloignait :

  • Mon Amour...

Son image s'effaça doucement, comme une étoile mourante. Stéphane sentit son cœur se briser une dernière fois.

Il vacilla.

"Cette histoire. Tout cela. Il me faut laisser une empreinte, un passage. Un mot".

Il se dirigea vers le buffet de la salle à vivre et prit de quoi écrire, puis il s'assit à la grande table et commença à rédiger une lettre. L'encre tremblait sur le papier, couchant des mots empreints d'incrédulité et de fièvre.

Une confession sur l'étrangeté de son histoire, un appel à la compréhension dans ce tourbillon d'événements insaisissables. Lorsqu'il eut terminé, il replia soigneusement la feuille, la glissa dans une enveloppe et la scella. Il posa la lettre sur la grande table de la salle commune.

"A l'attention du Père Gille, Paroisse de Loudes".

Puis, d'un pas déterminé, il s'approcha de la porte qui s'ouvrit naturellement devant lui. Il la franchit et repartit vers Lyndoria.

De l'autre côté, Lydie se tenait debout à l'attendre.

Sans un mot, elle prit sa main. Une grande chaleur l’envahit à son contact.

Ils commencèrent à marcher dans une brume scintillante. Autour d'eux, les étoiles semblaient briller au rythme de ses paroles et des pulsations lumineuses illuminant cette immensité sans fin. Puis, elle parla. Sa voix était mélodieuse, chaque mot vibrait dans l'espace. Ils résonnaient dans l'éther invisible de Lyndoria.

  • Depuis toujours, il existe des passages entre les mondes, des chemins invisibles qui relient les réalités les unes aux autres. Ces portes ne sont pas que des failles accidentelles. Elles sont le souffle même du multivers, les battements d'un cœur cosmique qui transcende le temps et l'espace. Mais, lorsque ces portes sont laissées sans gardien, elles deviennent des armes.

Elle fit un geste de la main. Dans l'air, comme tracées par une encre de lumière, des formes apparurent. Des cercles, des spirales, des runes anciennes dansèrent entre eux. Ils tissaient une histoire bien plus grande que ce qu'il pouvait imaginer.

  • Cette Colonie, les Taals et bien d'autres l'ont compris. Ils ont voulu corrompre ces passages, les forcer à leur obéir. Mais il y a une règle absolue que même eux ne peuvent briser. Les portes ne peuvent être ouvertes ou fermées que par un être lié aux mondes habités. Un être qui a foulé ces terres, qui a aimé, souffert, qui a appris à connaître la fragilité de l'existence. C'est pour cela que tu es ici, Stéphane.

Il la fixait, le souffle court. Il sentait une force le traverser, une évidence qui l'avait toujours pressé sans jamais la comprendre.

  • Alors... je suis celui qui doit les fermer.

Lydie hocha lentement la tête.

  • Pas seulement. Tu es leur Gardien. Leur clé et leur serrure. Celui qui veille à l'équilibre. Les fermer, oui, mais aussi comprendre quand et pourquoi les rouvrir. Car les mondes ne doivent pas être cloisonnés à jamais.

Un vent invisible souleva doucement les mèches de cheveux de Stéphane. Il sentait cette puissance vibrer en lui, une connexion nouvelle qui l'ancrait non pas à un seul monde, mais à tous.

  • C'est ce que tu es. Un voyageur du temps, un marcheur entre les mondes. Tu es Le Protecteur.

Elle posa une main sur sa poitrine, juste au-dessus de son cœur. Une chaleur familiale s'y propagea, semblable à celle qu'il avait ressentie lorsqu'il tenait la broche de Corinne, debout, face aux pierres du Cairn.

  • Tu as toujours été destiné à cette mission, Stéphane. Mais tu devais d'abord aimer, perdre et comprendre la valeur de la vie pour en saisir l'importance. Aujourd'hui, les portes sont fermées. Tu as accompli la première partie de ton rôle. Mais ce n'est que le début. Car il existe encore des vérités que tu dois découvrir... et d'autres mondes qui ont besoin de toi.

Il frissonna. Son cœur battait à un rythme sourd, presque douloureux, comme si quelque chose en lui s’éveillait, répondant à l’appel silencieux de cette présence qui prenait forme devant lui.

Lydie le regarda avec une gravité maternelle. Puis elle murmura, d'une voix empreinte d’un mystère profond :

  • Chaque passage a deux faces, mon enfant. Ce que tu fermes d’un côté, s’ouvre peut-être ailleurs. Il n’y a pas de fin absolue, seulement des chemins qui changent. Et parfois... Les portes reviennent à ceux qui les ont déjà franchies.

D’un geste, elle fit naître devant lui un sentier d’or flottant dans le néant infini. Il s’enfonçait dans un horizon qu’il ne connaissait pas. Elle le regarda avec cette bonté infinie qui cachait pourtant une gravité implacable. Sa silhouette flottait légèrement. Autour d'elle, l'air était plus léger. Il rendait ses mouvement plus fluide, plus mélodieux. Son regard luminescent plongea dans celui de Stéphane. Elle lui adressa un sourire habité de cette sagesse immémoriale qu'il ne comprenait pas encore totalement.

Au fur et à mesure qu'ils avançaient, le décor changea autour de lui. Un champ immense de lavande s'étendait à perte de vue. Il baignait dans une lumière lilas et dorée. Un parfum apaisant emplissait l’air. Cet immense espace où il se trouvait lui fit penser au Grand Nord américain, au Canada. La plaine qui s'étendait devant lui semblait infinie.

En son centre, se dressait un chêne gigantesque, plus ancien que le monde lui-même. La chaleur qui s'abattait sur lui distordait l'air en vagues tremblantes, et la silhouette gigantesque, incommensurable

Stéphane se tourna vers Lydie mais elle avait disparu. Il avança alors vers le tronc massif. Il se demanda si sa quête touchait à sa fin. Une question tourbillonna alors dans son esprit.

"Et maintenant ?"

Il continua à marcher dans sa direction, encore et encore. Ses pas commençaient à crisser sur un sol devenant tangible, comme de la terre sèche.

C'était un chêne... Un chêne comme il n'en avait jamais vu. Son tronc aurait pu soutenir le ciel lui-même. À ses pieds, le champ de lavande s'étendait à l'infini. Il dégageait un parfum envoûtant. La chaleur était accablante, écrasante. Pourtant l'arbre était verdoyant, d'un vert profond, comme figé dans un printemps éternel.

Stéphane s'arrêta. Le vent s'éleva doucement. Il soulevant une vague de pollen d'or qui flotta autour de lui en tourbillons éphémères. Puis, il sentit une présence.

Non. Plusieurs présences.

Des ombres se formaient parmi les branches, leurs contours d'abord flous, puis plus nets. Des visages. Des silhouettes à la fois étrangères et familières se dessinaient dans la lumière vacillante. Des femmes, toutes magnifiques, toutes semblables, comme les reflets d’un même visage à travers le prisme du temps. Lentement, leurs formes s’effacèrent, se dissipant en volutes éthérées, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une.

Elle demeura là, immobile un instant, qui l’observait en silence. Ses yeux verts, profonds, empreints de sagesse et d’une indicible mélancolie, semblaient sonder son âme. Puis, dans un mouvement presque irréel, elle s’approcha de lui :

  • Nous avons rêvé de toi. Je t'attendais...
  • Tu m'att... ?

Elle éclata d'un rire cristallin...

Je suis Yselda, ou Éléonore, ou encore Lisandra... Ou bien même Nathalie...

Elle se mit à rire de nouveau en se tournant légèrement. Dans son sillage apparut un jeune homme brun, au regard doux.

  • Je te présente Vincent. ous vivons ici. Cet endroit est un carrefour des rêves.
  • Pourquoi m’attendiez-vous ?

Un sourire effleura les lèvres de Nathalie, à peine une ombre de tendresse.

  • Une nouvelle quête va bientôt commencer, Protecteur.

Stéphane sentit l’air vibrer autour de lui, une tension imperceptible, comme si l’espace même retenait son souffle. Puis, soudain, des voix murmurèrent à l’orée de son esprit. Douces et insaisissables, elles s’insinuèrent en lui comme un écho ancien. Un étrange apaisement l’envahit. Il sentit son corps s’alléger, comme si le poids des années, des batailles et des pertes s’effaçait peu à peu. Il savait. Il comprenait enfin.

Il n’avait jamais été seul.

Toutes ces vies, toutes ces âmes, l’avaient guidé, porté jusqu’à cet instant. Il ferma les yeux et laissa le vent caresser son visage. Lorsqu’il les rouvrit, Nathalie et Vincent avaient disparu.

Lui, n’éprouvait plus ni doute ni crainte. Il restait tant de pas à faire. Il s’approcha du chêne et posa une main sur son écorce millénaire. Une lumière s’éveilla sous ses doigts, s’étendant peu à peu pour l’envelopper tout entier. Il comprenait à présent. Les portes n’étaient pas simplement des passages entre les mondes, elles étaient des échos du destin.

Un jour, peut-être, il se retrouverait à nouveau face à l’une d’elles, dans un autre lieu, un autre temps.

Et un jour peut-être, derrière une dernière porte, il trouverait enfin la paix.

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