Chap 1 La Tour Jupiter (2/2)

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  « Qu'est-ce que vous en pensez ? » demanda Sonia. Elle avait gardé un ton bas malgré le brouhaha de la cafétaria. Eric, Eddy, Béatrice et elle s'étaient dégoté une table de quatre côté fenêtre. L'heure n'était pas à la socialisation, mais au conciliabule. Eric haussa les épaules. « Y a rien à penser. C'est toujours le même cinéma avec ces grosses boites. Des promesses, des promesses et puis on vire tout le monde.

 — Tu crois qu'on va nous virer ? réagit Eddy.

 — La question n'est pas de savoir si, mais quand.

 — Et quand est-ce tu crois qu'ils vont nous virer, alors ? lança Béatrice, l'air blasé.

 — Quand ils n'auront plus besoin de nous. Dans trois mois, six mois, un an... Quand ils auront pressé tout ton jus - enfin c'qu'il en reste ! - ils te jetteront au caniveau, et plus tu bosseras dur (il rapprocha son visage de sa collègue), plus vite tu seras jetée ! »

  Béatrice sourcilla, pas franchement impressionnée. Eddy soupira longuement en observant le ciel. Les discussions s'animaient autour d'eux. L'heure du déjeuner était l'occasion de décompresser, parler d'autre chose. Leur petite table faisait office d'ilot de perplexité dans la cacophonie ambiante. « Mouais, préparez votre CV… » marmonna-t-il encore. Béatrice grogna et déposa son sandwich. « Ce croissant du matin m'a coupé l'appétit. » Sonia réalisa qu'elle non plus elle n'avait plus très faim...

  Après le lunch, elle retrouva Béatrice devant la machine à café. « Les grands esprits se rencontrent ! lança Sonia.

 — Tu parles à mon gobelet de café ?

 — Je… Tu es vraiment une philosophe dans ton genre…

 — Si tu le dis... »

  Sonia s'attendait à ce que sa collègue s'en aille après avoir récupéré son café, mais Béatrice ne semblait pas pressée. « Tu penses qu'on va tous se faire virer ? tenta-t-elle pour relancer la conversation.

 — Oui. »

Sonia attendit la suite. En vain. « Et… ça ne te dérange pas ?

 — Qu'est-ce tu veux que je te dise, Sonia ? J'ai dix-sept ans d'ancienneté, s'ils me virent, ils devront me payer un petit paquet de blé. De toute façon, j'ai pas ma place ici. Aucun de nous n'a sa place ici. Regarde-les tous, à pavoiser le menton haut, à se croire le nec plus ultra parce qu'ils bossent dans la tour la plus grosse. A croire que tous ces mecs ont un truc à compenser... »

  Sonia ne sut quoi répondre. Au début, elle avait ressenti une certaine fierté à venir travailler ici. En tout cas, elle avait clairement ressenti la satisfaction de sa mère à l'annonce de son déménagement dans le quartier des affaires. La satisfaction d'une mère qui allait enfin pouvoir raconter à ses copines quelque chose de positif sur sa fille. Mais peut-être tout cela était-il temporaire en effet. Et puis, qu'elle le veuille ou non, elle ne se sentait pas chez elle ici, son ancien bureau lui manquait, son vieux bâtiment en tôle et parpaing, perdu en périphérie, mais imprégné de cet esprit de famille, de camaraderie, et des souvenirs inscrits dans ses murs défraichis de dix années de sa vie professionnelle. Dix années de sa vie... Elle peinait à s'habituer à ce donjon moderne, aseptisé, au nom ronflant, son mobilier sans âme, son système optimisé d'air conditionné qui condamnait l'ouverture des fenêtres, ses rangées de bureaux alignés en batterie comme des bancs de galériens dans le vendre d'un navire de guerre impérial... Ici, tout était froid, quoi qu'en dise le thermomètre électronique.

« Au moins, reprit Béatrice, y a quelques beaux mecs dans la masse. Autre chose que les paysans qu'on avait dans notre usine de campagne…

 — Oui, tu as sûrement raison… » dit-elle en souriant.

  En fait, elle n'avait pas vraiment fait attention aux gens autour d'elle. Elle avait même plutôt fui les regards... Elle pressa à son tour le bouton café. L'appareil bourdonna comme son vieux frigo tandis que le liquide noir se déversait en un fin filet. Ce bruit était sans doute la seule chose familière qu'elle avait retrouvée ici. L'appareil se tut enfin et le message « Votre café est prêt – merci et à bientôt » défila sur l'écran. « Si tous les hommes pouvaient être aussi polis que cette machine, commenta Béatrice, il y aurait moins de guerres dans le monde ». Surprise, Sonia contempla le gros bloc rectangulaire inerte encastré dans le meuble.

« Oui, c’est sûr… ».

  Béatrice lança un "A plus..." au-dessus de son épaule avant de disparaitre derrière la porte du palier. Sonia saisit le gobelet de café sur les bords pour ne pas se brûler et souffla sur la surface fumante, un peu pour le refroidir, un peu pour elle-même. Elle avait connu deux Béatrice : celle d'avant et d'après son divorce. Béatrice avait toujours eu un regard cru sur la vie, ne gardant jamais sa langue dans sa poche ; et bien que son vocabulaire n'était pas toujours de circonstance, Sonia appréciait la franchise de ses opinions. Contrairement à Eric, qui avait cette tendance irritante à retourner sa veste quand ça l'arrangeait, Béatrice restait égale à elle-même en toute occasion. Cependant, si l'ancienne Béatrice se mêlait volontiers aux conversations, ne se défilait jamais devant un débat houleux, la nouvelle Béatrice, en revanche, ne s'intéressait plus à rien. Sonia l'avait vu péricliter ces dernières années, prenant plus d'âge sur le visage que le calendrier et changeant de partenaire masculin plus vite que les saisons. Béatrice était son ainée d'à peine deux ans ; pourtant, on lui en donnait facilement six ou sept de plus. Alain avait vite compris qu'avec elle, il ne fallait pas trop insister. Il avait cependant laissé sous-entendre à plusieurs reprises que son attitude je-m'en-foutiste n'était pas en accord avec les comportements attendus d'un employé du groupe KES.

  Son café en main, Sonia poussa la porte de la salle de réunion accolée à l'espace zen. De grande taille et séparée du reste des bureaux, cette salle, nommée « Halley », s'adressait davantage aux clients et autres invités externes. Une petite affiche collée au mur rappelait que ce nom faisait référence à une comète dont la course croisait le chemin de la Terre à un intervalle qui se mesurait à l'aune d'une vie humaine. Sonia appréciait ce lieu isolé, elle ressentait une sorte de connexion avec cette comète solitaire, qui traversait le temps et l'espace le long d'une orbite inéluctable, repassait inlassablement par les mêmes endroits, accrochait parfois au passage l'attention fugace de quelques hommes pour disparaitre à nouveau dans l'anonymat de son existence ; une étoile à la beauté fade qui chaque année s'étiolait un peu plus et finirait par s'effacer dans l'indifférence générale. Elle-même ne venait-elle pas de compléter sa trente-sixième rotation autour du soleil ? Elle gardait un souvenir prégnant de son vingt-sixième anniversaire, une petite soirée resto prolongée en discothèque avec ses amies du lycée ; ensuite arriva son trente-sixième anniversaire, quelques messages impersonnels, un gâteau chez ses parents et une unique bougie pour ne pas la froisser. Entre les deux : le vide intersidéral. Le temps lui paraissait si lent quand elle était petite. Elle avait vogué - hiberné serait plus juste - sur une route marquée du sceau du quotidien, sans but, sans destination ; elle avait croisé des étoiles filantes, essuyé des pluies de météores maternels, parfois senti la proximité d'un soleil, souvent le froid du vide, mais jamais elle n'avait dévié de l'orbite circulaire de sa vie. Un matin, elle avait réalisé que sur la Terre dix années s'étaient écoulées. Dix années. Pas deux, mais dix... Sans même s'en rendre compte, elle avait bouclé un voyage long de trente-six années. Trente-six années... Mais pas trente-six années-lumière...

  Elle but une autre gorgée. Son frère ne lui avait pas souhaité bon anniversaire cette année. En réalité, ils ne s'étaient même pas parlé. Un avion apparut derrière les immeubles. Il entamait son ascension depuis l'aéroport vers quelque destination inconnue. Elle suivit sa course dans le ciel jusqu'à ce qu'il eût disparu de son champ de vision.

Quand reviendra-t-il ?

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