Chap 1-3 I will survive

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  Les premiers couplets de I will survive lui foudroyèrent les tempes à 6h30. Sonia ouvrit un œil dans la douleur. La chanson de Gloria Gaynor, d'ordinaire gin tonic du matin, pouvait parfois se muer en grosse massue à clous. Elle fit voyager ses doigts fébriles à la surface du réveil. Le vacarme mourut dans un choc de silence et elle fut renvoyée derechef dans les limbes du sommeil.

  Elle se tenait devant l'entrée du bureau en compagnie d'Alain, des passants affairés se croisaient à pas rapides tout autour d'eux, la réunion s'était bien déroulée, ils allaient déjeuner. Alain jeta un œil à sa montre tandis qu'une voiture, phares allumés, passait devant eux. Sonia suivit du regard les lumières du véhicule qui filait dans la nuit. Tiens, il fait nuit ? s'étonna-t-elle. En face se dressait une grande bâtisse aux murs de briques rouges le long desquelles courrait un escalier en métal depuis le premier étage jusqu'au toit. L'usine désaffectée , se rappela-t-elle. De la fumée s'échappait des cheminées noircies, ce qui ne manqua pas de l'étonner. « Il se fait tard, dit Alain. Je crois que je vais rentrer chez moi. Ma femme se doute déjà de quelque chose.

 — Oui, je comprends. »

  Alain héla un taxi. Une vieille Chevrolet jaune au carénage anguleux s'arrêta au bord du trottoir. L'homme prit place sur la banquette arrière et fit un petit signe de la main lorsque le véhicule démarra. Le taxi s'enfuit sous le pont de chemin de fer où il disparut, trainant dans son sillage la rémanence lumineuse de ses feux arrière. Au même moment, un métro passa sur le pont ; les rames se succédèrent dans un bruit sourd et continu, ponctué de claquements métalliques réguliers.

Le silence s'installa.

Où suis-je ? Sous l'éclairage nu des lampadaires, l'usine délabrée exhibait ses vitres cassées, ses briques sales et ses escaliers rouillés. Elle remarqua alors des reflets mouvants sur le trottoir ; son ombre s'était nimbée d'une aura rougeoyante. Les sens en alerte, elle se retourna. Une intense lumière écarlate s'échappait de la porte entrebâillée de l'immeuble d'où elle était sortie plus tôt avec Alain. Une tenture flottante, translucide, barrait l'entrée du hall. Un hôtel de passe, comprit-elle. Son rythme cardiaque s'accéléra, ses souvenirs se mélangeaient dans son esprit. Venait-elle d'y passer une heure avec Alain ? Un mouvement en périphérie de sa vision attira alors son attention. De l'autre côté de la rue, trois individus se dressaient face à elle : des hommes-poissons. Ils la fixaient de leurs yeux globuleux, leurs branchies s'ouvraient et se fermaient à un rythme lent et régulier. Ainsi donc, ils l'avaient retrouvée. Il fallait fuir, mais la rue s'était muée en impasse, des murs l'enserraient de chaque côté et les trois individus bloquaient la seule issue. Elle fit un pas en arrière, la porte de l'hôtel était béante à présent, la lumière avait gagné en intensité, elle pulsait comme un cœur battant en résonnance avec le sien, la clarté chaude, troublante, hypnotique, l'appelait, l'invitait à entrer. Son cerveau bouillonnait, elle eut une bouffée de chaleur, se sentit enivrée, prise de vertige ; la porte grandissait, s'approchait lentement d'elle, à moins que ce ne fut elle qui marchait dans sa direction. Dans un ultime effort de volonté, elle parvint à détourner son visage de cette fente grande ouverte d'où émanait une chaleur moite. Les hommes-poissons avaient bougé, ils approchaient. Était-elle condamnée à passer encore une heure dans cet antre de luxure, une heure avec ces êtres difformes ? Elle voulait crier, mais en était incapable. L'homme-poisson au centre du trio ouvrit sa large bouche... Oh mon Dieu ! Lentement, il serra ses deux mains contre sa poitrine et, d'une voix cristaline, se mit à chanter : « First I was afraid, I was petrified... ». Hein ? I will survive ? Sonia ouvrit grand les yeux. Gloria Gaynor s'était remise à brailler sa ritournelle matinale.

  Elle se releva, eut un étourdissement et s'effondra sur l'oreiller. La chanson entamait maintenant ses rythmes discos et cognait à l'intérieur de sa tête. Elle se pressa les tempes pour soulager la douleur et pianota le réveil à l'aveuglette. La migraine musicale cessa. Elle se traina jusqu'à la douche où elle s'abandonna à la chaleur du jet d'eau, laissant son esprit divaguer sur les épisodes de la nuit. Elle s'interrogeait sur ces hommes-poissons à la poursuite d'une jeune vierge dans les quartiers glauques de New York. Certes, dans la réalité, elle n'était plus vierge, mais à en croire Alain, dans le rêve non plus. Seuls les hommes-poissons semblaient le croire. Et d'ailleurs, pourquoi ? Plus moyen de s'en rappeler. A n'en pas douter, ce rêve faisait partie d'une série, sa virginité d'un épisode précédent. Seul fait avéré de cette histoire : Alain était effectivement un homme marié. Quelle idée de rêver d'Alain ! Un homme marié... et son boss de surcroit ! Et que dire alors de ces hommes-poissons ? Qui étaient-ils ? Une sorte de projection mentale de l'image qu'elle se faisait des hommes ? Des individus avec une grande gueule et roulant des yeux de merlan frit devant un croupion féminin ? Elle-même n'était pas le genre de femme sur qui on se retournait. Ceci dit, comment savoir où les hommes portaient leur regard lorsqu'elle avait le dos tourné ? Quoi qu'il en soit, après un tel chaos nocturne, sa journée s'annonçait interminable. Qu'est-ce qui avait pu la mettre dans un tel état ? Le projet Egret ? Ou son corps voulait-il lui dire de manger du poisson ?

Au sortir de la douche, elle entendit de la musique. Gloria n'avait pas encore dit son dernier mot.

***

  La journée se déroula sur un tapis de course ; Sonia courrait en mode montagne derrière un peloton d'e-mails qui ne cessait de grandir sans qu'elle ne parvienne à en remonter la tête, comme si quelqu'un avait ouvert les vannes du barrage pascal et libéré un torrent de messages. La première vague avait déjà déferlé la veille, mais distraite par l'annonce fracassante du projet Egret, elle n'avait pas prêté attention à la crue.

  En début de matinée, Alain partagea un document à préparer en prévision de la venue des consultants. « Il vous est demandé de lister et décrire vos activités quotidiennes, expliqua-t-il. Plus vous serez précis et exhaustifs, plus facile et efficace sera l'interview que vous aurez avec eux. Je vous encourage à ne pas attendre la dernière seconde pour vous y mettre. » Disant cela, il fixa longuement Eric. Sans ciller, ce dernier décocha : « Et est-ce qu'on est censé aussi leur dire tout ce qu'on fait au quotidien pour faire tourner la boite, mais qu'on n'est pas censé faire en théorie ? ». Les deux hommes se dévisagèrent. « C'est toi qui vois, dit Alain.

 — Parce que, dans ce cas, on n'aura sans doute pas assez d'une journée ».

  En fin de matinée, Sonia accepta d'aider Eric à faire un rapport de commandes en retard. De temps à autre, elle jetait un œil à Alain dans son cube de verre. De mémoire, c'était la première fois qu'elle avait rêvé de lui. Elle s'imagina pendant quelques minutes qu'ils avaient vraiment une relation ; ils se retrouvaient en cachette dans son bureau, il la déshabillait entièrement, la soulevait sur sa table avant de se joindre à elle dans une relation incestueuse et en désaccord avec absolumment toutes les règles de la charte d'éthique de KES. Dans le feu de l'action, elle se rappelait alors que toutes les parois étaient vitrées...

  Juste avant midi, Alain sortit de son aquarium, le portable sous le bras. Sonia l'attrapa au vol. « Excuse-moi, tu as une seconde ? ». Elle vit tout de suite que le moment était mal choisi. « Oui, dit-il sèchement. En quoi puis-je t'aider, Sonia ?

 — Je voulais... savoir si... (ça t'arrive de faire des rêves érotiques avec tes collègues féminines ?) si tu pouvais regarder le reporting que j'ai fait. Ce n'est pas exactement ce que...

 — Oui bien sûr. Je ferai ça cet après-midi. Je dois à nouveau faire réviser mon ordinateur. Il a encore crashé. Et ça commence à bien faire !

 — Ah ! Oui, je comprends. J'ai moi-même plein de problèmes... »

Alain était déjà parti. « ...avec le mien.  »

  Tout au long de la journée, Sonia ressentit une atmosphère singulière qui planait dans le décor minimaliste du seizième étage : le doute. Tous se demandaient ce qui ressortirait de cette boite de pandore estampillée Egret. Sonia essayait de ne pas trop y penser, recherchant dans la cage d'ascenseur ou plus tard sur le quai de la gare le regard de celui qui la séduirait. Le soir, elle passa à la superette en bas de la rue. Alors qu'elle se maudissait d'avoir oublié son téléphone avec ses bons de réduction, un homme la bouscula par mégarde dans un rayon ; la quarantaine, beau, grand, élégant, il portait un costume cravate et la coupe de cheveux nette. Il était séduisant. L'horoscope ne ment jamais. Il s'excusa d'une voix virile. Elle lui répondit : « C'était ma faute... ». Il lui sourit. Il s'en alla. Le poisson n'avait pas mordu.

L'horoscope ne ment jamais.

***

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