Chap 2-3 Face au vide

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  Alors qu'elle marchait vers la station de métro, une énergie positive l'envahit. Finalement, ses amies n'avaient pas une vie si formidable, elles avaient leurs problèmes elles aussi : Jessica vivait sur le fil du rasoir avec des clients plus ignobles les uns que les autres et une petite fille tiraillée entre son père et une mère biologique déséquilibrée, Christelle souffrait au quotidien de ses classes de psychopathes et d'un mari peu attentionné au point de prendre énormément de poids, Sylvie avait une famille fantôme avec un mari aussi absent que volumineux et un fils à haut potentiel de problèmes.

  Elle patienta à peine quelques minutes avant que la rame n'arrive. Trois autres personnes montèrent avec elle dans une voiture presque vide. Elle prit place sur la banquette côté fenêtre et contempla son reflet dans la vitre. Elle souriait. Elle repensa aux petites piques que les filles s'étaient lancées tout au long de la soirée  : Christelle et son poids que seul un saut en parachute pourrait faire redescendre, ses élèves qui pourraient lui fournir de quoi planer si elle lâchait un peu de lest aux examens, Sylvie dont le mari aurait bientôt besoin de deux places pour s'asseoir dans l'avion, sa nounou perverse et ses nombreux amants qu'elle tentait en vain de dissimuler, Jessica avec son homme chauve et généreux qui ne pouvait être qu'un moine recalé à l'examen de chasteté, ses clients qui la paieraient plus vite si elle ouvrait davantage son décolleté.

  Le métro roulait à pleine vitesse dans un long tunnel. Tout en se remémorant les anecdotes de la soirée, elle se mit à réfléchir, et lentement son sourire s'affadit. Personne ne s'était moqué d'elle. Personne ne l'avait taquinée, ni sur son travail inintéressant, ni sur son statut de célibataire ou sa boulimie de séries télé. En fait, c'était tout le contraire : dès qu'elle avait ouvert la bouche, elles avaient toutes abondé dans son sens : elle ne grossissait pas car elle sautait les repas, de loin la meilleure technique ! Elle n'avait pas de voiture ? Elle ne perdait pas de temps dans les embouteillages et en plus c'était écologique ! Elle pouvait partir en vacances quand ça lui chantait, ne devait pas se démultiplier pour des enfants ingrats, repasser des vieux slips à la taille flatteuse, nettoyer la planche des WC avant de s'asseoir dessus, se battre chaque année contre des invasions de poux et passer son temps à se faire traiter de pire des mères et de femme hystérique ! A les entendre, elle avait une vie de rêve ...

  La vérité, c'est que ses amies ne l'enviaient en rien. C'est pour ça qu'entre elles, elles se chamaillaient comme des gamines, mais la ménageait, elle, la malheureuse. Elles avaient pitié. Elle ressentit un malaise naitre dans son ventre. Sa vie était-elle si triste qu'on ne pouvait pas en rire ? Personne ne voulait donc de sa vie ? Pourtant elle était libre, non ? Libre ? Mais libre de faire quoi au juste ? Voyager ? Sortir ? Rencontrer... des hommes ? Libre de choisir ? Mais que lui restait-il à choisir aujourd'hui ? A part ses séries télé ? Elle ne pouvait pas revenir vingt ans en arrière. Vingt ans... ça faisait vingt ans qu'elle tournait en rond comme un hamster dans sa roue. La vérité, c'est qu'elle serait bientôt trop vieille pour avoir des enfants, trop vieille pour fonder une famille, trop vieille pour séduire un homme. Non, en fait, elle était déjà trop vieille. Ces choix-là, la vie les avait déjà faits pour elle, la vie avait fait la femme qu'elle était aujourd'hui, cette femme qu'elle observait dans la vitre, cette femme et ses rides naissantes. Son reflet était transparent, mais au fond, ce n'était pas qu'un reflet : elle était transparente, invisible, sans substance. Sa vie avait-elle jamais commencé ?

  Elle réalisa que le métro était arrivé à destination au moment où retentit le signal sonore annonçant la fermeture des portes. Elle bondit de son siège et sauta hors du train juste avant que les portes ne se referment. Le cœur battant, elle continua à courir.

  Elle monta les marches d'escalier quatre à quatre et déboucha dans la rue, hors d'haleine. Elle avança droit devant elle, le pas cadencé par l'essoufflement. Qu'est-ce que leurs regards s'étaient dit qu'elle n'avait pas compris ? « Regardez-la, elle est complètement larguée ! Elle est même pas fichue de choisir un plat ! Et t'as vu sa tête quand Sylvie a offert le cadeau ? Elle vit dans une bulle ! » Ses amies voyaient-elles clair en elle ? « Au lieu de se mater des tueurs en série, elle devrait se chercher un mec, non ? Et son job, c'est quoi déjà ? ».

  Elle se massa la poitrine pour soulager une pointe de douleur. Si elle était si nulle, pourquoi l'invitaient-elles encore à sortir ? Peut-être pour se rappeler qu'après tout, elles ont une belle vie, qu'il y a pire...

  Tête basse, elle dépassa l'arrêt de bus. Depuis toute petite, sa mère lui avait fait comprendre qu'elle ne valait pas grand chose, jamais en face, pas directement, pas avec ces mots-là, mais son regard, ses allusions, n'avaient jamais menti : « Regarde comme ton frère est beau ! Regarde comme ton frère est intelligent ! Qu'est-ce qu'il est drôle ! Tu ne trouves pas, Sonia ? ».

  Des bruits de pas dans l'obscurité la ramenèrent à la réalité. Elle jeta un regard alentours. Elle ne reconnaissait pas les façades. Je me suis trompée... Une personne marchait à sa rencontre. Elle scruta l'obscurité. Un homme, à en juger par le son des pas. Elle repensa à l'horoscope. Un homme à cette heure-ci, était-ce un bien ? Ou un mal ?

  Lorsque l'inconnu apparut dans la lumière blafarde, elle baissa instinctivement la tête. Il passa juste à côté d'elle. Sans dire un mot. Du coin de l'œil, elle le regarda s'éloigner et disparaître au coin de la rue.

Est-ce qu'on existe vraiment que si quelqu'un tient à nous ?

  Aucune étoile ne brillait dans le ciel. Seule la lumière du lampadaire la séparait du néant. Au fond, c'était peut-être elle la villageoise des jeux vidéo, qui disparait quand on lui tourne le dos. Pour cet homme, elle n'existait plus.

Un jour, elle disparaitrait de ce monde, et qui alors se rappellerait d'elle ?

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