Chap 3-3 La maison bleue

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  L'eau jaillissait du pommeau dans un grondement sourd et de grosses bouffées de vapeur s'étalaient au plafond. Sonia observait un filament liquide se tortiller le long d'une de ses mèches de cheveux. Ce soir, elle retournerait dans Autremonde. Serait-ce dans la peau d'une déesse de beauté à la longue chevelure brune ? A la chevelure blonde ? Aux yeux d'un bleu intense, envoûtant, à la silhouette fine, sensuelle, aux fesses fermes et rebondies ? L'extracteur toussota comme pour la rappeler à l'ordre avant de repartir dans son bourdonnement familier. Je suis ridicule...

  Elle avait passé une grande partie de son samedi à rechercher l'inspiration, cet avatar qui lui parlerait, créerait une relation avec elle, lui donnerait l'envie de voyager. Cet avatar, elle ne l'avait pas trouvé. Non seulement, elle ne l'avait pas trouvé, mais elle le soupçonnait de ne pas exister. La raison était simple : elle ne savait pas ce qu'elle cherchait. Pour ne pas rester bloquée ad vitam aeternam, elle s'était jurée d'en choisir un avant la fin du week-end quitte à le prendre au hasard.

  Une sensation de froid l'arracha à sa torpeur. Elle avait vidé le boiler ! Elle coupa l'eau et sortit de la cabine. Après s'être enveloppée dans une serviette, elle débarrassa le miroir de sa couche de condensation. Comment était-elle ? Un regard dur, des joues rougies par la chaleur, un visage émacié. C'est pour ça que Christelle la trouvait mince, c'est pas dans le visage qu'elle prenait du poids... Ses cheveux humides se paraient d'un noir profond qui tranchait avec la pâleur de sa peau. Ils étaient trop fins et trop plats pour qu'elle puisse les avoir longs. Ce qu'elle préférait, c'était ses yeux : de grands yeux brun pâle avec une touche de vert. Si seulement elle les avait encore un peu plus verts... Elle esquissa un sourire. Le miroir lui répondit par une grimace. Non, le sourire ne lui convenait pas. En plus, il faisait ressortir ses rides naissantes, de petits plis ridicules qui lui donnaient l'impression d'avoir un visage chiffonné. Quel homme s'intéresserait à une femme chiffonnée ? Si elle espérait encore un jour séduire un homme, mieux valait qu'elle ferme la bouche et ouvre grand les yeux !

  Elle s'évertua un instant à reproduire son expression la plus coquette, un peu comme Laure du marketing. Ses joues colorées accentuaient l'effet de petite fille timide. Elle chuchota : « Bonjour, je suis Sonia de l'order management ». De l'order management... Tu parles d'un nom sexy. Ça sonnait comme : « Bonjour, je suis Sonia, et je ramasse les poubelles ». Elle changea de profil : « Bonjour je suis Sonia, du marketing ». Elle se renfrogna. Elle ne travaillerait jamais au marketing. Enfin, pas dans ce monde-ci. Et puis au fond, tout le monde mentait. Qui n'avait jamais embelli son CV ? Combien de gens n'avait pas mis à leur crédit des actions faites par d'autres pour obtenir de la reconnaissance ou une promotion ? Elle en avait croisé dans la vraie vie des experts qui n'y connaissaient rien ! Pourquoi est-ce qu'elle ne mentirait pas dans un jeu ? De là à se faire passer pour un top-modèle ou une super-héroïne...

« Mince ! réalisa-t-elle en lâchant sa serviette. Je vais être en retard ! »

Avant de s'en aller, elle prit appui sur le lavabo et dévisagea la femme nue devant elle. Elle réfléchit longuement. Elle aurait des fesses fermes. Fermes et rebondies...

***

  Le train filait à travers la campagne sous un ciel gris en longeant une ligne électrique qui courrait de poteau en poteau. Des buissons et arbustes flous défilaient à toute vitesse en bordure de voie ferrée, tandis qu'en arrière-plan, les champs s'étiraient sans fin. Elle suivait un point sur le fil qui montait et descendait à un rythme régulier comme une note de musique flottante sur une portée ondulante. Une goutte stria la vitre du compartiment, suivie d'une autre ; bientôt des cordes d'eau s'abattirent et finirent d'hachurer le paysage. Son parapluie serré sur les genoux, elle écouta l'averse jouer du djembé sur la carcasse du wagon. Deux autres personnes partageaient les banquettes avec elle en ce dimanche matin : une dame d'âge mur au ventre gonflé et aux mollets épais ainsi qu'un jeune homme maigrelet au teint pâle. Il portait une veste légère et écoutait d'un air inquiet le concert extérieur en tapant nerveusement du pied comme s'il en battait la mesure.

  Cette visite chez ses parents, elle y allait avec des pieds de plomb. Elle avait le moral dans les chaussettes et elle savait pertinemment que son désarroi se lirait sur son visage. Si elle ne s'était pas désistée, c'est qu'il y avait un invité de marque aujourd'hui : son frère. Elle n'avait pas spécialement envie de le voir - il pouvait être encore pire que sa mère quand il s'y mettait - mais annuler leurs retrouvailles en dernière minute après des mois d'absence lui aurait valu les foudres de sa mère. Dans cette famille, certains écarts n'étaient pardonnables qu'au sexe fort. Elle gardait néanmoins espoir que son frère, par sa simple présence, accaparerait toute l'attention et dévierait le sonar maternel de son vague à l'âme.

  Le train ralentit alors que les premières façades de maisons succédaient à la végétation de bord de rails. La pluie baissa d'intensité, à moins que ce ne fut l'effet de la décélération. Le système de freinage grinça, siffla et le véhicule s'immobilisa en un ultime soupir. Sonia sortit du compartiment en laissant derrière elle le jeune homme qui gardait les yeux rivés sur les formes délicates de son parapluie.

  Un air frais lui fouetta le visage à l'ouverture des portes. L'humidité persistante attaquait les narines. Le ciel était lourd, cependant le gros de l'averse semblait passé ; seules quelques gouttes éparses tombaient encore çà et là. Elle marcha le long du quai sur les gravats couleur de brique et emprunta le petit portique à côté du bâtiment principal fermé le dimanche. Dans son dos, le chef de train sifflait la fermeture des portes.

  En descendant la rue de la gare, elle constata nombre de voitures parquées le long du trottoir. Les jours de pluie, les gens restaient chez eux. A mi-chemin, comme l'averse reprenait, elle fit halte pour ouvrir son parapluie. Elle tomba alors sur la façade bleu ciel de la nouvelle maison. Cette habitation avait changé sa perception du quartier. Dans sa jeunesse, elle avait arpenté ce chemin des millions de fois, passant devant les mêmes façades, les mêmes portails, les mêmes haies qu'elle ne voyait plus - parfois n'avait jamais vraiment vues - jusqu'au jour où cette nouvelle bâtisse à la couleur inhabituelle avait surgi du néant. A l'époque, elle s'était étonnée de n'avoir aucun souvenir de ce qui jadis avait comblé cet espace. Un terrain vague, lui avait dit son père. Alors elle avait réalisé qu'ayant toujours vécu là, son esprit d'enfant avait ignoré les détails de son décor de vie, ou plutôt s'était focalisé uniquement sur certains d'entre eux, comme les sillons réticulés dans l'écorce du grand arbre à baies derrière la maison, les bourdons qui voletaient autour du massif de fleurs, la peinture écaillée d'une grille d'entrée ou encore ces dalles sur le chemin de la gare dont elle devait absolument éviter les jointures au risque d'avoir la poisse pour le restant de sa vie.

  Elle avait monté et descendu cette rue, tant et tant de fois, le visage rivé sur ces vieilles dalles grises, granuleuses, tantôt fêlées, tantôt déchaussées, aux joints colonisés par la mousse et, les années passant, malgré l'âge, elle n'avait plus modifié son point de vue, s'enfermant toujours davantage dans ses pensées lorsqu'elle cheminait sur le trottoir immuable qui menait à la gare. Aujourd'hui, ses semelles foulaient des dalles agencées, nivelées, parfaitement cimentées. Les artisans des travaux publics avaient profité du remplacement des conduites de gaz, deux ans auparavant, pour refaire une partie du parcours. La petite fille qui chaque jour risquait sa vie sur ces carreaux aux fêlures cabalistiques porteuses de maléfices, en serait morte d'ennui.

  Le monde d'hier avait vécu et avec lui la fillette de dix ans qui s'émerveillait devant un défilé de fourmis et qui avait peur des zombies. N'avait-elle pas été remplacée elle aussi par une personne carrée, nivelée et aux jointures bien nettes ?

  L'Audi de son frère était garée devant le portail de la maison. Elle gravit les six marches du perron, prit une grande inspiration, et sonna. La porte s'ouvrit sur le visage de son père.

« Coucou papa » dit-elle avec une voix de petite fille.

***

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